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Chapitre VII

Chapitre VII

Published Sep 1, 2024 Updated Sep 1, 2024 Science fiction
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Chapitre VII

   Les premiers jours, la disparition de Paulie causa beaucoup de peine à Kaleb. Mais, au fur et à mesure que le temps passait, les souvenirs de la petite fille s’estompaient et dans son esprit de petit garçon insouciant, les traits de son visage enfantin finissaient par devenir incertains.

   Sa vie monotone reprit son insipide cours et ses journées, enfermé entre ses quatre murs de béton nu, redevinrent d’un calme insupportable. La lenteur des heures qui s’écoulaient achevait de l'assommer et les minutes qui s’égrenaient ne semblaient pas non plus vouloir briser la monotonie de son quotidien. L’ennui était devenue une fidèle compagne qui ne le quittait jamais, le guettant dès le lever du jour et se tapissant dans l'ombre à la tombée de la nuit.

   Pour le petit garçon qui se contentait de saluer son frère le matin et d’attendre son retour, les longues excursions de Krys lui étaient énigmatiques. En effet, tenu dans le secret, il n'avait aucune idée des enjeux qui assombrissaient l'esprit de l’adolescent. Il ne savait pas trop pourquoi il devait rester seul, cloîtré dans cette remise à longueur de journée, mais comme il vouait à son frère une confiance aveugle, il obéissait sans se poser de questions. Bien que Krys fut froid et distant avec des tendances taciturnes qui l'avaient parfois intimidé, il savait que le jeune orphelin l’aimait et qu’il faisait tout pour le protéger. C’était pour cela que malgré les absences de plus en plus longues de l'adolescent, Kaleb respectait ses recommandations sans protester.

   Le petit garçon occupait ses interminables journées comme il le pouvait, en grignotant sa part de nourriture, en jouant avec des éclats de bois pourri qui jonchaient le sol de la remise ou en dormant la plupart du temps. Même si parfois il regrettait ses matinées de travail à la décharge ainsi que ses longues heures de flânerie dans les rues d'Accalmia, ici il pouvait manger à sa faim et dormir autant qu’il le voulait. Et puis, pour rien au monde il n’aurait renoncé à ses longues heures d’inactivité qu’il employait à contempler la petite plante qui poussait timidement dans le fossé.

   Kaleb passait en effet les majeurs parties de ses journées à rester assis silencieusement sur la terre nue, les yeux levés sur cette germe verdâtre qui brisait la monotonie de son quotidien. Il pouvait ainsi rester des heures à l'observer, sans bouger, écoutant simplement sa lente croissance et détaillant du regard la moindre de ses courbes. Il observait émerveillé ses petites feuilles émeraudes qui chaque jour s'élargissaient, sa menue tige qui chaque jour, s’épaississait et et ses racines serpentines qu’il voyait s’enfoncer dans la terre.

   Il lui murmurait des mots doux, lui racontait ses journées et lui parlait de son frère tant aimé comme si la plante, sa confidente, pouvait l'entendre. Il avait l'impression que cette petite germe l'écoutait et même parfois, quand il s’assoupissait brièvement, il avait l'impression qu’elle le couvait de son regard émeraude et que, tout bas, elle lui répondait. Cette petite plante faisait désormais partie de sa vie et il avait pour elle une affection toute paternelle.

   Un après-midi, encore engourdi par le sommeil, il se faufila, comme à son habitude, à l'extérieur pour de se glisser dans le fossé. En arrivant près de la plante, Kaleb s’immobilisa. Il resta quelques instants pétrifié avant de retrouver l’usage de ses membres. Claudiquant dans sa direction, il avança lentement, ses yeux vairons rivés sur la germe. Quand il fut face à elle, il sentit son cœur se gonfler de joie.

   Sur la frêle tige qui sortait timidement de terre était comme délicatement posée une couronne dorée. Une fleur tout récemment déclose qui arborait fièrement ses pétales d’or qui semblaient scintiller au soleil.

   Un instant le petit infirme crut rêver et il pensa que cette fleur féerique sortait tout droit de son esprit encore engourdi par le sommeil. Mais après de longues secondes, il dut se rendre à l'évidence: cette plante couronnée d'or était bien réelle.

   Sentant que son cœur allait exploser, il en oublia le monde qui l'entourait et, désireux de partager à son grand frère ce bonheur qui l’envahissait, il souhaita montrer à Krys cette merveille de la nature. Alors, incapable d’attendre son retour, il décida de façon tout à fait irréfléchie et oubliant tout bon sens, d'aller la lui apporter.

   Déterrant précautionneusement la fleur, il la prit religieusement entre ses mains et, les doigts pleins de terre et de ses racines, il s'élança en claudiquant hors de la bâtisse malgré l'interdiction de Krys. Aussi rapidement que le lui permettaient ses petites jambes torses, Kaleb arpentait les rues désertes d'Accalmia, à la recherche de l'usine où travaillait son frère. Cependant après quelques minutes à déambuler, il s'arrêta, penaud. Il n'avait aucune idée de l'endroit où il se trouvait ni même dans laquelle il était parmi la dizaine d'usines qui parsemait la ville.

   Le petit garçon resta de longues secondes indécis, la petite fleur toujours entre ses mains, ne sachant pas quoi faire. Soudain, il se souvint de l’interdiction formelle qu’il avait de quitter la remise. L’image du visage en colère de son grand frère lui venant à l’esprit, il décida alors de rebrousser chemin. Mais, avant qu’il n’eut esquissé le moindre geste, une voix familière l’interpela dans son dos.

 - Oh mais ce ne serait pas le petit handicapé de Krys ?

   Kaleb, effrayé, fit volte face et se retrouva nez à nez avec Pat qui le détaillait de son regard goguenard. L'adolescent, entouré de deux amis semblait légèrement éméché et se penchant sur le petit infirme, il lui dit de son haleine fétide :

 - Qu'est qu’tu fais là bout de chou sans ta maman poule ? Lui aussi t'a abandonné ?

   Le petit garçon qui était au courant de la rivalité qu’il y avait entre les deux adolescents préféra s'éclipser mais les deux larbins de Pat vinrent lui barrer le passage.

 - Pourquoi tu réponds pas p’tit ? Tu es muet en plus d'être tout déformé ? Eh ben, t’es pas le lapereau le plus robuste de la portée. C’est le moins qu’on puisse dire... Tiens, tiens mais qu'est ce que tu as dans les mains ? Fais voir…

 - Non !! hurla de petit garçon qui avait soudainement retrouvé l'usage de la parole. Ce n'est pas pour toi !

   Amusé, l’adolescent empoigna Kaleb par le bras et, enserrant son bras fébrile entre ses doigts de fer, il fit perler des larmes de douleur aux coins de ses yeux vairons. Emprisonné dans cet étau, le petit garçon, sous le coup de la souffrance, dû lâcher la fleur qui s'écrasa piteusement sur le goudron. Se penchant sur elle, Pat et ses acolytes la dévisagèrent.

 - Qu’est que c’est ?
 - J’sais pas.

 - On dirait une brindille verte...

   L'adolescent la tâta de son pied et Kaleb qui avait jusque là assisté la scène, impuissant, se jeta en hurlant sur lui.

 -Ne la touche pas !!

   Mais Pat agacé, d'un geste du bras, repoussa violemment le frêle petit garçon qui, projeté, roula sur l’asphalte brûlant où il s’écorcha les avant-bras. Ne pouvant retenir ses larmes, il éclata en sanglots qui semblèrent amuser les trois amis.

 - Et voilà qu'il s'met à chialer. ricana un des garçons, sorte de grande perche malingre aux yeux caveux.

 - Pour ça ? pouffa Pat. Attends, moi j’vais lui donner une vraie raison de brailler.

   Posant son pied sur la petite fleur, il la piétina violemment avant de cracher dessus. Le petit garçon resta de longues secondes suffoqué sous le regard hilare de Pat, avant de se jeter sur la plante foulée et de la prendre entre ses doigts tremblants. À travers ses yeux embués de larmes, il tenta de la remettre en place, mais elle était si abîmée qu'il n'y avait rien à faire. Les pétales dorées de sa couronne brisée jonchaient irrémédiablement le sol et ses feuilles flétries étaient horriblement déchirées. Alors, ses sanglots redoublèrent d'intensité et il se tourna rageusement vers le meurtrier ainsi que ses amis.

 - Vous êtes des monstres !! hurla-t-il.

 - Parle pour toi, espèce de petit garçon difforme. lui cracha l'adolescent. Tu t'es déjà vu dans un miroir ? C’est toi le monstre.
 - Je vais le dire à Krys ! les menaça Kaleb de sa voix rendue chevrotante par les larmes. Et il va tous vous casser la figure!
 - Ouais c'est ça, ricana Pat, appelle ta nounou à la rescousse. On va se faire un plaisir de le rendre aussi laid que toi. Comme çà au moins vous pourrez enfin dire que vous êtes frères.

   Puis, posant son talon sur l'épaule du petit infirme, il lui donna une impulsion qui le fit basculer et, Kaleb, le cœur rempli d’une sourde colère, s'étala de tout son long sur l’asphalte.

 

   S’asseyant pesamment sur une charpente en acier rouillé, Krys reprenait laborieusement son souffle. La journée avait été très éprouvante et en cette fin d’après-midi suffocante, il sentait que ses forces l’abandonnaient. Il essuya son front perlé de sueur du revers de sa main brûlée et raclant sa gorge sèche, il cracha une salive pâteuse dans le brasier en contre-bas. Soudain, il sentit une tape dans son dos qui manqua de lui faire perdre l’équilibre et un homme au torse luisant de sueur vint s’asseoir à ses côtés.

 - Tu as bien travaillé aujourd’hui, petit ! lui hurla-t-il à l'oreille afin de dominer le fracas assourdissant que faisaient les autres ouvriers à leurs pieds.

   Lui jetant un coup d’œil de biais, l'adolescent étudia sa physionomie avant de répondre d'un bref hochement de tête.

 - Tu sais, continua l'homme, si tu veux partir plus tôt aujourd'hui, tu peux...
 - Non, je vais continuer à travailler, je faisais juste une pause. se justifia agressivement Krys.

 - Oh, allez, pas de ça entre nous. Ce n'est pas un piège, je ne suis pas envoyé par le patron. le rassura l’ouvrier qui comprenait cette réponse. Tu sais, on a tous remarqué que tu bosses dure et sans te plaindre. Mais on a aussi remarqué que tu es complètement rincé. Ce travail te pompe plus que tu ne veux l'admettre et c'est bien normal puisque tu ne devrais pas le faire à ton âge. Tu t'uses avant l'heure, petit, et ce n'est pas bon pou toi.

 - Je fais ce qui me chante. répondit-t-il sur la défensive.

 - Quoi qu'il en soit, aujourd'hui tu en as assez fait et il est temps pour toi de rentrer.
 - Mais la journée n’est pas…

 - J'ai prévenu les autres, tout est arrangé. Et s'il y a une embrouille, j'irai te couvrir au près du contremaître.

   L’adolescent resta quelques secondes interdit avant de céder sous le regard péremptoire de l’ouvrier. En temps normal il aurait refusé, mais il était tellement épuisé qu'il n'avait pas trouvé la force de contester. Alors, après avoir bredouillé des remerciements maladroits, il quitta l'atmosphère étouffante de l'usine. Il voulut profiter de ce temps libre inopiné en continuant son enquête sur les portes de la cité mais, écoutant les cris de douleurs de son corps, il décida de rentrer. La journée avait déjà été assez longue et il n’avait qu'une envie : retrouver Kaleb pour oublier ses tracas.

   Pourtant, alors qu’il cheminait lentement dans les rues, perdu dans ses pensées, le son de pleurs étouffés le figèrent. L'instant d'après il sentit son sang se glacer dans ses veines et son cœur se serrer quand il reconnut ces sanglotes. Pas de doute, il s’agissait bien de son petit frère.

   Instinctivement, il s’élança sur la piste du petit garçon et déboucha tout haletant dans la rue où se déroulait la sinistre scène.

   Kaleb, gisant au sol le visage tuméfié et les joues poussiéreuses sillonnées de larmes, sanglotait impuissant devant la dépouille de la fleur piétinée. Au dessus de lui, Pat et ses deux amis qui riaient à gorges déployées, tâtaient le petit corps infirme du petit garçon du bout de leur pied. Quand ils aperçurent Krys qui, à quelques pas d'eux, restait paralysé, les yeux rivés sur son frère, leur hilarité redoubla d'intensité.

   Le sang qui battait furieusement à ses tempes couvrait le son du monde qui l'entourait. L'adolescent finit par détacher ses yeux révulsés par l’horreur du corps de son petit frère à terre pour les poser sur son rival hilare. Son sang ne fit qu'un tour et ses cheveux se hérissèrent sur sa nuque. Les mâchoires crispées et les poings convulsivement serrés, sa vision finit par se brouiller. Sentant une vague de haine le submerger, il s’abandonna à cette rage destructrice qui rugissait à travers son regard enflammé.

   Se jetant furieusement sur Pat, il abattit son poing fermé sur sa mâchoire. Un craquement sourd résonna dans toute la ruelle et, sonné, l'adolescent fit trois pas en arrière. Il eut à peine le temps de retrouver ses esprits que de nouveau le poing de Krys s’abattait sur lui, venant cette fois le cueillir au creux de l'estomac. Cette fois-ci il se reprit très rapidement et, faisant un bond en arrière il se mit hors de portée de son adversaire.

   Ses amis qui venaient de se remettre de leur surprise voulurent l'aider et firent un pas en direction de Krys, mais Pat les arrêta d'une parole.

 - Restez en dehors de ça. Il est à moi.

   Les deux voyous s’inclinèrent devant sa décision et, se mettant a l’écart, ils laissèrent le champ libre aux deux adversaires.

   Krys et Pat, à quelques pas l’un de l'autre, se jaugeaient du regard. Leur rivalité qui secouait Accalmia depuis plusieurs années avait atteint son point culminant et l'affrontement qui se profilait à l'horizon depuis plusieurs années était sur le point de débuter. Cette guerre durait depuis beaucoup trop longtemps et il était temps d'y mettre un terme, même si cela signifiait la mort d'un des deux garçon.

   Le visage déformé par la colère, l’œil de Krys scintillait d'une fureur meurtrière. La vue de son frère blessé avait éveillé en lui une rage toute animale qui s’était emparée de lui pour lui retirer toute son Humanité. Ce qui se tenait devant Pat n'était plus un jeune orphelin décharné et tourmenté par la colère, mais bien une bête féroce, un fauve enragé qui n’avait qu’une envie : l’anéantir. Durant de longues secondes les deux adversaires restèrent immobiles, sous le regard angoissé des trois spectateurs impuissants. Le temps paraissait comme figé dans cette ruelle coupée du reste du monde. Pourtant, un battement de cœur plus tard, tout s’accéléra.

   Les deux adolescents se jetèrent l’un sur l’autre en poussant un rugissement bestial qui fit trembler la cité. Les poings fusèrent à une vitesse insoupçonnée, mais aucun n’atteignit sa cible. Les coups pleuvaient, des grognements résonnaient et les habits empoignés se déchiraient. Krys qui était plus fin que son adversaire évitait les coups dévastateurs de Pat tandis que ce dernier, ancré sur ses appuis, donnait l'assaut. La lutte s'éternisa pendant de longues minutes, sans qu’aucun des deux garçons ne se blesse. Pourtant, lorsque Krys fendit la lèvre inférieure de Pat d’un coup de poing, ce fut le chaos.

   Les contours de ce combat se brouillaient peu à peu, si bien qu’au bout d'un moment, on ne distinguait plus les deux adversaires. On ne savait plus très bien qui frappait, qui râlait de douleur ni même à qui appartenait le sang qui couvrait l'asphalte. Une chose était cependant sûre, c'était que la lutte qui secouait cette ruelle était d’une rare violence.

   Après un certain temps, Krys qui jusque là avait semblé dominer le combat commença à faiblir. La fatigue de toute cette éprouvante journée commençait à peser sur ses épaules et cela se faisait ressentir dans ses coups qui devenaient moins précis. Pat le remarqua et, se mettant hors de la portée de son opposant faiblissant, il entreprit d'épuiser ses forces. Il le forçait à frapper tout en lui donnant des coups puissants qu'il ne pouvait éviter.

   À force d’encaisser les coups de son adversaire, Krys dont le corps meurtri hurlait de douleur, soufrait de plus en plus. Déjà un boitement était apparu et ses bras endoloris avaient du mal à maintenir sa garde haute. Il était moins vif et n'atteignait plus que rarement son opposent qui semblait lui être en pleine forme.

   Soudain, alors qu’il parait un coup de son adversaire, l'adolescent sentit le sol se dérober sous ses jambes et, perdant l’équilibre, il tomba à la renverse. Aussitôt, son opposant se jeta sur lui et, le maintenant au sol à l’aide de son genou, il enserra sa gorge de ses doigts écorchés. Krys se débattit violemment durant de longues secondes mais l’étau qui se resserrait inexorablement autour de son cou le privait irrémédiablement d’air. Impuissant face à son adversaire triomphant, il ne pouvait plus rien faire.

   Peu à peu, l'asphyxie alourdissait ses membres et son esprit s’embrumait. Il tentait en vain de desserrer l'étreinte de ses doigts fébriles, mais les serres d'acier de Pat ne lâchaient pas leur proie. Petit à petit son visage violacé s'engourdissait et ses lèvres bleutées avaient beau remuer, aucun son ne sortait de sa gorge comprimée.

   Après de longues secondes il cessa de se débattre et, laissant retomber ses bras au sol, il posa ses yeux sur le visage de Pat qui souriait d'un sourire carnassier. Sa vision se brouillait, les sons autour de lui s’estompaient et, déjà, il se sentait sombrer. Sa raison vacillante commençait à s’éteindre lorsque la voix déchirée de Kaleb le ramena à la vie.

   Tournant la tête dans sa direction, il entrevit le visage bouleversé et trempé de larmes du petit infirme. Quand il croisa ses yeux suppliants, il déchiffra son regard qui lui hurlait de tenir bon. Alors, sentant une énergie nouvelle l'envahir, il retrouva la force de se battre et de vivre.

   Levant le bras, il tâta de ses doigts engourdis le visage de son adversaire pour y chercher son œil. Quand il le trouva, il enfonça son pouce dans l'orbite de Pat qui, foudroyé par la douleur, desserra sa prise et rejeta la tête en arrière. Krys en profita pour se dégager de son étreinte et se mettre hors de sa portée d'on bond vers l’arrière.

   Massant sa gorge douloureuse, il aspira goulûment cet air dont il avait été privé si longtemps et quand il se sentit prêt, il se remit sur ses pieds. Se mettant en garde, il invita son rival à continuer.

   Le combat reprit et, cette fois-ci, l'orphelin parvint à prendre le dessus. Revigoré par cette nouvelle force, ses coups avaient retrouvés leur précision dévastatrice et son corps, son agilité presque féline. Il évitait les assauts de son rival, ne lui laissait aucun répit en assaillant ses failles qui se multipliaient de seconde en seconde.

   En effet, Pat, épuisé, avait du mal à suivre le rythme infernal imposé par son adversaire. Ses coups faiblissaient et il en recevait de plus en plus. Alors, dans une démarche désespéré, le grand adolescent envoya son poing fermé de toutes ses dernières forces sur le visage de Krys qui, l'évitant, s'en empara pour venir briser son bras sur son genou. Un craquement sourd résonna dans la ruelle, glaçant le sang des spectateurs. L'instant d'après, Pat poussait un hurlement déchirant et se rejetant en arrière, se tordit de douleur.

   Son adversaire qui n'en avait pas fini avec lui, lui donna un coup de talon dans la tempe qui le fit basculer en arrière. S'étalant de tout son long sur le goudron, il regarda horrifié la silhouette de son rival qui se détachait au dessus de lui.

   Krys, le dominant de toute sa hauteur, avait le visage dissimulé dans l'ombre de ses cheveux qui retombaient sur son front. Seuls ses yeux noirs luisants de haine se dessinaient. Ses poings fermés et écorchés ruisselant du sang de son rival étaient légèrement relevés, prêts à donner le coup de grâce.

   Pourtant, au moment où il allait se jeter sur lui pour l'achever, une violente quinte de toux se déclara. Portant sa main à sa bouche, Krys tenta de réprimer cet orage qui faisait rage dans sa poitrine, mais il ne pouvait pas le retenir. Le feu qui dévorait ses poumons et brouillait sa vue se répandait peu à peu dans sa gorge déjà meurtrie par la récente strangulation. Secoué pas cette violente toux, il tomba lourdement à genoux, puis sur un coude, impuissant.

   Pat qui avait jusque là observé passivement, surpris par ce soudain revirement, se leva lentement. Il vint à son tour dominer son adversaire qui, au sol, se battait contre lui même.

 - C'est pathétique. murmura-t-il simplement avant de lui envoyer un coup de pied qui le projeta plus loin.

   Krys, incapable de se défendre, subissait impuissant les attaques de son rival qui s’alliait à cette toux fulgurante pour le détruire. Quand enfin l'orage se calma et que l'accalmie éclaircit le ciel, il était déjà trop tard. L'adolescent, gisant au sol, était incapable de bouger, le corps couvert d'entailles et d’ecchymoses violacées.

   Pat qui le dévisageait vint s’accroupir près de lui et, après de longues secondes de silence, il ouvrit la bouche.

 - Comment se fait-il qu’un gars comme toi se retrouve dans cette situations ? Tu avais tout compris à la vie. Tu avais décelé la noirceur qui régnait dans le cœur des gens et tu t'en étais emparé pour t'en revêtir afin de te protéger de ce monde de vice et de méchanceté. Mais il a fallu que tu t'attaches à ce déchet, une chose difforme et faiblarde incapable de se protéger seule. Tu as gaspillé toute ton énergie à vouloir le sauver de cette vie cruelle qui voulait l’anéantir, mais tu te seras fait finalement écraser par ta propre misère. Avant de crever, dis-moi juste pourquoi tu as fait tout cela pour ce petit étranger.

   Krys qui jusque là avait gardé les yeux fermés, les ouvrit lentement et les posa sur le visage tuméfié de Pat. Il l'étudia durant de longues secondes avant de les baisser piteusement. Il sentait sa raison vaciller et ne parvenait plus à ordonner son esprit embrumé. Il et n’avait pas envie de passer ses dernières instants à réfléchir au sens de sa misérable existence. Il y avait déjà passé sa vie. Alors, dans un dernier élan, il détacha ses yeux du sol pour chercher Kaleb. Quand il le trouva, son visage bouleversé et ses yeux gonflés de larmes lui firent mal au cœur. C’est alors qu’il comprit.

   C'était vrai que Kaleb n'était qu'un paria aux yeux de la Société. C'était vrai qu’il n’était qu’une chose difforme et faiblarde qui ne pouvait survivre seul. Abandonné par les Hommes, il avait été recueilli par les chiens qui, eux, avaient su l’aimer pour qui il était et non ce qu’il était. C'était vrai que son corps tout déformé et décharné pouvait repousser. Avec le coté droit de son crâne enfoncé, ses yeux vairons – l'un bleu, l'autre brun –, son épaule gauche plus haute que l'autre, son dos tordus et ses jambes torses, il n’était pas gâté par la vie. Pourtant quand Krys posait ses yeux sur le petit garçon, lui ne voyait pas tout cela. Non, il remarquait seulement son regard plein d’Amour et son cœur immense qui voulait aimer le monde entier. Oui, à ses yeux, ce petit garçon était parfait, tout simplement.

   Se relevant lentement malgré la douleur qui irradiait son corps, il posa calmement son regard froid dans celui de Pat.

 - Oui, c’est vrai, tu as tout à fait raison. C’est complètement idiot. Mais, vois-tu, ce petit garçon difforme, comme tu le dis, est le seul à avoir gardé un cœur pur malgré la méchanceté, la monstruosité et la difformité de celui des Hommes. Ce déchet, comme tu le nommes, a bien été le seul à me convaincre que tout n’était pas corrompu, gangrené dans ce monde, et que cette vie de misère valait la peine d’être vécue.

   Puis se mettent sur ses pieds chancelants, il défia son rival du regard qui, après de longues secondes de mutisme, se détourna de lui. Hélant ses camarades d’une voix rageuse et maintenant son bras brisé immobile, Pat s’éloigna, laissant son adversaire incrédule. Quand Krys lui demanda pourquoi il ne continuait pas le combat, il se retourna et lui lança furieusement :

 - Ne vois tu pas que tu as déjà gagné ?

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