Chapitre VI
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Chapitre VI
Ce matin là, quand Kaleb s’éveilla, il trouva son grand frère tout excité, un inhabituel sourire enfantin fiché aux lèvres. Ce dernier, après avoir découvert ce monde d’au-delà des remparts s’était senti si plein d’espoir que, s’abandonnant à cette joie puérile d’avoir enfin trouvé une échappatoire, il avait à plusieurs reprises manqué de tomber de son immense cheminée. Désormais, il avait le cœur léger et respirait à pleins poumons cet air vicié qui le répugnait pourtant tant. Depuis qu’il savait que son frère et lui n’étaient plus condamnés à demeurer dans cette cité hostile, il avait l’impression que tout lui souriait. Lorsque son petit frère intrigué lui demanda ce qui se passait, l’adolescent, incapable de dissimuler ses émotions lui prit énergiquement les mains.
- Tu avais raison depuis le début cloporte !! Il y a bien un monde au-delà des remparts, un monde plein de vie qui n’attend que nous ! Et tu sais ce que cela signifie ?! Que nous pouvons enfin quitter cette ville pour connaître un monde meilleur où nous pourrons vivre comme bon nous semble, sans jamais plus connaître la peur ! Oui, nous allons fuir Accalmia, rien que toi et moi pour bâtir ce monde dont tu as tant rêvé !
Le petit infirme, des étoiles pleins les yeux, buvait les paroles de son grand frère habité par une joie si inhabituelle. Son visage illuminé par un large sourire, il en oublia même son petit estomac vide et s’abandonna, à l’instar de l’adolescent, à une rêverie agréable qui le berçait tout doucement.
Mais soudain, les traits de Krys redevinrent sérieux et, rappelant son petit frère sur terre, il lui dit d’un ton impérieux.
- Ce que je viens de te dire doit rester entre nous, c’est compris ? Ce sera notre petit secret à nous et je te défends d’en parler à qui que ce soit. Est-ce clair ?
Kaleb, qui ne comprit pas le soudain changement d’attitude de son grand frère, se contenta d’hocher la tête avant de de nouveau s’évader dans son esprit. L’orphelin, satisfait par cette réponse se leva et, saluant le petit garçon, sortit pour aller travailler, bien décidé à préparer leur fuite salvatrice.
Avant d’aller à l’usine, il fit méthodiquement le tour de la ville, scrutant les remparts de son œil noir, cherchant la moindre faille, le moindre défaut qui aurait pu les aider dans leur évasion. Mais, ces hauts murs, bien que millénaires, n’offraient aucune fissure, aucune aspérité et leurs parois abruptes ne laissaient aucune possibilité d’ascension. Alors, rabattant son regard sur les immenses portes closes qui laissaient uniquement entrer et sortir les différentes marchandises, il entreprit de les étudier afin de trouver celle qui leur servirait d’issue.
Le temps filait à une vitesse alarmante et, comme il devait aller travailler, il se promit de revenir plus tard. Tournant alors le dos à cet horizon artificiel, il se dirigea vers son usine. Dans les entrailles de la bête au souffle ardent, chaque journée se ressemblait. Toujours ce même rythme agaçant du martèlement de l’acier qui prenait la tête et finissait par la faire bourdonner. Toujours cette même chaleur étouffante qui brûlait les poumons et rendait l’air irrespirable. Encore et toujours cette même tâche lassante qui ne variait jamais et qui rendait les mouvements des ouvriers mécaniques, insipides et monotones.
Pourtant, avec cette lassitude qui s’emparait de lui durant ces longues journées, Krys sentait que ses forces s’amenuisaient. Ses capacités pulmonaire diminuaient de jour en jour, augmentant l’imposante fatigue qui s’était abattue sur lui pour ne plus le quitter. Pourtant, malgré la chaleur étouffante de la fournaise qui crachait son haleine brûlante sur tous ceux qui l’approchaient et les conseils de ses collègues, il continuait à garder son habit sur ses épaules. Ceci afin de dissimuler aux yeux de tous cette tâche brunâtre qui ne cessait de grossir. Le travail à l’usine qui était déjà un labeur exténuant était pour lui une tâche qui l’usait et qui s’accaparait une partie de lui, toujours un peu plus, chaque jour.
Mais, pris dans son rêve de liberté, il ne se souciait pas de cette usure qui le rongeait, espérant simplement que cette étape de sa courte vie allait rapidement se terminer.
Ce soir là, quand il sortit de l'usine, plus brisé et harassé que jamais, il se souvint de la promesse qu'il s’était fait de continuer son investigation de la ville. Il décida de faire un petit détour avant de rejoindre Kaleb. Le soleil commençait à décliner dans le ciel couleur rouille et les rues se peuplaient peu à peu de spectres. Entraîné par ce courant de travailleurs fourbus, Krys, se laissa un instant porter. La lente démarche des Accalmiens était plutôt agréable et ce silence qui pesait lourdement sur eux le reposait après cette longue journée à donner des coups sur l'acier encore rougeoyant.
Bientôt, sans s’en rendre compte, l'adolescent s'écarta du flot ininterrompu d'habitants et finit par se retrouver seul au cœur de la cité. Autour de lui, les façades des bâtiments avaient changé d'aspect et un haut grillage de barbelés, surveillé par des sentinelles, se dressait devant lui. Il était face aux tant renommés quartiers des élites. Un frison de colère le parcourut, naissant de ses pieds pour venir se perdre au sommet de son crâne, et son regard terne s'illumina d’une soudaine rage. Mais un détail retint son attention et lui fit perdre contenance : oubliant le motif de son ire, il s'apaisa.
À quelques mètres de lui, assise en tailleur sur le tapis verdoyant d'une pelouse artificielle, se tenait une petite fille d'environ dix ans. Ses cheveux ailes de corbeau retombaient en longues boucles paresseuses et dissimulait les traits de son visage cuivré penché sur un livre. Concentrée dans sa lecture, elle ne remarques pas immédiatement l’ombre qui se détachait de l'obscurité du côté des bas-fonds. Mais, quand le son d’un pas la fit émerger de son occupation, elle releva la tête et dévisagea le jeune garçon qui se tenait devant elle.
À peine se furent-ils poser sur lui que ses yeux bruns se teintèrent d'un profond mépris et que les traits de son visage changèrent pour adopter une expression de dégoût. Face à ce regard hautain et suffisant, l'orphelin avait l'impression de n'être qu'un détritus, une vermine qui ne méritait pas de vivre. À côté de cette petite fille bien en chair et vêtue fastueusement, son corps amaigri ainsi que ses habits poussiéreux faisaient peine à voir. Le sourire dénigrant de cette vaniteuse le lui faisait bien ressentir.
Serrant les poings rageusement, il lui tourna les talons et disparut dans l'obscurité d'une ruelle adjacente. Il était envahi par une soudaine colère ravivée par l'attitude altière de cette 7%. Il ne comprenait pas pourquoi ces êtres humains étaient considéres comme parfaits puisque dans ces yeux de petite orgueilleuse, il avait trouvé autant de méchanceté et de noirceur que dans celui d'un Accalmien miséreux. Il n'avait trouvé aucune différence entre elle et lui, alors pourquoi ces êtres qui lui étaient semblables étaient ainsi placés au dessus d'eux ?
Cette fois-ci, toutes les paroles du vieil aveugle prirent un sens à ses yeux et il comprit ce qu’il avait voulu lui expliquer quand il lui avait dit que la cité était gangrenée et souillée jusqu'en son sein.
Quand il entra dans la remise qui leur servait d'abri, il était toujours aussi remonté mais il remarqua instantanément que quelque chose n’allait pas. Alors, il questionna de son regard encore enflammé son petit frère qui se tenait maladroitement devant lui. L’adolescent trouva dans ses yeux une culpabilité mêlée d'effroi qui confirmait son mauvais pressentiment. Puis, suivant la direction dans laquelle ses coups d’yeux perplexes se jetaient toujours, il s’approcha d'un pas pesant vers le fond de la bâtisse.
-Attends Krys, ne t’énerve pas ! le supplia le petit quand il vit son frère repousser une vielle caisse en bois. Je vais tout t’expliquer !
En découvrant ce qui se cachait derrière le caisson, l'adolescent, surpris, recula. Puis se tournant incrédule vers son petit frère, il lui demanda ce que c'était.
- C'est, c'est Paulie. répondit le petit garçon en reniflant.
La petite fille vêtue d'un robe fleurie délavée, prostrée et recroquevillée, posa ses yeux bruns effrayés sur l'orphelin qui la dévisageait. Ses cheveux blonds hirsutes étaient maladroitement retenus en deux couettes qui encadraient cette petite face d'enfant apeuré dont les lèvres roses tremblaient.
Krys resta de longues secondes indécis avant de se tourner furieusement vers Kaleb.
- Mais qu'est-ce que c'est que cette histoire ?!
- S'il te plaît, ne crie pas si fort, tu lui fais peur.
- C'est toi qui devrais avoir peur cloporte. le gronda-t-il. Je t'ai déjà dit de ne ramener personne ici !
- Je sais, se défendit le petit infirme, mais, elle était si seule et démunie... Elle peut rester, dis ? Elle peut ?
- Il en est hors de question !
Aussitôt, la dénommée Paulie fondit en larmes et cacha son visage entre ses mains pâles. Déconcerté, Krys ordonna à Kaleb de la calmer, mais la petite fille inextinguible, ne cessait de pleurnicher.
- Fais la taire ou je te jure que je la jette dehors.
À peine eût-il achevé sa menace que la petite fille arrêta de chouiner et, repoussant violemment Kaleb qui avait tenté de l'apaiser, se coula dans un coin du mur. Krys qui ne décolérait toujours pas s'assit pesamment sur la caisse et, croisant les bras, il se mit à la fusiller du regard.
- Alors cloporte, j'attends toujours tes explications.
- J'étais en train de manger, commença-t-il, quand j'ai entendu des pleurs dehors. Je suis sorti et je l'ai trouvée. Elle était toute seule et elle avait faim, alors je lui ai donné le reste de pain que j'avais et je l'ai ramenée à la maison.
- Et que faisait cette petite pleurnicheuse ici ? Seule qui plus est.
- Elle, elle a perdu son père il y a quelques jours, enfin, elle m'a dit que des régulateurs se sont présentés chez eux et qu'ils ont emmené son père. Elle, trop effrayée, n'a pas voulu les suivre et s’est enfuie. Elle erre depuis dans les rues. Comme elle n'a plus personne au monde sur qui compter, je lui ai parlé de notre secret et lui ai proposé de venir avec nous....
-Tu a fais quoi !! hurla l'adolescent les yeux étincelants de rage.
- Je sais que tu m'avais défendue de le faire, mais c'était plus fort que moi ! sanglota le petit garçon. Il fallait l'aider et je...
- C'est bon, le coupa sèchement Krys, arrête de brailler. Je veux bien qu'elle reste mais à une condition. Si elle veut s'en aller tu ne feras rien pour l'en empêcher et tu ne parleras plus jamais de cette histoire. Entendu?
Ne comprenant pas pourquoi il lui disait cela et le cœur plein de reconnaissance, Kaleb se jeta au cou de son grand frère en le remerciant. Le repoussant doucement, Krys se détourna de lui et alla se poster devant l'entrée de la remise afin de scruter l'obscurité de ses yeux noirs.
Il savait très bien que la présence compromettante de cette petite fille n'allait pas leur apporter de bonne chose. Mais pour ne pas attrister son frère, il décida de ne rien dire. Il savait également qu'elle ne ferait pas long feu ici puisque si ce qu'elle avait dit était vrai, elle ne tarderait pas à retourner dans son ancienne maison. Puis, si ses observations sur son comportement étaient bonnes, elle allait le faire le soir même. Pourtant, au lieu de l'arranger cela le contrariait, puisque cette petite en savait beaucoup trop eux. Et si les régulateurs mettaient la main sur elle – ce qui était plus que probable – leur plan d'évasion tombait à l'eau.
Soudain Kaleb, insouciant du danger qui les menaçait, demanda joyeusement à Paulie si elle voulait l'accompagner voir la plante qu'il ne cessait de choyer depuis sa découverte. Mais la petite fille, sans même lui accorder un seul regard, refusa et le petit infirme, peiné, y alla seul en traînant piteusement les pieds.
Dès qu'il eut disparu derrière la fissure, Krys se tourna vivement vers la petite blonde et la scruta de son regard réprobateur.
- Pourquoi as-tu refusé ? demanda-t-il, ayant très bien remarqué l'attachement que son frère lui portait.
- Par ce que je ne voulais pas. répondit-elle simplement de sa voix de petite fille capricieuse.
-Te rends tu compte de la peine que tu lui a causée alors qu'il voulait te faire plaisir ?! s'emporta l'adolescent malgré lui.
- Je m'en fiche. dit Paulie en faisant la moue. De toutes façons, je ne l'aime pas, moi. Il est moche et il sent pas bon.
À ces mots, Krys ne put retenir sa colère et, se rapprochant de la petite fille toujours prostrée au sol, la domina de toute sa hauteur, son œil noir lançant des éclairs. Effrayée par ce regard orageux, Paulie se mit à pleurnicher mais, agacé, il l'arrêta d'un signe de la main.
- S'il te repousse tant, dit-il les mâchoires crispées, que fais tu ici, sous son toit ?
- Parce que j'avais faim et qu'ici il y a de quoi manger.
- Et ne sais tu pas que ce pain qui t'a rassasiée était le sien et qu'il s'en est privé pour te le donner ?
La petite fille posa ses yeux bruns vides de toutes expressions sur son interlocuteur qui, effrayé par cette créature, recula.
- J'avais faim, répéta-t-elle d'une voix dénuée de toute émotion, et ici, il y a de quoi manger. Quand je n'aurai plus de raison de rester ici, je partirai.
- Alors comme cela tu méprises à ce point l'affection que te portes mon frère?
Paulie observa la physionomie de Krys avant de sourire dédaigneusement.
- Oui.
Quand Kaleb rentra après de longues heures, il trouva la remise plongée dans un profond silence. Ayant oublié les tristesse que lui avait causées le refus de la petite fille, il passa la soirée à la cajoler de petites attentions auxquelles elle ne répondait pas. Le visage illuminé d'un insouciant sourire, il lui parlait de tout et de rien afin de meubler ce triste silence qui s'était installé. À la nuit tombée, il lui offrit même son lit afin qu'elle puisse se reposer confortablement.
Le lendemain matin, à leur éveil, Paulie avait disparu.