7. Bathyan : Marc
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7. Bathyan : Marc
La traversée au retour de l’île aux marins fut irréelle. Je gardais le nez vers mon téléphone, mais regardais souvent, de façon détournée, tous les yeux qui se posaient tantôt sur moi, tantôt sur Erin. Nous avions convenu, avant d’embarquer, de jouer les touristes de base. Enfin en ce qui me concernait puisque c’était ce que j’étais censé être. Aussi, nous faisions semblant de nous montrer des photos, tout en laissant échapper nos commentaires : l’épave rendait bien avec sa rouille, les maisons se dessinaient bien avec leurs superbes couleurs, l’église était magnifique, les cimetières particulièrement remarquables, tout y passait avec force d’admiration. Il fallait donner le change. Pour Erin, ça les ferait réfléchir un peu. Elle imaginait une sorte de réunion occulte où les uns voudraient agir vite et les autres temporiser du fait qu’elle me fréquente. Au centre de leur hésitation, il serait question d’une seule évidence : mon enlèvement. Pour elle, la brume qui était prévue pour le lendemain serait aussi le linceul qui couvrirait ma disparition.
Heureusement, la traversée fut tout aussi rapide qu’à l’aller. Enfin, une façon de parler évidemment, car un quart d’heure prend des proportions d’éternité lorsqu’on se retrouve dans cette situation. C’est un peu la différence entre une minute de plaisir et une minute le doigt coincé dans une porte. La minute n’est plus du tout la même. Imaginez-en quinze. C’est donc avec un soulagement intérieur, proche de la jouissance, que nous avons débarqué sur le quai. Cependant, il fallait encore donner le change. Tandis que les autres passagers se dispersaient, bien trop lentement à notre goût, nous sommes restés à papoter sur d’éventuelles randonnées à faire. Saint-Pierre, Miquelon, Langlade, et sans doute aller faire un tour à Fortune, au Canada tellement proche qu’il serait dommage de s’en priver. Ce n’est qu’au nouveau départ du P’tit Gravier vers l’île aux marins qu’Erin et moi avons pris deux chemins différents. Elle filait chez elle, le temps d’une douche, et allait prendre quelques affaires. Je devais en faire de même afin qu’elle me rejoigne, à l’hôtel, avant la fin de l’après-midi. Au programme pour les yeux et les oreilles indiscrètes, une balade en centre-ville au bras de ma guide, des rires, mais surtout, et ça, nous le gardions pour nous, une direction : l’appartement de Marc.
Marc était un ancien chirurgien hospitalier. Il avait débarqué sur Saint-Pierre pour une mission temporaire au sein de l’équipe du bloc opératoire de l’hôpital pour finalement ne plus quitter l’archipel. Juste avant son départ à la retraite, il avait pris soin d’Erin dès ses premières heures en tant qu’infirmière de bloc. Depuis, il était resté entre eux une sorte de lien quasiment affectif. Celui que l’on peut trouver entre une jeune recrue et son mentor. Pour Erin, à sa façon d’en parler pendant que nous cheminions vers son appartement, Marc avait remplacé la figure paternelle. Apparemment, elle avait une confiance aveugle en lui et juste avant d’ouvrir la porte du tambour menant à l’étage, elle conclut son portrait de façon la moins rassurante possible : de toute façon, on n’a pas le choix. C’est avec ces derniers mots que je montais les quelques marches où nous attendait déjà un homme grisonnant, mais d’une extraordinaire stature. On dit que les hommes ont tendance à bien vieillir. C’est un cliché bien entendu, sauf pour des gars comme Georges Clooney, Brad Pitt ou Marc Lenman, le chirurgien à la retraite, le docteur Mamour de l’archipel. Les cheveux gris, impeccablement coiffés, la barbe et la moustache taillées à la façon mousquetaire, toute sa pilosité de visage semblait sculptée au millimètre tandis que la mienne essayait, tant bien que mal, de germer sur ce qui s’apparentait plus à un terrain vague que des joues. Et le pire était à venir lorsqu’on descendait vers le reste de son corps. Une chemise, plutôt qu’un t-shirt, mais surtout une chemise qui ne couvrait pas de bedaine, de celle que j’arborais inévitablement entre deux respirations. La coupe ajustée, sa chemise soulignait, au contraire, un buste taillé par un artiste de la Grèce antique. Le salop !
— Marc, dit-il en me tendant la main tandis que j’arrivais aux trois dernières marches.
— Patrick, me contentais-je de répondre en éprouvant la satisfaction de constater qu’il était bien plus petit que moi, d’au moins dix centimètres par rapport à mon mètre quatre-vingt.
— Enchantée Patrick, ajouta Erin avec un sourire à mon endroit tandis qu’elle prenait Marc dans les bras. Tu te rends compte que tu ne m’as même pas donné ton prénom.
— C’est vrai, ajoutais-je en n’ayant rien à dire à cela.
Marc avait préparé quelques amuse-gueules et ouvrit une bouteille de blanc.
— Alors Erin, que puis-je faire pour toi ? lança Marc sans plus attendre.
— Patrick est linguiste. Je ne le savais pas avant de l’amener voir le canoë…
— C’est pas vrai, la coupa Marc, je t’avais dit d’arrêter avec ces conneries !
— Sauf que c’est pas des conneries, rétorqua laconiquement Erin. Patrick, dis-lui.
— C’est pas des conneries, conformais-je simplement.
Marc commençait à s’enfoncer au milieu de ses coussins, comme pour écouter ma version, mais avec toute la légèreté du gars justement affalé dans son canapé, prêt à regarder une série B à la télé. Son chat sur les genoux commençait à lancer le ronron de son moteur intérieur. Je n’avais donc pas de temps à perdre. Il ne fallait pas lui laisser le temps de prendre ses aises. Le convaincre serait alors plus difficile.
— Nous aimerions utiliser votre ordinateur. Erin a un lien vers son cloud avec quelques photos.
Marc se leva, et d’un geste sur la souris sortit l’iMac de sa torpeur numérique.
— Il est à vous.
Erin lança Safari, martela l’adresse dans le champ de navigation et déverrouilla son accès au nuage d’Apple. Sans se soucier des autres photos qui s’affichèrent, elle alla droit sur les dernières pour ouvrir la plus parlante. Le grand écran afficha alors ce que j’aurais préféré ne jamais voir de mes propres yeux. La photographie, légèrement floue, me renvoyait les tons ocre, brun, verdâtre et noir qui suintaient la malédiction, la pestilence, la mort et la décomposition. Sous mes yeux, tandis que les volutes étranges semblaient animées de leur volonté propre, je voyais l’impensable. L’écran de l’ordinateur me renvoyait les bases d’un langage occulte, plus ancien que les langues mortes, plus ancien que les mots eux-mêmes. Je n’avais plus aucun doute sur le fait qu’il ne pouvait être question d’un art figuratif quelconque. Aucun esprit dément n’aurait pu graver, même par hasard, ces hiéroglyphes que l’humanité elle-même aurait rejetés comme un corps étranger à son existence. Les symboles s’affranchissaient de toute traduction. Ils court-circuitaient le chemin des yeux et de la raison pour s’adresser directement, comme une évidence, à mon cerveau. J’étais absorbé. Je ne sais pas combien de temps je suis resté là, absorbé, aspiré comme par cette lumière bleue électrique qui attire inexorablement le papillon vers son électrocution. C’est Marc qui me ramena instantanément dans son salon en coupant l’ordinateur. Il ne prit pas le temps de l’éteindre proprement, de façon sécuritaire, non, il arracha brusquement la tête du câble d’alimentation, laissant apparaître sur l’écran devenu noir, nos deux visages. Le mien semblait ne plus m’appartenir. Le sien transpirait l’inquiétude et la résignation.
— Putain Erin, souffla-t-il, qu’as-tu fait…
8. Bathyan : regards
Couverture © Nikita Kachanovsky sur Unsplash
Prologue de Bathyan
Jackie H 3 months ago
Du pur Lovecraft, la description de cet alphabet, qui ne le décrit pas vraiment mais le définit par les sensations qu'il éveille chez celui qui l'observe... Et la description de Marc, c'est du grand art !
Jean-Christophe Mojard 3 months ago
Ho ! Merci. La suite va faire mouche alors. Je viens de terminer l'illustration. La publication suit.
Jackie H 3 months ago
La suite a fait... pieuvre...
Jean-Christophe Mojard 3 months ago
Tentaculairement.