Épisode 83 : Échos et vibrations
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Épisode 83 : Échos et vibrations
Les semaines passent. Mélusine a suivi le conseil du Père Adalbéric et s'est à nouveau réfugiée dans son boudoir. Elle avait besoin de se retrouver après cette entrevue catastrophique, et de toute façon, elle sentait bien que la réconciliation sur l'oreiller ne serait pas à l'ordre du soir, avec ou sans Siggi le Fou. Siegfried semble s'être accommodé de la situation sans problème, alors mieux a sûrement valu de prendre l'initiative de réintégrer son boudoir que se faire répudier par lui dans leur chambre. Prendre les devants est toujours moins humiliant. Cela ne résout rien, certes, mais au moins la fierté est sauve et c'est toujours ça de gagné. Elle n'y a pas perdu sa dignité. Même si ce n'est qu'une maigre consolation.
Elle a demandé à Geerty de rapatrier quelques vêtements dans son boudoir. Évidemment, cela a fait jaser les domestiques - mais, étonnamment, moins qu'on aurait pu le croire. Ils ne commentent la situation, la plupart du temps, que par quelques regards et quelques mimiques qui expriment tour à tour la perplexité et la résignation. Ils ont depuis longtemps renoncé à comprendre les péripéties du couple que forment le maître et la maîtresse des lieux. Du moment que les hauts et les bas de leur vie conjugale ne les rendent pas plus grincheux, pour eux, c'est l'essentiel. Pour le reste, ils perdent l'envie de commenter une évolution qui n'a pour eux aucune logique.
Plus souvent qu'avant, beaucoup plus souvent, pas que les samedis, Mélusine descend, discrètement, dans sa grotte du Bockfiels. Et là, elle laisse son chant de sirène exprimer sa tristesse. Oh, pas toute la journée - pas en dehors de ses samedis. Mais elle a besoin de ces quelques heures passées à s'exprimer pour garder son équilibre, pour pouvoir faire bonne figure devant les autres et faire ce qu'elle doit faire le reste du temps. Elle a un deuil à faire. Un deuil dont elle a toujours su au fond d'elle-même qu'elle devrait le faire un jour de toute façon. Certes. Mais un deuil qu'elle ne s'attendait pas à devoir faire dans ces circonstances-là. Pas comme ça. Pas à cause de ça. Un deuil auquel elle a toujours espéré pouvoir échapper un jour, d'une manière ou d'une autre. Un deuil qui, aujourd'hui, s'impose à elle avec d'autant plus de violence. Une violence qui lui rappelle la douleur éprouvée neuf ans auparavant, quand Siegfried a fait son fameux vœu.
Les gens, à ces moments-là, au château et un peu aussi en ville, entendent un bruit étrange, un bruit ou une musique, dont ils ignorent la provenance et la nature. Tous - sauf Siegfried. Lui, il comprend. Il sait.
Lui et Mélusine ne communiquent plus guère, sauf pour discuter du strict nécessaire. Des enfants. Des affaires du château, de la ville, du comté. Pour demander l'un à l'autre, lors des repas, de se passer mutuellement les plats de nourriture. Pour sauver les apparences devant les autres - sans vraiment tromper grand monde en vérité, même si leurs enfants, comme les domestiques, ont appris avec le temps à ne pas poser, ni se poser, trop de questions. D'ailleurs, les cadets ont connu leurs parents plus longtemps en froid que tendrement unis. Quand elle y pense, Mélusine se demande, en utilisant les métaphores apprises auprès du Père Adalbéric, de combien d'enfer il faut payer un moment de paradis. Leur réconciliation lui paraît encore si récente...
Parfois, il lui arrive de croiser le Père Adalbéric sur le chemin de ronde ou au détour des couloirs du château. Rien de nouveau, ni d'exceptionnel, ni d'inhabituel en soi : ça se passe depuis des années, elle le croise comme elle croise n'importe quel autre habitant du château. Mais depuis le calamiteux entretien qu'ils ont eu à trois, il cherche discrètement son regard pour lui demander silencieusement si elle va bien. Elle hoche discrètement la tête en guise de réponse. Puis ils passent leur chemin. Une fois, ces derniers jours, il a même pris le temps de lui demander si Siggi le Fou s'était encore manifesté. Elle lui a répondu que non. Et c'est un fait qu'elle n'a plus retrouvé Siegfried étendu tout habillé sur leur lit dans leur chambre (où elle passe encore régulièrement pour vérifier que tout va bien), qu'il ne semble plus avoir fait depuis lors une de ses crises. En tout cas les domestiques ne parlent plus d'événements semblables. Elle n'a plus non plus remarqué chez lui de manifestation bizarre, ni dans son apparence ni dans son comportement. Parfois Mélusine se dit, toujours en rentrant dans l'univers du Père Adalbéric - qui, après tout, est aussi celui de Siegfried - que si Siggi le Fou est en réalité un quelconque démon qui s'est glissé dans le corps de Siegfried avec pour but de le séparer d'elle, au fond, il n'a plus besoin de se manifester. Il a atteint son but. Il a obtenu ce qu'il voulait. Pourquoi le voulait-il, elle n'en a aucune idée. Puisqu'il s'agirait d'un démon, peut-être n'y aurait-il là que le pur plaisir de faire souffrir ? Mais pourquoi ? Dans la nature, aucun animal ni aucune plante ne fait souffrir gratuitement, il y a toujours une raison. On a faim, on veut se défendre, on s'approprie ou on conserve un territoire, on se sent menacé, on veut une nourriture plus savoureuse. Peut-être est-il temps désormais pour Mélusine de quitter cet univers qu'elle ne comprend pas ?... Après tout, elle ne s'y attarde que pour un humain qui, désormais, semble bien ne plus vouloir d'elle...
Justement, elle passe sur le chemin de ronde, et elle le voit de dos, penché, comme un certain soir il y a quelques semaines, par-dessus le garde-fous, en appui sur les coudes, à regarder dans le vide. Elle est remontée, pas longtemps auparavant, de sa grotte au creux du Bockfiels. Elle est sûre qu'il l'a entendue. On est en pleine journée, il y a de la circulation dans le château, à l'intérieur comme à l'extérieur, et la ville bourdonne d'activité, donc il y a peu de chances qu'il commette l'irréparable, même si au vu de l'expérience passée, son attitude le suggère. Il y a encore quelques semaines, à peine, avant ce funeste entretien, elle serait allée le rejoindre à son créneau, elle lui aurait posé la main dans le dos ou sur l'épaule, peut-être même qu'ils se seraient parlé. Mais maintenant, il n'en est plus question. Elle ne serait pas la bienvenue, c'est pratiquement certain. Elle pourrait juste passer son chemin. Continuer sa route et vaquer à ses activités comme si de rien n'était. C'est même normalement ce qu'elle devrait faire. Mais au lieu de cela, elle aussi s'arrête, deux ou trois créneaux plus loin, et elle aussi se penche par-dessus le garde-fous. Pas parce qu'elle a envie de commettre l'irréparable, non. Elle tient trop à la vie pour cela. Mais elle tente de porter son attention sur la ville, puis sur la forêt en bas du Bockfiels, qui est bien plus proche - mais en vain. Elle ne peut pas résister à l'envie de tourner son regard vers lui, de l'observer. Il doit sentir qu'elle l'observe, car elle le voit tourner la tête dans sa direction. Aussitôt elle détourne le regard et le porte sur la ville, au loin. Au bout d'un moment, elle coule de nouveau un regard oblique dans sa direction. Il regarde à nouveau droit devant lui. Alors elle ose une fois encore un regard plus franc. Ce profil. Elle doit fermer les yeux. Elle l'encaisse comme un coup au cœur. Reprend sa respiration. Rouvre les yeux. Au moins il regarde droit devant. Plus en bas...
Et puis qu'est-ce que ça peut lui faire. Ça ne devrait plus lui importer. Après tout, ne lui a-t-il pas claqué la porte de son cœur au nez ? Elle ne devrait plus rien avoir à faire de lui. Et peut-être le temps est-il venu pour elle, justement, de faire ses adieux au monde des humains. S'il n'y avait pas ses enfants, elle y penserait beaucoup plus concrètement au lieu de se contenter de se dire que "peut-être, elle devrait partir", mais de rester malgré tout... même si ses cadets commencent à grandir eux aussi.
Elle tourne les yeux à nouveau vers la ville - plutôt que vers le bas - et tente de concentrer ses pensées sur elle. Cette ville qui, paraît-il, n'existerait pas sans elle et sans sa voix. Du moins c'est ce qu'il lui a dit quand ils se sont réconciliés... réconciliés pour quoi faire. Pour en arriver où ils en sont aujourd'hui ?... Elle en revient toujours au même : que fait-elle d'autre qu'essayer désespérément de retarder une échéance pourtant inévitable ? qu'elle devra tout de même bien trouver le courage d'affronter un jour ?... Après tout, en ayant donné sept enfants à l'humain qu'elle a aimé et en étant, paraît-il, à l'origine de la construction d'un château et de la naissance d'une ville, n'a-t-elle pas accompli son destin parmi les humains ? N'y a-t-elle pas fait son temps ? N'est-il pas temps pour elle de repartir ?... Tant d'humaines, de vraies, meurent bien à l'âge que leur société suppose être le sien, même en laissant des familles entières et de jeunes enfants derrière elles... Personne ne trouverait sa disparition anormale outre mesure - mis à part le fait que l'on ne retrouverait pas son cadavre ? Alors que pendant ce temps-là, elle continuerait juste son existence de sirène comme elle l'a fait depuis des temps immémoriaux ? Elle se chercherait un autre endroit, une autre rivière, un autre rocher... si possible loin des humains...
De nouveau, elle se sent observée. Et ça vient de son côté. Jusqu'à quand vont-ils jouer ce jeu ridicule ?... Et pourquoi a-t-elle à ce point envie de savoir comment il la regarde ? Même si elle le sait, qu'est-ce ça va changer ?... Vont-ils juste repartir une fois encore sur le même carrousel ? Combien de temps durerait le tour cette fois-ci ?... Elle y a cru une fois, que ça pourrait repartir une bonne fois pour toutes, ou au moins pour longtemps... et elle n'est plus la sirène naïve d'autrefois, qui croyait que le carrousel pourrait tourner toujours sans jamais s'arrêter... ou alors peut-être leur faudrait-il, pour qu'il le fasse, des conditions qu'ils ne remplissent pas... qu'ils n'ont jamais vraiment remplies, en fait. Avoir dès le départ de lourds secrets l'un pour l'autre, n'est-ce pas là un frein puissant ?... Et maintenant, en plus, la confiance est perdue. Des deux côtés, en plus.
Elle baisse la tête un moment - espérant peut-être mieux lui cacher son regard oblique ? - puis relève la tête de son côté, juste un peu trop vite avant qu'il se détourne. Il l'a vue - trop tard pour se cacher... Et elle voit son regard revenir vers elle.
Ils se regardent.
Leurs regards se croisent. À distance.
Chacun se raccroche au mur de créneau le plus proche.
Ils se regardent. S'interpellent du regard.
Puis ferment les yeux. En les plissant. En avalant leur salive. En reprenant leur respiration. En laissant échapper un soupir.
Et elle, elle quitte son créneau et rentre dans le bâtiment.
Elle entend des pas derrière elle.
Quelqu'un qui marche rapidement, plus vite qu'elle, qui la rattrape.
Surtout ne pas se retourner.
Il la rattrape. Elle sait que c'est lui.
- Mélusine !
Elle tente de l'ignorer.
- Mélusine, je te parle !
Elle tourne la tête vers lui. Il faudra bien qu'elle l'écoute.
- C'était toi, tout à l'heure, là en bas ?
- Quoi, tout à l'heure ?
- Ce chant.
- Quel chant ?
- Ne fais pas l'innocente. C'était ta voix. Je la reconnais entre mille et tu le sais bien.
Touchée. Elle respire profondément.
- Et alors ?
- Arrête.
- Arrêter quoi ?
- Arrête avec ça.
- Et pourquoi ?
Il s'arrête. La regarde fixement, sans rien dire. Il pince les lèvres pour les empêcher de trembler.
Elle s'arrête aussi. Le regarde. Avale sa salive. Respire. Cligne des yeux. Relève la tête.
- Laisse-moi au moins le droit d'exprimer...
(elle détourne la tête)
- ... ma douleur.
Elle appuie la langue contre la joue. Respire. Retourne la tête vers lui.
- Si c'est le seul droit que tu me laisses encore.
Sa voix est près de se briser.
Il respire, aussi.
- J'en crève déjà assez comme ça. Pas besoin d'en rajouter...
Sa voix n'est qu'un murmure.
Ce n'est pas "si tu souffres, je souffre aussi". Mais ça y ressemble. De très près.
C'est "je souffre déjà, et si je sais que tu souffres, c'est pire".
De toute façon, c'est un aveu.
Ils en sont tous les deux au même point.
Le stade suivant, c'est de blesser l'autre pour le punir - d'avoir blessé ou d'en rajouter. Ou les deux. Ou pour oublier sa propre blessure.
Doivent-ils vraiment en arriver là ?
Elle le regarde. Inspire. Profondément. Soupire pour expirer.
- Si tu veux que je n'aie plus besoin de m'exprimer...
La voix qui sort de sa gorge est sombre. Un peu grave, mais surtout sombre.
- ... alors fais ce que tu as à faire, Siegfried.
Il avance la main vers la sienne. Hésite.
- Auras-tu confiance ?...
Elle sourit, faiblement.
- J'essaierai.
Il lui prend la main.
Ils recommencent à marcher.
Elle sait déjà où ils vont aller.
Musique : Dead Can Dance - In the Wake of Adversity
Épisode 84 : Requiem pour une confiance perdue
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