1. Bathyan : l'archipel invisible
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1. Bathyan : l'archipel invisible
L’ATR plongeait avec obstination vers un nulle part gris et dense. L’absence de visibilité venait jusqu’à se coller aux hublots et suintait avec avidité, comme pour tenter de dissoudre la mince paroi et pénétrer dans l’habitacle exigu de l’avion d’Air Saint-Pierre. Pour tenter de dissiper l’épaisseur palpable de la descente, certains passagers consultaient frénétiquement leur montre, dont l’aiguille refusait d’aller plus vite vers l’heure d’arrivée. La majorité, dont je faisais partie, trouvait plutôt le réconfort dans l’observation futile de tout ce qui passait sous le regard : plaquette informative de l’appareil, numéros sur les coffres à bagages, ou petits gestes de nervosité des uns et des autres. D’ailleurs, c’est en regardant le tic d’un des passagers qui se mordillait avec frénésie l’intérieur des joues, que je fus soudainement saisi par une angoisse qui n’allait plus me lâcher. De nombreux visages teintés d’une sorte d’inquiétude figée, presque cireuse, étaient tournés vers moi. Je pouvais sentir le poids de ces regards me presser sur les globes oculaires, jusqu’à presque les percer. Le fait de céder implanta alors en moi ce virus de la peur panique. Il se répandit avec toute la vélocité d’un organisme hautement contagieux en milieu fermé. Mon cœur cognait. Mes ailes de nez battaient la chamade. Mes mâchoires, crispées, saillaient au travers de mes joues. Les mains posées sur mes genoux tentaient sans succès de maintenir mes jambes appuyées sur le sol de la carlingue. Elles battaient en rythme compulsif, trahissant bien plus que ma gêne. Des pensées horrifiques me gangrénèrent alors l’esprit. Toutes les lectures, ou filmographies, sur les catastrophes aériennes, venaient violemment s’échouer sur le rivage de ma raison. En essayant d’accrocher un point neutre devant moi, je tombais malheureusement sur les yeux de l’hôtesse de l’air. Sans doute essayait-elle de se montrer rassurante, mais la bienveillance ne pouvait plus se frayer un chemin au milieu de mes pensées. Ses yeux me ramenèrent à ma condition de passager, soucieux, apeuré, plongé dans une descente interminable vers une piste d’atterrissage invisible. Je fermais les yeux en baissant la tête, laissant des spirales rouges et noires venir danser sur l’écran de mes paupières fermées.
Le choc m’attrapa les pieds, remonta le long de mes jambes avant de venir jouer sur chacune de mes vertèbres. Un frisson accompagna le chemin de ma colonne et fit exploser l’ensemble de ma pilosité dans un feu de glace épouvantable. L’avion reliant Halifax à Saint-Pierre venait de toucher la terre ferme. Tous les passagers se rassemblèrent alors en un seul groupe, celui des spectateurs heureux de la prouesse du pilote. Personne pourtant n’était dupe, les applaudissements étaient surtout le moyen d’évacuer le stress, l’anxiété, l’angoisse de cette descente interminable. Finalement, la victoire était collégiale et personne ne reparlerait de cet atterrissage. Tout le monde aura fait un bon vol, mais tout le monde débouclait rapidement sa ceinture, malgré l’interdiction jusqu’à l’arrêt complet de l’appareil ; la sécurité a cette faiblesse de succomber au besoin de respirer. Je jetais un dernier coup d’œil au travers du hublot, ne voulant pas croiser le regard de l’hôtesse. À présent, je voyais plus nettement l’aile de l’ATR, son moteur, et l’hélice qui découpait tranche après tranche la brume épaisse qui stagnait sur le tarmac. Plus loin, des engins s’affairaient dans l’indifférence du climat, leurs gyrophares lançant des éclats de lumière rotative. Le pilote parlait d’une température de douze degrés sous la couverture grise qui étreignait Saint-Pierre. Miquelon s’en sortait mieux, avec un degré de moins, mais un ciel plus dégagé. Il était temps de quitter l’avion. J’esquissais alors à l’hôtesse un sourire de « même pas peur », dessiné un peu en point-virgule sur mes lèvres probablement aussi blanches que la paroi métallique de l’ATR. Les marches s’enfonçaient dans des volutes humides qui semblaient se mouvoir lentement. L’air frais me saisit en s’accrochant immédiatement à moi. Tout en remontant le col de mon blouson, je m’attachais à suivre mon prédécesseur vers le grand bâtiment qui émergeait du néant. Le petit aéroport de Saint-Pierre pointe blanche avalait inexorablement la file des passagers, dans un silence humide et poisseux.
2. Bathyan : Le taxi
Couverture, crédit photo : © Jean-Christophe Mojard, 2023