Bien dégagé dans les oreilles
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Bien dégagé dans les oreilles
Bien dégagé dans les oreilles
Nous étions disposés en demi-cercle dans les sièges de la terrasse du Chamonix Hôtel qui donnait sur le Mont blanc. Notre média planneur nous faisait face. Il était debout. Une petite desserte avait été installée à sa disposition avec une brique de jus d’orange et de la wodka Beluga. Cela faisait déjà un moment qu’il avait débuté sa conférence contradictoire. La montagne écoutait avec attention.
– Le film publicitaire est un lieu pleinement positif, le seul où ne subsiste aucune trace de ce qu’a la vie d’équivoque, de compliqué, de corné. La manipulation y atteint son plus haut rendement. Le concepteur publicitaire est un être infect, lui-même contaminé par ce qu’il propage : la maladie infantile de l’Envie. Sa part de conscience est très faible, bien qu’il pense le contraire. Il est un réflecteur neutre, un inducteur. Il n’a pas d’écart avec la mécanique des affects et des esthétiques qu’actionne le Marché à travers le cerveau reptilien, c’est son talent, un don d’éponge.
Le conférencier fit une petite pause très calculée. Les mains dans le dos, il regarda dans la direction du Mont blanc comme s’il consultait son approbation.
– Il est la Voix sinistre et séduisante de la mondialisation. Aucun recul, aucune marge pour l’expression personnelle. S’il en vient à faire « œuvre d’auteur », ce salopard intelligent appliquera les mêmes dosages chimiques de calcul d’une attente, de trafic des sentiments mimétiques, de ciblages des publics et de criblages de petites formules futiles et attirantes pour la mémoire, comme l’œil l’est par les sphères stroboscopiques de boite de nuit.
Les membres de notre agence de comm’ BB Agency subissaient avec fascination cette magie des beaux discours qui plaît tant en France et convainc de faire absolument n’importe quoi contre son intérêt ...
*
Le Mont blanc était virginal, d’une pureté de couvent des Oiseaux, le front dans les nuages, avec sa collerette de neige. Des aigles skiaient le long des pentes.
– Je recommande la télé-réalité comme le but et l’excellence de tous nos efforts : nos jeunes occidentaux y deviennent de purs produits du consumérisme et cosignent la fin de nos valeurs. Le XXème siècle a voulu changer l’Homme. Ce fut bien trop grossier, de l’avis quasi général. En transformant la planète en épicerie, nous opérons avec autrement plus d’efficacité ! Nous obtenons cette nouvelle espèce d’humanité : l’individu – c’est-à-dire des objets qui se croient des sujets. Donc des porteurs du virus de la marchandise. Depuis la Grande Guerre, inspirée par l’inventivité des procédés de la propagande nazi, grâce aux efforts conjugués des meilleures agences de communication, la publicité empiète enfin sur nos pensées les plus chères. Des émotions intenses sont dévaluées en pensées passe-partout, réduites à des slogans, rendues à leur banalité première. Notre vie la plus secrète passe par une fabrique de tubes et ressort à la chaîne en émotions standard. La publicité avilit, elle arase au plus petit dénominateur commun. Les plus belles musiques y sont corrompues, les plus belles pensées truquées, les plus beaux sentiments falsifiés, c’est le désirable prostitué sans répit, sans résolution, étendu à toute chose, tout être, jusqu’aux enfants.
Nous étions subjugués. Cet art de convertir l’or en merde, et son inverse, n’était donné qu’aux plus roublards de nos propagandistes. L’assistance restait silencieuse, je dirais presque émue devant autant de talent dans l’expiation.
– Mesdames-messieurs, citoyens des colonies américaines, mahométans, enfants des Iles, l’Enfer sera de vivre dans un film publicitaire glacé, riant de toutes ses dents pour l’éternité. Le triomphe et l’horreur du vivre ensemble dans la béatitude des Parfaits.
Le conférencier s’inclina, son panama à la main. Les applaudissements crépitèrent comme une petite pluie. La performance avait beaucoup amusé ces esprits rusés. Ils s’y reconnaissaient. Elle avait bouché tous les trous.
L’enthousiasme dut se répercuter jusqu’au Mont blanc. Il se produisit un glissement de terrain. Une avalanche s’éboula. Peut-être un gloussement amusé.
[l'image est de Manuel Ballester]
A suivre dans http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com/