Épisode 87 : Éboulement
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Épisode 87 : Éboulement
Cette fois-ci, Siegfried en a marre.
Si cet incapable de Jang n'est pas fichu de lui trouver Mélusine dans une grotte dont il ne l'a jamais vue sortir et hors de laquelle il lui assure qu'il n'y a aucune issue, et si les autres qu'il y envoie, et que pourtant il choisit soigneusement, ne rencontrent pas plus de succès, alors il faudra bien qu'il se charge du travail lui-même. Après tout, par qui d'autre est-on jamais mieux servi ?...
Il sait très bien que même s'il limite au maximum le nombre de personnes impliquées, et même s'il leur impose le secret le plus absolu à ce sujet, cela n'empêchera pas les rumeurs de circuler. Ça ne fera jamais que retarder l'échéance. À lui aussi, il arrive de surprendre des conversations, et il sait que le mystère de la comtesse Mélusine commence à échauffer sérieusement les gorges sous le manteau à la Petite Forteresse. Après tout, cela fait plus d'un an que ça dure. Plus d'un an qu'il la fait suivre, sans aucun résultat. C'est à croire que cette maudite grotte l'avale littéralement. Et après tout ce temps, elle doit avoir remarqué quelque chose. Il entend de plus en plus rarement son chant. Et triste, joyeux ou calme, son chant lui manque. Il manque à ses oreilles, à son cœur, à ses tripes, à ses viscères. Il donnerait n'importe quoi pour l'entendre chanter. Et pourtant, ce qui lui serait encore plus insupportable, ce serait de savoir qu'elle chante pour quelqu'un d'autre. Pour un autre homme. Lui seul a le droit de l'entendre chanter. Ou plutôt, lui seul a le droit de savoir que c'est elle qui chante. Mais plus encore, lui seul a le droit de la faire chanter. Chanter d'une certaine façon. S'il devait y surprendre un autre homme à l'œuvre, c'est sûr, il n'aurait aucun problème à l'égorger sur place. Quitte à être éclaboussé de son sang ? Un détail. Du sang, ça se lave.
Mais elle, que pourrait-il lui faire ?... Il préfère ne pas y penser. Il ne veut pas le savoir.
Et pourtant... il a besoin de savoir. Que fait-elle donc de ses samedis depuis vingt-cinq ans, et même plus ? Pourquoi n'a-t-il le droit de rien savoir à ce sujet ? Pourquoi ne peut-il pas lui poser de questions ?... Toutes ces énigmes le taraudent de plus en plus avec les années, et depuis qu'il estime qu'elle a trahi sa confiance en racontant ses inquiétudes au Père Adalbéric, ça ne s'est pas arrangé, au contraire. Tiens, c'est lui qui aurait dû demander au Père Adalbéric de lui poser deux ou trois questions, à Mélusine, voire de la cuisiner à ce sujet. Juste pour voir. Et juste pour savoir ce qu'elle en aurait pensé. Tiens, si elle avait dû l'interroger à ce sujet, il aurait pu lui répondre qu'il faisait ça pour l'aider ! Ou pour sauver son âme. Ou quelqu'autre billevesée du même genre. Juste pour voir comment elle aurait réagi. Les excuses sont si faciles à trouver quand c'est soi-même qui est à l'œuvre... mais quand on se trouve de l'autre côté, c'est une tout autre histoire, pas vrai ?
Et comme il le lui a dit il y a quelques mois - ou bien y a-t-il déjà un an ? - ça, elle le savait. Ou en tout cas elle aurait dû le savoir. Elle n'avait pas les circonstances atténuantes qu'il a eues autrefois dans des circonstances semblables. Pourquoi donc lui a-t-elle fait ça ?...
Il ne faut pas qu'il s'attarde là-dessus. Pas s'il ne veut pas sentir à nouveau cette épée lui transpercer le cœur, comme ce jour-là dans l'étude du Père Adalbéric. Il doit passer à autre chose. Penser à autre chose.
Mais c'est difficile de penser à autre chose si c'est justement dans sa grotte qu'il doit aller pour se rendre compte par lui-même de ce qui s'y passe.
Comme cela fait deux samedis qu'il n'y a envoyé personne, elle recommence probablement à se sentir en confiance. Il l'entend à nouveau chanter. Un chant calme. Apaisant.
Il se sent presque coupable de ce qu'il va faire. Mais il le doit.
Il boucle sa ceinture, mais au lieu d'y accrocher son épée, il porte son choix sur une dague enfoncée dans un fourreau de cuir. La dague est plus courte, le combat sera plus rapproché si combat il doit y avoir, il sera plus rude aussi et il est très possible qu'il n'en ressorte pas indemne, mais l'épée dans son fourreau métallique ferait un bruit qui ne pourrait que l'alerter. Elle ne doit pas l'entendre arriver, et personne d'autre non plus. Qui que ce soit qui se trouve avec elle - il doit fermer les yeux et les contracter à cette idée... - il doit les prendre par surprise. Sur le fait. Avant qu'ils aient le temps de mettre en scène quoi que ce soit ou de se composer une attitude pour dissimuler leurs véritables activités et le véritable but de leur présence en ces lieux. S'il peut surprendre conversation, plaintes ou soupirs... ça lui fera mal, mais tant pis, et tant mieux aussi. Au moins il pourra sauver son honneur en trucidant son rival et en châtiant l'infidèle. Aucun des deux ne pourra faire quoi que ce soit pour nier les faits.
Puis il revêt son manteau et, à travers le passage secret, il prend le chemin de la grotte de Mélusine.
Une fois dehors, l'ancien chasseur qu'il est prend le temps, et le soin, de ne pas faire craquer les branches, de ne pas faire rouler de pierres, de ne rien faire qui puisse signaler sa présence. Il a toujours tenu compte de l'ouïe fine et de la vue perçante du gibier. Jang n'a jamais chassé, les autres non plus. Il est sûr qu'ils n'ont pas pris autant de précautions et qu'ils ont été assez maladroits pour signaler leur présence, et ainsi donner l'alerte. Ils n'ont surtout pas pris autant de temps. La chasse est affaire de patience autant que d'habileté, et ses hommes, peu rompus à l'exercice et surtout impatients, considéraient leur mission comme une corvée et ont surtout cherché à l'expédier le plus vite possible. Histoire d'en être débarrassés et de passer à autre chose, ou de revenir à des activités auxquelles ils étaient plus habitués. En prenant le chemin de la grotte, même si celui qu'il prend depuis le château n'est pas celui qu'il prenait autrefois, il sent renaître en lui Siegfried de Koerich partant à la chasse au gros gibier. Il a toujours aimé chasser.
Mais jamais de sa vie il n'aurait imaginé qu'un jour, Mélusine deviendrait son gibier.
Cette idée le dérange et il la chasse bien vite.
En attendant, Mélusine chante.
Elle ne parle pas. Elle chante. Sans paroles.
Son chant n'est pas exalté, il n'est pas joyeux, il n'est pas triste non plus. Il n'exprime ni colère, ni bonheur, ni sérénité particulière. Il est juste reposant. Siegfried se dit qu'il aimerait se reposer avec elle à l'ombre de ce chant. Peut-être même dans cette grotte. Pourquoi pas. Il s'arrête quelques minutes, pour l'écouter, le dos contre le rocher. De nouveau, il se sent presque coupable de ce qu'il est venu faire. Une petite voix lui dit de rebrousser chemin. Que ce qu'il est venu faire n'est pas bien. Que s'il continue, il va le regretter. Que ça risque de lui changer toute sa vie dans un sens qui ne va pas lui plaire du tout. Qu'il pourrait même perdre Mélusine sans espoir de retour...
Mais il se dit alors que s'il est venu, c'est avec la possibilité d'apprendre des nouvelles désagréables voire douloureuses, et qu'il doit être prêt à y faire face. Il se dit aussi que s'il recule maintenant, il risque de le regretter toute sa vie. Qu'il se sentira lâche. Que s'il recule maintenant, il n'est pas un homme. Alors il prend son courage à deux mains et s'avance vers l'entrée de la grotte.
Il avance toujours aussi précautionneusement. Il connaît cette grotte depuis si longtemps... Il sait comment se placer près de l'entrée pour voir à l'intérieur sans être vu. Il remarque Mélusine dans la petite rivière qui traverse la grotte. Assise, en train de démêler ses cheveux avec un grand peigne en écaille. Pas loin d'elle, sur le sol de la grotte, des... des sortes de pierres précieuses taillées, de couleur. Elle chante pour elle-même, apparemment toute seule. Il essaie de distinguer une autre présence près d'elle. En vain. Elle est juste assise dans la petite rivière, nue, en train de se baigner. Il est ému. Il sourit. Mais il lui semble remarquer quelque chose d'anormal dans son assise... quelque chose qu'il n'arrive pas bien à distinguer ni à identifier. Il doit s'avancer pour y voir plus clair et voir de quoi il s'agit, alors il entre dans la lumière et s'inscrit dans l'entrée de la grotte. Comme sa présence obscurcit la lumière, et qu'en plus de ça, en se déplaçant, il produit un léger bruit, Mélusine sursaute et change de position. Ses yeux s'agrandissent brusquement.
- Siegfried ?
Il y a autant de frayeur que de surprise dans sa voix. Elle se redresse... Et là, il comprend brusquement ce qu'il y a d'anormal en elle. Ses hanches ont disparu, ses jambes ont disparu... et à la place, ce qu'il y a, c'est... une queue de poisson ?!
C'est lui, pour le coup, qui écarquille les yeux et qui s'effraie.
- M... Mélusine ?!
Il n'arrive pas à croire à ce qu'il voit. Une queue de poisson ? Vraiment ?... Ce n'est pas possible !?... Il doit sûrement être en train de rêver ?...
Il doit s'en assurer. Alors il s'avance vers elle, il s'approche de la rivière - dans sa tête, une voix commence à marteler " non, non, non, non"...
- Siegfried, non !
- Mélusine ?
- Non Siegfried ! N'approche pas !
- Mélusine ! Qu'est-ce que...
Il veut s'avancer mais il perd l'équilibre. L'air gronde, la terre tremble, des pierres commencent à tomber. Mélusine jette son peigne du côté de Siegfried. La rivière se vide, Mélusine fixe Siegfried, gravement, en se dressant sur sa queue de poisson, comme pour lui dire adieu - un regard qui semble dire : "maintenant tu sais, voilà ce que je suis, voilà pourquoi tu ne pouvais pas savoir..."
Siegfried la fixe, en silence, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, hypnotisé, paralysé.
Puis la terre s'ouvre.
Elle s'ouvre là où il y avait la rivière.
Mélusine tombe dans la faille qui vient de s'ouvrir.
- Siegfried !!
Son cri de détresse le tire de sa torpeur.
- Mélusine !!!
Siegfried veut se dresser, courir vers elle, mais déjà elle est engloutie dans le vide, le plafond de la grotte s'éboule, des pierres tombent puis des rochers, la grotte se remplit de poussière, il esquive de justesse un rocher qui tombe du plafond. Il bat tant bien que mal en retraite hors de la grotte pour sauver sa propre vie, il s'étale dans l'herbe, sur les pierres, roule en contrebas. Il tousse, expectore la poussière qu'il a respirée, qu'il a avalée. Il attend que le tremblement de terre se calme, que l'éboulement finisse. Les instants semblent interminables. Puis, quand le bruit se calme et que la terre se stabilise, il remonte vers la grotte.
Ce qui était il y a encore à peine quelques minutes la grotte de Mélusine au creux du Bockfiels est méconnaissable. L'entrée est rétrécie, un roc en obstrue une partie. L'intérieur s'est obscurci. L'air est encore plein de poussière en suspension qui est toujours en train de retomber. Il tousse, cherche un mouchoir pour le plaquer sur son visage. Il cherche la rivière, mais il n'y a plus de rivière, il n'y a plus de ruisseau, il regarde derrière vers le fond mais il n'y voit rien, il sait juste qu'il n'entend plus de cascade, il regarde devant mais là où il y eut une rivière il n'y a plus que des pierres, la faille qui vient de s'ouvrir sous les pieds de Mélusine, euh sous sa queue de poisson, il ne sait plus, enfin la faille qui vient de s'ouvrir s'est déjà rebouchée, alors dans la panique il se met à genoux et enlève des pierres, encore des pierres, il appelle Mélusine, il crie son nom, encore et encore, mais personne ne lui répond et il ne la retrouve pas sous les pierres, sous les rochers et dans la poussière... Alors il cesse d'enlever des pierres et il se met à hurler comme une bête, à pousser des cris qui lui sortent des entrailles, et sur son visage, les larmes coulent et viennent se mêler à la poussière.
Mais Mélusine subit son destin, elle est déjà en train de payer le prix de son sortilège. Dès que la faille l'a engloutie dans le vide, en tombant, elle a senti la transformation en train de s'opérer en elle.
Toute fraîcheur a disparu de son corps, le feu l'a remplacée. Elle a senti sa queue de poisson devenir queue de dragon, le dessus de son corps devenir serpent. C'est une rivière de lave qui a absorbé sa chute et a accueilli ce qu'elle est devenue, et une clé d'or est venue lui verrouiller la bouche de l'intérieur. L'appel de Siegfried, elle ne l'entend plus que de loin, et de toute façon, elle ne peut plus y répondre.
Elle sait quelle est sa peine. Elle l'a toujours su, depuis le début. Elle est condamnée à rester ainsi pendant des âges géologiques. Elle n'aura droit désormais qu'à une permission d'un jour tous les sept ans, pour coudre un point à une longue chemise qui sera sienne quand son ouvrage sera terminé. Ce jour-là, sa malédiction prendra fin, mais quand elle quittera sa prison de feu et de lave pour redevenir sirène, le Bockfiels tout entier s'éboulera à son tour et engloutira Lucilinburhuc sous la roche.
À moins qu'entre-temps il se trouve quelqu'un d'assez courageux pour aller chercher avec sa bouche la clé d'or qui verrouille sa gueule de serpent de feu...
Musique : Kelela - Holier
Épisode 88 : Oraison funèbre
Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos