"le fauteuil rouge" extrait n°2
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"le fauteuil rouge" extrait n°2
je pensais l'avoir publié hier mais je le retrouve pas dans mon historique voici les scènes 6 à 8 : bonne lecture
et tout d'abord, une petite touche culturelle. : " Il faut avec les mots de tout le monde écrire comme personne. " ( Colette)
« Le fauteuil rouge »
Scène n° 6
Scène 6 à suivre
Emporté par sa rhétorique, Stef ne l’avait pas vue entrer. Membre repenti du Parti Communiste Français, il appelait tout le monde « camarade » et le directeur : « Camarade Patron ». Debbie étant la seule qui avait droit à « Ma puce ». Elle appréciait peu le rituel du café et assurait le service minimum. Elle se réfugia dans ce qu’elle appelait sa tanière , un recoin à moitié dissimulé par une armoire métallique qui lui assurait un semblant d’intimité.
Elle enleva sa veste imitation treillis et, comme chaque matin, répandit devant elle le contenu de son sac. Tout ce que pouvait transporter pour sa survie une parisienne pas trop moche recouvrit le sous-main transparent protégeant une carte postale du Mexique. Près de l’ordinateur, un cadre vide avait contenu la photo d’un de ses flirts. Les plaisanteries de mauvais goût avaient eu raison de ses velléités romantiques.
« Celui-là on lui met 3 sur 10 … Ça te dirait d’essayer avec un journaliste d’avenir ? »
La photo avait disparu mais elle avait gardé le cadre. Près de la boîte à clés USB, Chouka, une minuscule chouette en granit rescapée de tous ses déménagements, la regardait avec un air désabusé que Debbie trouvait parfois exaspérant. Le planning de la réunion attendait sagement dans la bannette. « Conseil de Rédaction » était écrit en police de caractères gothiques. Elle alluma son PC. Un Garfield repu envahit l’écran. Elle n’avait reçu aucun mail important, pas de messages en absence. Punaisé sur le mur, au-dessus d’une liste de choses importantes à faire, Buddy Bolden la regardait, la tête un peu penchée, avec un sourire énigmatique figé pour l’éternité. Dans les cas d’urgence, il était de bon conseil.
— Vous avez des idées pour tout à l’heure ?
L’ancêtre du jazz haussa virtuellement les épaules. Chouka, elle, n’entrait pas dans ces débats. En se penchant légèrement, elle aperçut la responsable de la photographie et du graphisme qui lisait ses mails d’un air absorbé, tout en sirotant un thé qu’elle infusait avec sa bouilloire privée. Isabelle peignait et exposait dans des galeries confidentielles des toiles qui lui ressemblaient, douces et vaporeuses avec une pointe de mystère. C’était la collègue avec qui Debbie se sentait le plus d’affinités, même si leurs échanges se résumaient le plus souvent à des sourires complices et des conversations vite interrompues. Chaque soir, elle partait retrouver en banlieue un mari dont personne ne savait rien. Sauveur Mantano, le critique aux dents longues qui ne cachait pas ses ambitions de travailler un jour à France-Musique, avait pris, depuis quelques jours, la détestable habitude de jouer les dragueurs. Il se pencha sur son épaule et lui infligea sa plaisanterie favorite sur la ressemblance de Garfield avec certains membres de la rédaction. Elle haussa les épaules. — Il est comme tous les mecs, mon vieux ! Quand il a eu sa bouffe et son câlin il roupille, mais lui ne ronfle pas, ne s’intéresse pas au foot et ne me coûte rien en nourriture. Mantano reprit son gobelet vide et rejoignit le groupe autour de la cafetière.
Elle se résigna à faire acte de présence en entendant la voix du directeur et salua d’un large geste de la main. Stef, seul, eut droit à une bise rapide, privilège qui suscitait bien des commentaires. Il avait mis un veston et une cravate, ce qu’il ne faisait que pour les enterrements et les Conseils de Rédaction. Les esprits mal tournés, ne manquaient jamais de souligner qu’il accentuait ainsi sa ressemblance avec Jacques Villeret dans le « Dîner de cons » .
Scène n°7
Carolyn Paxon tenait son gobelet de plastique comme une flûte de champagne et monopolisait la conversation. Fraîche émoulue d’une école de journalisme, elle cultivait sa ressemblance avec Sarah Jessica Parker et emportait chez elle de vieux numéros du journal « pour mieux s’imprégner de l’esprit maison ». Elle affectait de ne pas remarquer les regards masculins, appelait toutes les femmes « ma chérie » et faisait preuve d’une grande gentillesse envers ceux qui ne lui faisaient pas d’ombre. Les tentatives de copinage avec Debbie avaient tourné court lorsqu’elle avait essayé de la convaincre des vertus du Blackberry pour envoyer des courriels en mode push. Clarisse arriva en coup de vent, comme d’habitude, et sa présence dans les locaux se traduisit aussitôt par une augmentation du niveau sonore. Sosie de Janice Joplin, elle passait le plus clair de son temps à courir les festivals et à inonder d’e-mails la boîte du journal. « J’applique la devise de Sartre:« Le jazz c’est comme les bananes, ça se consomme sur place. »
Ses perpétuels déplacements jalonnés de liaisons éphémères défiaient les lois du temps et de l’espace mais elle se faisait un devoir d’assister aux Conseils de Rédaction. « …. parce que sinon, on perd le contact, surtout quand on est comme moi une éternelle nomade, t’es pas de mon avis ma loute ? ». Debbie s’était promis de résoudre deux grandes énigmes : pourquoi Clarisse l’avait-elle choisie comme confidente et pourquoi l’appelait-elle « ma loute » ? Les anciens racontaient qu’autrefois, entre elle et Stef….
L’heure approchait et le cérémonial se mettait en place. Debbie sortit des toilettes où elle s’était lavé les mains en évitant de se regarder dans le miroir éclairé par un abominable néon jaunâtre. La secrétaire, surnommée « Miss Sourdingue » à cause de son exceptionnelle capacité à ignorer toute requête qui pourrait être désagréable à « Monsieur le Directeur », sortit de la salle de réunion avec une exactitude de coucou suisse.
— Mesdames, messieurs, si vous voulez bien entrer… ?
Scène n°8
Jean-Luc Quidamme, président-fondateur de « Blue Note », était très fier de ressembler à Jean Constantin « qu’il avait très bien connu », avec quelques kilos en moins. Il s’installait toujours dos à la porte, près du paperboard. La directrice de publication prenait place à sa droite et posait devant elle un classeur bardé d’intercalaires qu’elle ne consultait jamais. Gilles Lebrac, rédacteur en chef, s’asseyait à sa gauche. Les autres participants se répartissaient à leur guise. Stef faisait face au Directeur, ce qui leur permettait d’échanger des regards complices qui exaspéraient Miss Gym Tonic. Debbie se plaçait toujours du même côté que Sarah Jessica Parker qui, ainsi, ne pouvait la dévisager sans se dévisser la tête. Pam prit place à côté d’elle. Debbie l’aimait bien. Mélange assez réussi de Béyoncé et de Serena Williams, elle était adepte du culturisme, excellente trompettiste, entretenait soigneusement un léger accent de la Côte Est et régnait sans partage sur la rubrique Free jazz. Elle évoquait volontiers les mandales qu’elle infligeait aux mecs trop entreprenants. Miss Gym Tonic l’appelait en aparté « la lesbienne ».
Robert Lebigre, surnommé l’Intégriste, maniaque de la fiche biographique et maître de la référence en bas de page, installa sa longue carcasse à côté du rédacteur en chef, prêt à en découdre avec Stef, son éternel rival. Leurs querelles sur des points fondamentaux tels que la composition exacte du Golden Gate Quartet lors d’un concert de février 1957, secouaient régulièrement les murs de la rédaction avant de se calmer autour d’une bière. Selon l’avis compatissant de Stef « Au fond, il est plus peinard ici que chez lui. » Brave homme ou emmerdeur patenté, malgré des années de cohabitation professionnelle, Debbie n’arrivait pas à se faire une opinion. A son arrivée au journal, elle avait préféré la protection bourrue de Stef à la sienne et il ne lui pardonnait pas. Elle se réjouit de l’absence de Louis Tardieu, l’homme des billets d’humeur et des chroniques assassines, qui haussait les épaules à tout bout de champ pour bien marquer son détachement des choses de ce monde.
« Lui, tu lui demandes s’il veut un pain sur la gueule, il te dira qu’il s’en fout »
Comme d’habitude Isabelle attendait que tout le monde soit installé. Elle prenait le dernier siège libre, ce qui la plaçait le plus souvent en face de la directrice de rédaction dont elle évitait soigneusement le regard. Précaution inutile, car arrivait toujours le moment fatal où Miss Gym Tonic demandait d’une voix chaleureuse.
« Madame Canetti, nous vous écoutons. »
— Mesdames, messieurs, bienvenue ! Tout le monde est là ?
Miss Sourdingue égrena les noms des absents et les motifs. Le directeur hochait la tête en surlignant distraitement de mystérieuses notes sur son agenda.
— La réunion sera essentiellement consacrée, comme vous le savez, au numéro 240 qui correspondra aux 20 ans du journal. Au vu des idées qui me sont remontées, je suis obligé de rappeler une évidence. Ce numéro doit être exceptionnel. Avant de parler des choses qui fâchent, je cède la parole à Marie-Laure pour faire le point sur vos projets d’articles.
Miss Gym Tonic croisa les doigts. Debbie évita soigneusement son regard de norvégienne frigide.
— Vous avez soumis des idées qui, certes, ne manquent pas d’intérêt mais la plupart méritent d’être … disons …. peaufinées. Elle aimait prononcer ce mot qui annonçait un démolissage en règle. — Parlons d’abord de votre projet, ma chère Carolyn L’interpellée rejeta en arrière une longue mèche de cheveux blonds.
— L’idée d’extrapoler les tendances actuelles du jazz pour en déduire ses évolutions est en soi excellente. Sarah Jessica Parker était la seule à être la « chère » de la directrice de rédaction.
— Toutefois … Debbie baissa instinctivement la tête pour éviter le choc des glaciers.
— … l’histoire nous apprend que ceux qui se sont livrés à ce genre d’extrapolation, dans quelque domaine que ce soit, se sont le plus souvent trompés.
SJP soutint son regard en arborant son plus beau sourire.
— La ligne éditoriale de notre publication n’est-elle pas d’informer les lecteurs des tendances, avec la part de risque… et d’audace que cela comporte ?
— En ce qui concerne la lignée éditoriale, vous serez bien aimable de m’en laisser juge.
— De « nous » en laisser juges.
Le directeur qui, l’instant d’avant, paraissait perdu dans d’insondables pensées, était revenu sur terre. Marie-Laure rompit instantanément le combat et se tourna vers Debbie.
— J’ai beaucoup apprécié votre article sur Michel Petrucciani, sensible, émouvant, documenté. Il m’a fait penser à un discours de Frédéric Mitterrand avec l’émotion en plus.
Pour ne pas se trouver un motif supplémentaire d’irritation, Debbie décida de prendre cette remarque comme un compliment.
— Cependant …
Debbie regardait droit devant elle, essayant de ne pas imaginer le visage réjoui de Sarah Jessica Parker
— … Je pense qu’il est préférable de le réserver pour l’année prochaine. Il pourra figurer en bonne place dans un numéro consacré au dixième anniversaire de sa mort. Ce genre de timing fait partie du métier, Debbie. Nous en reparlerons le moment venu, mais je garde votre article sous le coude. Il me plaît… Vraiment ! Votre idée d’enquêtes sur le thème « Que sont-ils devenus » est intéressante quoique peu originale. Elle aussi demande à être creusée.. Clarisse ?
L’interpellée secoua la crinière flamboyante qui lui interdisait à tout jamais de passer inaperçue. C’était la seule, avec Stef, qui se permettait de tenir tête à la directrice de publication. Ayant, comme toujours, préparé son intervention, elle énuméra de sa voix de soprano les dates de son « Jazzy Summertime » qui allait la conduire dans tous les festivals d’été. Chaque année, elle en découvrait un nouveau, le sortait de l’ombre le temps d’un article enthousiaste puis le rendait à sa notoriété départementale.
— Pour le numéro spécial, j’ai un sujet en béton : un florilège de mes rencontres les plus in-cro-ya-bles, je vous ferai un compte-rendu détaillé dans la semaine.
La directrice de publication plissa ses lèvres refaites qui suscitaient des commentaires déplacés.
— Acceptons-en l’augure… Amaury ! Votre enquête sur les chroniques de Boris Vian, appuyée par des lettres inédites, encore que ce point reste à vérifier, apporte certes un éclairage intéressant, il faut bien le reconnaître. Toutefois j’aimerais un peu plus de profondeur dans l’analyse…
Le jeune homme serra la chemise de carton où il enfermait des pages recouvertes d’une écriture serrée.
— Je suis désolé. Je prends note.
Amaury, le dernier arrivé dans l’équipe, s’efforçait d’être en bon terme avec tout le monde. Il s’était rapidement forgé une réputation au journal en s’excusant même pour emprunter un post-it et en déchirant la moindre feuille de papier en fines bandelettes, ce qui faisait déborder sa corbeille. La seule chose qu’on pouvait lui reprocher était le choix de ses cravates et sa coupe de cheveux approximative. Ils ne s’étaient rencontrés qu’une seule fois en dehors du journal lors d’un après-midi cafardeux où elle arpentait le Forum des Halles pour oublier un rancart calamiteux. Il lui avait offert un café et ils avaient parlé de beaucoup de choses en regardant la pluie glisser sur les immenses verrières. Elle s’en souvenait comme d’un moment aussi agréable qu’inespéré. Ils s’étaient quittés sur un « A demain, au bureau » qui n’avait pas eu de suite.
Miss Gym Tonic se tourna vers Stef avec son sourire le plus enjôleur. Elle se méfiait de ses réactions de vieux fauve assoupi. Le directeur avait refermé son cahier et écoutait en lissant son épaisse moustache.
— Stéphane, nous apprécions cette idée de recenser les standards du Blues réutilisés par la publicité. Voilà qui devrait constituer un excellent dossier. Combien de pages ?
— Une dizaine pour l’instant, peut-être plus.
— Parfait, parfait ! Qu’avons-nous encore ? Un florilège des meilleurs articles ? C’est classique. Certes cela plaît toujours mais c’est… classique.
Robert l’Intégriste revint sur son idée d’associer les lecteurs à une série d’enquêtes concernant des archives sonores dont on avait perdu toute trace. Isabelle Canetti proposa d’une voix mourante, une sélection des meilleures photos du journal, chacune illustrant une évolution musicale ou artistique. Contre toute attente, Miss Gym Tonic approuva d’un air intéressé.
— Excellent, Isabelle ! Je retiens la formule. Vous pouvez me faire une première sélection ? Disons, 50 ou 60 clichés pour demain, ça ira...?
Elle la laissa à son bonheur et se tourna vers le Directeur qui croisa les doigts avec la lassitude désabusée des soirs de défaite.
— Je vous ai demandé, dans un moment d’égarement, des idées… Oui, des idées ! Un numéro de rétrospective se doit de plonger dans le passé tout en se tournant vers l’avenir. Je vous laisse méditer là-dessus.
Il laissa à l’assistance le temps d’apprécier la formule. Tous approuvèrent gravement, à part SJP absorbée dans ses notes et Amaury, les yeux fixés sur la table. Il se tourna vers Debbie.
— Debbie, je voudrais revenir sur une de vos suggestions … Bien que je n’aime guère le registre larmoyant sur les célébrités frappées par l’âge, l’idée d’enquêter sur des figures oubliées ou méconnues peut être intéressante. Après tout, les programmes télé montrent que le public adore le concept. J’y mettrai cependant quelques conditions. Debbie s’empara de son stylo-à-encre-cadeau-denoël et ouvrit sagement son carnet.
— Tout d’abord, je préférerais quelqu’un de vivant que l’on puisse éventuellement inviter. Il faudra aussi qu’il ne fasse pas trop légume sur les photos. Condition numéro deux : il doit couler des jours paisibles dans notre beau pays ou à la rigueur derrière une frontière pas trop lointaine, ce qui me dispensera d’étudier vos notes de frais : condition numéro trois : sa vie doit présenter des mystères, des zones d’ombre que, bien entendu vous dissiperez avec brio… Vous pensez à quelqu’un ?
Le directeur but posément son gobelet de thé citron qui commençait à refroidir. Le silence retomba, souligné par le claquement léger, léger des ongles de Sarah Jessica Parker. Les regards se croisaient autour de la table. Stef leva le doigt comme un bon élève.
— Mezz « Finger » Wasp !