

Le monde sucré de Kersti
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Le monde sucré de Kersti
(Un texte en hommage au peintre Karl Larsson - Carl Larsson – Carl Larsson-gården - et inspiré de ses merveilleux tableaux)
C’était le jour de l’inauguration. Un monde fou ! Il y avait le Maire et tous les conseillers municipaux, le Curé de la paroisse, les instituteurs au complet et un bon tiers des mille deux cent quatre vingt six habitants de la petite commune. Mais pas seulement ! Il y avait aussi la délégation suédoise menée par le beau Björn. Un monde fou au pied de cette grande bâtisse qui avait été remise en état, à la hâte. Oui, en quelques mois, peintres et maçons s’étaient relayés pour donner un visage accueillant à cet ancien moulin posé au bord du Loing, et quasiment en ruine.
On était au mois de mai et le temps s’était mis de la partie : pas un seul nuage dans le ciel. Juste un peu de fraîcheur peut-être – il n’était encore que onze heures du matin. La vigne vierge, elle, sagement épargnée par les ouvriers au prix d’incroyables systèmes d’emballage et d’enrobage, avait repris ses droits et faisait maintenant éclater ses jeunes feuilles d’un vert cru. Le Loing, lui, semblait se désintéresser de la liesse. Il se vautrait paisiblement aux pieds du moulin sans faire entendre le moindre clapotis autour de la grande arche. Tout de même, lui qui avait été tant admiré, tant rêvé, tant aimé d’amour, il y a seulement un peu plus d’un siècle ! N’avait-il pas distribué ses couleurs multiples et changeantes au gré du temps à ces peintres ivres de nature et de simple beauté ? Non, il se sentait vieux, las. Cela faisait trop longtemps… Le grand saule pleurait comme à son habitude, mais il semble qu’il faisait un effort pour paraître plus souriant. Ou bien cela était-il dû à la légère brise qui démêlait ses fins cheveux pistache.
—Brrr ! Il ne fait pas chaud tout de même ! Ne trouve-tu pas Charles ?
—Mais tu sais, Carine, les Saints de glace, ce n’est pas pour rien qu’on les appelle comme ça !
—Bon ! Essayons d’entrer. On sera mieux à l’intérieur !
La foule se pressait au pas de la porte. Le petit vent frisquet avait accéléré le mouvement. Dans l’immense pièce magnifiquement restaurée, tout le monde parlait, se congratulait, admirait les lieux. Qui demandait des nouvelles des petits derniers, qui les résultats scolaires des aînés… Les commentaires superficiels et sociaux fusaient pour retomber à plat sur le plancher de chêne. Magnifique plancher, d’ailleurs, de beau chêne blond, qui avait été complètement raboté et ciré. Avec la lumière pénétrant par les trois fenêtres du fond et se reflétant sur les lames cirées, cela faisait penser Kersti au fameux tableau de Caillebote : « les raboteurs de parquet » que son papa admirait tant. Une certaine résonance due sans doute à l’immensité du volume créait une sorte de brouhaha léger et, finalement, assez gai.
Charles s’approcha de Carine et lui chuchota à l’oreille :
—Qui est cette petite fille, là, toute seule sur le banc ? Il me semble l’avoir déjà vue quelque part, mais où ?
—En tout cas, je peux te dire qu’elle n’est pas d’ici. Et quel accoutrement bizarre !
A gauche en entrant, le mur était en pierres apparentes avec des niches agrémentées d’objets anciens, et judicieusement éclairé par de discrets spots logés entre les poutres grossièrement équarries du plafond. Le long de ce mur, on avait disposé plusieurs bancs de moleskine, style « administration ». Lui faisant face, sur la droite étaient alignées les cimaises. Au fond de la salle, la municipalité avait installé de grandes tables montées sur tréteaux et recouvertes de nappes blanches en papier pour le vin d’honneur. La foule se massait peu à peu vers le fond de la salle après quelques regards distraits sur les œuvres exposées. Déjà certains visiteurs lorgnaient sur les bouteilles, les pyramides de verres, et les amoncellements de petits fours.
Monsieur le Maire prit position devant la grande table et demanda le silence en levant les mains. Il passa sa main droite dans sa chevelure grise pour discipliner quelque mèche rebelle, toussota deux ou trois fois, vérifia le bouton médian de sa veste et tendit un bras accueillant au représentant de la délégation suédoise. Puis il sortit de sa poche gauche quelques feuillets et ajusta ses lunettes. Enfin, après s’être assuré de l’attention de chacun, il entama un long discours qui, comme tout long discours, s’ouvrait par ces mots « Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je serai bref… ». Vint ensuite la déclaration du délégué suédois, sobre et pleine d’émotion, et, enfin, l’invitation au vin d’honneur.
Kersti était amusée de voir autant de monde. Un peu fière aussi. Kersti ? Imaginez un ange aux cheveux de soie tout blonds. Quel âge pouvait-elle bien avoir ? Huit ans, neuf ans ? Une petite bouche rose souriante posée comme une fleur sur sa peau de porcelaine, et un regard malicieux avec ça. Déjà, du haut de ses trois ans, elle avait cette étincelle dans les yeux lorsqu’elle regardait son papa la dessiner, nue avec son ventre rond d’encore bébé et ses boucles en désordre. Aujourd’hui, elle était coiffée d’un chapeau de tarlatane blanche que sa mère lui avait confectionné, d’une très jolie robe vert olive avec des fronces à partir de la poitrine et une magnifique broderie rouge tout autour du col et au-dessus des fronces, formant de souples arabesques et se terminant par un cœur en pendentif. D’où venait-elle ? Elle était là, simplement, assise sur un banc, face aux cimaises, et balançant ses jambes.
La plupart des invités était regroupée autour du vin d’honneur, mangeant et buvant, s’exclamant à haute voix sur ceci cela, faisant des commentaires sur l’exposition, etc. Kersti, restée à l’écart, avait posé sa tête entre ses mains et fixait le tableau qui lui faisait face de son beau regard bleuté. Tout lui revenait en mémoire. D’ailleurs était-ce vraiment du passé ? Elle regardait, souriait, et parfois éclatait d’un rire qu’elle étouffait de sa petite main.
Mais oui, là-bas, il y avait sa sœur aînée Suzanne occupée à ramasser le bois, « Suzanne ! Hou-ouuuu ! », et Pontus, en pêcheur d’écrevisses, « Ho là là, Pontus ! » l’épuisette à main droite et la canne avec l’appât à main gauche. Pontus, à l’extrême bord d’un appareillage de bois et de blocs de rocher.
—Attention, Pontus, tu vas tomber !
—Pas grave, ma poupée, l’eau est bonne. Tiens ! Regarde Ulf, là-bas, il est en train de plonger tout nu !
Splatchhhh !! Kersti entendit le bruit de l’eau porté par le vent d’ouest, les éclaboussures, les borborygmes de son frère surgissant de l’eau tel un dauphin en projetant un grand jet avec sa bouche, puis éclatant de rire.
Et là, le petit Esbjörn, à quatre pattes, passionné par le manège d’une fourmi transportant un épi d’orge deux cents quarante fois plus gros qu’elle.
— Hé ! Bébé, fais attention aux fourmis rouges, ça pique !
— Même pas vrai !
Maman Karin activait le feu sous la grosse marmite de fonte à pieds pour cuire les écrevisses. « Maman, regarde tout ce qu’il y a déjà ! ». Sur la table, au premier plan, on pouvait voir effectivement une montagne d’écrevisses incarnates se reflétant sur l’aiguière en étain et contrastant avec la transparence du cristal des verres et de la carafe. On avait sorti la plus belle vaisselle et tout était déjà prêt pour le déjeuner. « Mais où sont Brita et Lisbeth ? Ah ! oui, là dans la barque » .
Le blanc éclatant de l’écorce des bouleaux contrastait avec la lumière sur l’eau si douce. On entendait les cris des enfants émerveillés par leurs trouvailles. Plus loin, il y avait Tante Ingrid sous son grand chapeau de paille orné d’un large ruban noir, tricotant un châle et l’oncle Gustav fumant sa pipe. Maintenant, Suzanne était en train de confectionner un bouquet de graminées et de ronces des tourbières dont elle adorait la confiture que sa mère réussissait si bien.
« Maman, regarde, regarde ! Un vol d’eiders ! Tu as vu, celui-là, comme il a plongé ? »
Plus tard, lorsque le soleil avait commencé à décliner sur l’horizon, tout était devenu doré : les arbres, les herbes folles, les feuilles frissonnantes des bouleaux. On avait déplacé la table vers la clairière. Et la couleur orangée des chaises paillées devenait éclatante sous les rayons du soleil.
Suivis par la foule des villageois, Monsieur le Maire et son homologue suédois déambulaient lentement devant les cimaises tout en parlant, regardant tour à tour les tableaux, leur verre de champagne et la si jolie conseillère municipale chargée des échanges culturels franco-suédois. Tout doucement, le groupe s’avançait. Alors qu’ils étaient encore à une dizaine de mètres, Kersti jeta un regard sur sa gauche. « Bah ! Le temps qu’ils arrivent jusqu’ici ! ». Ses yeux plongèrent une fois encore dans les tons aquarellés qui lui faisaient face et son sourire s’illumina.
« Qu’elle est belle, Suzanne ! Dans sa longue robe blanche, debout, adossée contre un bouleau, le regard perdu vers la cime des arbres. A quoi rêve-t-elle ? A son amoureux, évidemment, pfff ! A vingt ans, c’est normal, non ? Moi aussi je veux être aussi belle qu’elle. Et aussi belle que Maman aussi ! »
L’oncle Gustav, confortablement assis sur une chaise pliante, fait maintenant des pizzicati sur son violon devant le regard fasciné de Pontus, assis à terre. Sa grosse moustache rousse semble vibrer aux sons de l’instrument et au gré de la difficulté du doigté. Lisbeth, assise entre deux troncs de bouleaux, essaye de l’imiter « ouille ! c’est faux ! », et toute son attention est sur sa main gauche. Là-bas, debout devant la table, Maman Karin est en grande discussion avec sa sœur. On sent la fin de la journée. Elle s’appuie sur sa hanche. « Même notre chien Youki qui se met à bâiller ». Quelle douce lumière, quel bonheur parfait. On entend les oiseaux qui commencent à s’appeler les uns les autres pour se dire que le soleil va bientôt se coucher.
« Tout à l’heure, on rentrera tout le pique-nique, les chaises, les tables, la vaisselle. On chargera tout ça sur la charrette. On ira retrouver la chaleur de « Lilla Hyttnäs », notre maison. Son escalier roux, la chambre des filles (ma chambre), le plancher de sapin noueux, les fauteuils que Maman a si harmonieusement décorés, les jolies guirlandes que Papa a peintes sur les murs. Papa, qui va entreposer dans son atelier tous les dessins qu’il vient de réaliser aujourd’hui pour nous faire encore rêver ».
Charles passa sa tête au-dessus de l’épaule du Maire.
—Regarde, Carine, la petite fille est encore là ! Mais où donc l’ai-je vue, bon sang ?
—Où ça ? Répondit Carine, se tournant machinalement.
—Mais là… Heu…
Charles avait beau chercher des yeux : la banquette de moleskine était à l’instant bel et bien vide. Charles eut un frisson. Une sorte de tourbillon d’air traversa la pièce et fit légèrement bouger la cimaise. Monsieur le Maire s’approchait, toujours accompagné de sa suite d’administrés, passant maintenant son bras sur l’épaule de la conseillère des échanges culturels. Arrivé à la hauteur du tableau, il releva la tête pour que sa voix portât mieux :
« Et voici, Mesdames et Messieurs, le clou de notre exposition. Un don inestimable du musée de Göteborg qui nous fait tant d’honneur en remerciement d’avoir hébergé dans notre village l’auteur de ce tableau et de l’avoir peut-être inspiré... Je vous invite à venir contempler la merveilleuse facture de ce peintre qui, non seulement rencontra sa femme chez nous, mais y apprit également la technique de l’aquarelle… »
Le Maire s’approcha tout près de la cimaise, pencha la tête, abaissa ses lunettes au bout de son nez et lut la notice située au-dessous du tableau.
—« Fête de la Saint-Jean ». Carl Larsson. 1904. Don du musée de Göteborg à la ville de Grez-sur-Loing où a résidé le peintre de 1882 à 1885.
Tandis que la foule joyeuse applaudissait, la jeune conseillère culturelle eut son attention attirée vers le plancher par quelque chose, juste au pied du tableau. Elle s’agenouilla et ramassa délicatement une sorte de plumetis blanc qu’elle tendit au beau Björn avec une expression interrogative mêlée d’admiration béate.
—Tiens, qu’est ce que c’est que ça ? Une plume ?
—Min Gud ! Otrolig ! Nej, det er icke möjlig ![1] C’est un… Comment vous dites… « duvet », c’est ça ? C’est un duvet d’eider !
Charles porta son regard sur le tableau. Alors, ses yeux s’illuminèrent. Un léger sourire se dessina sur sa bouche et une infinie douceur l’envahit.
[1] Mon Dieu ! Incroyable ! Non, ce n’est pas possible !

