Chapitre I
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Chapitre I
- Dis Krys, il ressemblerait à quoi ton monde parfait?
L'adolescent détacha son regard du ciel nuageux pour le poser sur son frère qui, à ses côtés, lui souriait de son sourire lumineux. Le vent qui soufflait sur cette colline de terre nue où les deux frères, allongés, laissaient couler le temps, leur apportait les relents fétides de la ville en contrebas et le soleil écarlate, perdu dans l’immensité des cieux, donnait une teinte rougeâtre à l’épais voile de nuages qui l’enveloppait .
- Qui t'a encore mis ce genre d'idées idiotes dans le crâne, cloporte? répondit-il en enlevant la poussière collée à ses cheveux moites de sueur.
- Mon nom est Kaleb! renâcla le petit garçon en repoussant cette main envahissante. Et en plus c'est même pas une "idée idiote". C'est le vieux qui m'en a parlé.
-Toujours à te raconter n'importe quoi! Ça n'existe pas les "mondes parfaits".
- Si fait! Et même qu'ils existent dans nos cœurs, c'est le vieux qui l'a dit, et il a aussi dit que si on y croit très fort, ils finissent par se matérialiser.
- Non Kaleb, ce n'est pas possible, ces choses là...
Mais voyant que le visage de son frère se décomposait et que des larmes commençaient à perler au coin de ses yeux vairons, il se ravisa.
- D'accord, tu as gagné, le vieux a raison. Et si tu me parlais de ton monde parfait au lieu de chouiner.
Aussitôt, le visage du petit garçon s'illumina et, essuyant ses yeux rougis du revers de sa main décharnée aux doigts noircis par des années de labeur, il découvrit ses gencives livides en un sourire.
- Mon monde à moi, ce serait un monde où je pourrai manger tout ce que je veux, quand je veux !
- Tu ne penses qu'à ça petit glouton. Toujours à vouloir te remplir le ventre. le railla Krys.
- Ce n'est pas de ma faute si j'ai tout le temps faim. se défendit son petit frère.
À peine eut-il fini de grommeler ces mots qu'un grondement sourd résonna dans son estomac, ce qui fit sourire l'adolescent.
- Bon, j'ai compris cloporte, on y va. De toutes façons il se fait tard et la grosse vache de l'orphelinat risque de se mettre en rogne.
Puis, il ajouta en direction de Kaleb qui tenait son ventre douloureux, le visage déformé par un rictus de souffrance :
- Et puis on pourra peut-être chiper quelque chose à grignoter sur le chemin, je doute fort qu'il reste ne serait-ce qu'une miette à l'orphelinat.
Le petit garçon, rassuré par cette promesse tenta d'ignorer cette vielle compagne qu'était la Faim et qui le suivait du lever du jour au crépuscule, comme le ferait un fidèle chien. Il se mit laborieusement sur ses petites jambes torses et descendit la colline de terre nue en claudiquant sous le regard à l'expression indéchiffrable de son grand frère. À son tour, Krys sauta sur ses pieds et, époussetant son pantalon rapiécé, rattrapa le petit infirme en quelques foulées.
Ils quittèrent bientôt le terrain vague où s'élevaient tels des spectres ces collines désolées, asséchées et vidées de toute vie par le soleil torride de cette éternelle saison estivale. Malgré les nuages rougeâtres qui couvraient le ciel, les deux frères sentaient encore cette chaleur étouffante qui régnait dans cette cité de ciment et de ferraille. La poussière foulée par leurs pieds noircis se mut peu à peu en ce sempiternel asphalte qui recouvrait tout le sol d'Accalmia. Les bâtiments de béton qui s'élevaient jusqu'aux cieux succédèrent au terrain désert et quand le soleil disparut derrière les remparts, les deux orphelins pénétrèrent dans le cœur de cette ville balayée par le vent.
Les relents méphitiques de cette forêt de béton les prirent instantanément à la gorge et la chaleur étouffante devenait insupportable dans cette semi-obscurité causée par la canopée grisâtre. Les immeubles interminables se dressaient de toute leur hauteur, projetant leurs ombres éternelles dans lesquelles les accalmiens s'épanouissaient. Le son lointain d'un martèlement sortant des bouches béantes des usines emplissait l'atmosphère et les clameurs incertaines des travailleurs harassés s'élevaient des décharges éparses qui jalonnaient la cité.
À cette heure du soir, les rues se peuplaient de spectres, de faibles lueurs vacillaient derrière la multitude de fenêtres ternies et des panaches de fumée noire sortaient des cheminées qui, à l'instar de champignons, poussaient un peu partout. Les foyers s'animaient tandis que les deux frères erraient et Krys posait sur eux des yeux rageurs où dansait une flamme de colère. Il regardait d'un œil haineux ces tuyaux sortant de terre à l'instar de racines et qui courraient le long des murs pour se perdre dans les nues. Il détestait cette ville surpeuplée où la Misère rampait dans les caniveaux ainsi que ces habitants aux visages éteints et aux corps décharnés. Mais par dessus tout, il abhorrait cette vie de peine qui asservissait ceux qui avaient le malheur d'exister. Même si la faim le tourmentait aussi sûrement que son frère, il gardait ce visage neutre qu'il ne quittait jamais pour ne pas l'inquiéter et il continuait d'avancer, les mains dans ce qui lui servait de poches, traînant les pieds.
La silhouette de l'orphelinat se dessinait peu à peu, sorte d’amas informe de béton et de tôle rouillée où s’entassaient de nombreux orphelins, tous fruits de la Misère et de la Nécessité. Avant de passer la porte entrebâillée de l'établissement, Krys retint son frère et lui intima de rester derrière lui. Le couloir délabré dans lequel ils cheminaient avait pour seuls mobiliers une commode rongée et un portrait effacé qui aurait pu représenter une femme. Le murmure des conversations bourdonnait sourdement, traversant les murs fins, et le martèlement des pas précipités sur le sol collant faisait trembler la bâtisse jusque dans ses fondements.
Les deux frères se dirigeaient vers une porte close d'où s’échappaient le son d’éclats de rire mais, dès que l’adolescent frappa le bois, les voix se turent. Il se passa de longues secondes avant que le raclement d'une chaise sur le sol ne trahisse un mouvement et que des pas pesants ne résonnent quelques instants. Quand la porte s’ouvrit, une femme énorme aux joues enflées et roses se tenait maladroitement face à Krys. Ses paupières bouffies se plissèrent en scrutant le visage de l’enfant qui était devant elle et quand elle le reconnut, elle s’exclama de sa voix grasse :
- Ah mais c'est à cette heure que vous rentrez ?! Je vous signale que le couvre-feu allait être installé et ce n'est moi qui serai allée vous réclamer aux régulateurs.
Krys, toujours impassible posait sur cette femme flasque des yeux muets, ce qui avait le don de l'agacer, et au même instant le son strident d’une sirène retentit, confirmant ses dires.
- Bon allez, rentrez... marmonna-t-elle en s'écartant du passage. Mais c'est la dernière fois! Si vous recommencez je vous laisse dehors et peu m’importe si les régulateurs vous embarquent ! Foi de Becky.
Sans prêter attention à ses menaces, l’adolescent pénétra dans la salle à manger qui faisait jonction entre le couloir d’entrée et les dortoirs. La petite pièce où s’ouvrait une timide fenêtre comportait des étagères vides et une unique table à deux chaises dont l'une était occupée par une femme inconnue de Krys.
- Au fait, dit-il en s'arrêtant à mi-chemin, il y a quelque chose à manger ? Ça fait deux jours que tu ne nous a rien donné.
La dénommée Becky pâlit et, portant sa main à sa bouche où l’œil réprobateur de l'orphelin avait remarqué de miettes de pain, se mit à bredouiller dans son triple menton
- Non... je n'ai toujours pas reçu les rations accordées par le gouvernement et puis de toute façon vous ne m'avez pas assez apporté assez d’argent ces temps-ci…
Le regard dédaigneux de Krys se porta sur la table qui croulait sous une dizaine de conserves entamées ainsi que sur le plats opulents que les deux femmes semblaient avoir abandonnés à l'arrivée des deux frères. La grosse Becky suivit des yeux son regard et devint écarlate. L'adolescent lui tourna ostensiblement le dos et, attrapant Kaleb par le bras, l'entraîna hors de la pièce tout en frôlant la table. Le pauvre petit garçon qui ne comprenait pas ce qui s'était passé demanda plaintivement à son grand frère pourquoi ils ne pouvaient toujours pas manger alors que la table était pleine de vivre.
- Par ce que ce monde pourri est rempli d'égoïstes aux estomacs sans fonds comme cette vache de Becky. répondit-il en laissant la colère enflammer sa voix.
Mais comme les yeux de son frère incrédule s’emplissaient de larmes, il s'adoucit.
- Ne t'en fais pas cloporte, même si cette méchante dame ne veut pas nous nourrir, je ferais toujours en sorte que ton petit estomac ne reste pas vide trop longtemps.
Sortant de son habit usé un bout de pain sec, il le tendit à Kaleb qui le dévorait déjà du regard.
- Comment tu l'as eu ?! demanda-t-il émerveillé.
- Je l'ai chipé sur la table en passant, répondit Krys modestement, elle ne s'en rendra pas compte.
S’emparant du pain de ses mains tremblantes, le petit garçon mordit avidement dedans en veillent à ne pas en perdre une miette.
- Mais, tu n’en veux pas?
- Non merci, je n’ai pas faim cloporte. répondit-il malgré la douleur qui lui tiraillait l’estomac.
Rassuré, Kaleb termina ce maigre repas et lécha ses doigts rachitiques pour ne pas en gâcher. Krys le regardait, le visage fermé, même si une trace de tendresse transparaissait sur ses traits qu'il voulait maintenir neutres. Se détournant de son frère il se dirigea vers une vielle porte tout en demandant au petit infirme de l'attendre dans ce qui leur servait de chambre. Kaleb s'exécuta et disparut aussi rapidement que le lui permettaient ses petites jambes torses.
Après avoir vérifié que la pièce fut vide, l'adolescent pénétra dans la salle de bain que l'humidité avait fini par ronger au fil des années et, refermant précautionneusement la porte derrière lui il s’arrangea – bien qu'elle n'eut pas de verrou – pour la maintenir close. Une ampoule agonisante diffusait une lumière tamisée qui éclairait faiblement les carreaux jaunis par des années de pieds boueux et une odeur de renfermé flottait dans cet air humide, alourdi par une épaisse brume de vapeur d'eau. Le long des murs sortaient à intervalles réguliers des colonnes de douches rouillées et un unique lavabo surplombé d' un miroir morcelé et terni était dissimulé dans un coin.
Krys retira ses vêtements poussiéreux et usés pour se diriger vers la colonne la plus éloignée de l'entrée. Il régla le mitigeur et le tuyau vibra quelques instants avant de crachoter une eau trouble et nauséabonde. L'adolescent attendit quelques secondes avant de se glisser sous le jet et de laisser le liquide couler sur son visage. Puis, empoignant un bout de ce qui devait être du savon, se frotta énergiquement le corps et les cheveux avant de s'arrêter quand il sentit sa peau meurtrie le brûler. L'eau croupie s'évacuait par le siphon, emportant avec elle toute la saleté et les idée sombres du jeune garçon qui, dépuré, se dirigea vers le lavabo auquel il s'appuya. Plongeant son regard dans l'imposant miroir, il observa son reflet.
Le spectre au visage sombre et aux joues creusées par la faim et la nécessité n'était autre que lui. Grand et maigre, son corps d'adolescent de douze à treize ans avait déjà enduré les famines ainsi que les travaux les plus physiques auxquels il s'était finalement accoutumé et sous sa peau jaunâtre tannée par le soleil se dessinait déjà une musculature précoce, propre à ceux qui ne connaissent pas le répit. Sur ce visage émacié au front dissimulé par une cascade de cheveux filasses qui auraient pu être roux s'ils n'étaient pas souillés par des années de poussière et de pollution, scintillaient deux étoiles noires qui brûlaient d’une haine dévastatrice. Son regard orageux contrastait avec ce masque froid qu'il arborait, mais ses poings écorchés et constamment crispés trahissaient cette colère qui le dévorait.
Puis, baissant ses yeux, il les posa sur son flanc décharné où s'épanouissait une tâche brunâtre qui chaque jour s'élargissait. Il y avait encore quelques années, cette souillure de mauvais augure n'était guère plus large qu’un œil, mais désormais, elle recouvrait ses côtes, débordait sur sa hanche et remontait le long de son torse à une vitesse alarmante. Réprimant une grimace de dépit, il se couvrit de ses vêtements qui collèrent immédiatement à sa peau encore ruisselante et, après un dernier coup d’œil sur cette tâche dont la signification ne lui était pas inconnue, il la dissimula du mieux qu’il put avant de sortir de l’atmosphère étouffante des douches collectives.
Dans les couloirs, où régnait déjà une pénombre oppressante, Krys croisa d’autres orphelins aux visages anonymes qui comme lui souffraient d’une faim destructrice. L’adolescent les dépassa sans les saluer, leur accordant simplement un regard froid auquel ils étaient habitués et, sautant sur une commode sans pied adossée au mur, se hissa sur le toit par un trou formé sur le plafond du couloir. À l'extérieur, la nuit était déjà tombée et frissonnant sous une brise tiède, il s'avança sur la toiture d'un pas assuré. Après quelques mètres, le toit de l’orphelinat rencontrait le flanc d'un autre bâtiment, formant un coin à l’abri du vent que lui et son frère avaient aménagé pour y élire domicile. Deux vieux matelas côtes à côtes, collés contre la paroi du fond, une caisse en bois en guise de table et une montagne de rapines exposées en trophée sur leurs maigres mobiliers, le tout protégé par un toit de fortune en tôle volée : voilà ce qu'était le refuge des deux orphelins.
Kaleb, déjà assoupi et roulé en boule sur sa couche sursauta au son des pas feutrés de son grand frère et, se redressant lentement, il frotta ses yeux gonflés par le sommeil puis se tourna vers Krys qui, assis au bord du toit, les pieds pendant dans le vide, contemplait la ville plongée dan le noir. Posant sa lourde tête sur ses genoux, le petit garçon referma les yeux.
Le regard enflammé de l'adolescent se promenait sur les bâtiments noirs de suie qui formaient l'horizon. Le vent qui s'engouffrait dans les ruelles désertes et qui secouait les lignes électriques lui apportait les soupirs des habitants et le rire de la Misère qui se nourrissait de leur désespoir. La cité surpeuplée, encerclée par des remparts infranchissables était une prison à ciel ouvert où le bétail s’entassait, naissait, travaillait et mourait sans jamais voir le fruit de leur labeur. Les bas-fonds d’Accalmia étaient le royaume de la Nécessite qui ouvrait ses bras à quiconque y entraient, berçant de son étreinte trompeuse ceux qui la nourrissaient.
Pourtant, malgré la Pauvreté qui jouait dans les rues et le Désespoir qui se couchait au pied des lits, la cité de béton et de ferraille, polluée et surpeuplée chérissait en on sein les 7%, poignée d'êtres supérieurs qui ne se mêlaient jamais à la populace des quartiers fangeux. Éduqués et clairvoyants, ils étaient ce que l’Humanité avait de mieux, des fruits juteux et gorgés de soleil sur les branches d'un arbre maladif, des hommes et des femmes parfaits.
Protégés par de hauts grillages de barbelés, les quartiers d’abondance de ceux qui formaient le gouvernement et l'élite d'Accalmia étaient coupés du reste du monde. En regardant ces demeures soignées aux occupants vivant dans l’opulence, Krys sentait son cœur se gonfler d’une indicible colère. Quand il songeait aux mains blanches et lisses des 7 % alors que les siennes décharnées, souillées et écorchées servaient à les nourrir, un orage violent se peignait sur son front. Les inégalités criantes de cette ville le répugnaient et il détestait les adultes lâches qui dans leur misère fermaient les yeux. Mais par dessus tout, il haïssait les 7% et leur outrageante opulence.
- Krys... murmura Kaleb.
Sortant de ses pensées, l’adolescent posa son regard encore étincelant de rage sur son petit frère qui, la tête posée sur ses genoux, l’observait de ses yeux vairons.
- Qu'est-ce qu'il y a cloporte?
- Tu es fâché contre moi ? demanda-t-il plaintivement.
-Non, répondit l'orphelin en s’efforçant d’adoucir ses traits, je réfléchis, c'est tout.
- Mais pourquoi est-ce que à chaque fois que tu penses tu es en colère?
- Par ce que je vois ce monde tel qu’il est.
-Et comment est-il?
- Je ne peux pas te le dire, lui dit Krys en ébouriffant ses cheveux poussiéreux, par ce que sinon tu ne réfléchiras plus par toi même. C'est à toi de me dire comment tu le trouves.
Le petit garçon plissa les yeux et réfléchit durant de longues minutes tandis que Krys observait amusé ses petits traits déformés par la réflexion.
- Je sais pas trop. finit-il par murmurer, épuisé. Je sais juste qu'il n'est pas parfait par ce que j'ai toujours faim, mais, comme tu es là, je l'aime bien. Et, même si je souhaite beaucoup que mon monde parfait à moi se réalise, je trouve que celui-ci n'est pas si mal... depuis que je suis avec toi.
Puis, baillant à s'en décrocher la mâchoire, Kaleb sombra dans un profond sommeil où il rêva sûrement de cet univers qu'il avait lui même crée. La colère qui dévorait le cœur de son grand frère s'apaisa et il posa sur le petit infirme un regard plein de tendresse.
- Moi aussi je t'aime, petit frère...