Le fauteuil rouge scènes 28 et 29
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Le fauteuil rouge scènes 28 et 29
Scène 28
— Messieurs-dame…
La volumineuse maîtresse des lieux approcha en souriant. Son visage rebondi défiait l’apparition des rides.
— C’est vous la demoiselle du journal de jazze ? On se demandait quand vous alliez arriver ! Vous n’avez pas eu d’ennuis j’espère ? Moi, c’est madame Lestouffade mais vous pouvez m’appelez Maryvonne. Voilà mon mari, Marcellin et nos voisins, monsieur et madame Chassignol. Vous prendrez bien quelque chose ? Monsieur Mezz est venu tout à l’heure prendre le digestif. Il a dit qu’il vous attendait, pas vrai Cyprien ? Le vieillard chauve au visage de casse-noisettes approuva en louchant sur la bouteille.
— Alors comme ça, c’est donc vrai ce que raconte Marcellin ? Vous venez de Paris pour interviewer notre vedette ? Allez, mademoiselle, santé ! Longo mai ! comme on dit chez nous.
— C’est exact ! Nos lecteurs aimeraient savoir ce qu’il devient depuis toutes ces années.
Debbie ferma les yeux. Elle détestait le muscat mais les gâteaux et les apéricubes calmèrent sa fringale. Pour faire bonne mesure, elle accepta quelques tranches de chorizo. Elle commençait à trouver ses hôtes très sympathiques Le voisin secoua la tête en montrant la colline.
— C’est qu’il a encore du souffle, le vieux gredin ! Il nous fait son concert tous les soirs, même par temps de mistral. Encore heureux qu’on n’habite pas trop à côté, pas vrai maman ?
— Arrête donc de faire le nifle ! Monsieur Mezz, il a peut-être vingt ans de plus que toi mais faut voir comme il se tient… De loin, on dirait un jeune homme.
— Je suis peut-être un couillon mais je sais reconnaître la bonne musique quand je l’entends. Moi je vous le dis, mademoiselle, je comprends qu’il ait eu du succès.
Marcellin Lestouffade adressa à Debbie un regard complice. Son épouse approuva d‘un vigoureux hochement de tête.
— D‘après ma sœur, il était comme qui dirait une vedette, à Nouyorque il y a des années de ça. Même qu’il jouait dans de grands orchestres avec les Noirs. C’est vrai ou c’est pas vrai, mademoiselle ?
— Tout à fait vrai. Elle le connaît bien ?
— Vous pouvez le dire ! Pendant dix ans elle y est allée pour le ménage et pour s’occuper de la pauvre dame. Elle était pas épaisse et pourtant elle avait de l’appétit c’était un plaisir ! Y a des tempéraments comme ça. Moi dès que je mange, je prends !
— Pourrais-je rencontrer votre sœur ? J’aimerais lui poser des questions.
— Ma pauvre nine ! On l’a enterrée l’an dernier dans le caveau de mes parents et du grand père Arsène qu’a été fusillé par les Allemands.
Scène 29
Debbie s’essuya le front. Le vent de la mer agitait les branches des grands pins sans entamer la lourde chaleur. Elle trouva le chemin menant à la villa entre deux places de parking dont la peinture blanche s’écaillait sur le goudron. Elle leva les yeux vers la colline dorée par la chaude lumière de l’après-midi finissant, fronça le nez et respira à fond le parfum de lavande et d’herbe écrasée de soleil qui avait imprégné son enfance.
Elle se concentra pour activer son chakra du courage, comme le lui avait appris un maître oriental natif des Hauts-de-Seine à une époque où Josie avait réussi à l’intéresser au mysticisme tibétain, et se mit en route entre les buissons indisciplinés. La poussière blanchit rapidement ses espadrilles. Un épaulement rocheux masquait la dernière étape de sa quête. Le crissement des cigales reprit puis s’arrêta.
La villa attendait, silencieuse, accroupie à flanc de colline. Les volets étaient clos. Elle regarda autour d’elle. Des souvenirs de films VHS peuplés de morts-vivants et d’araignées géantes vinrent chatouiller sa mémoire. Un ancien petit ami en avait plusieurs étagères et lui parlait de Freddy-les-griffes-de-la-nuit comme d’un copain un peu original. Elle ne l’avait pas quitté pour cette raison, quoique… Le portail peint en blanc était ouvert. Elle fit quelques pas et se retourna.
Aucune main invisible ne l’avait refermée. « Tu lis trop Stephen King, ma vieille ! »
L’allée fendait la pelouse soigneusement entretenue. Une mousse aux reflets ocre envahissait la margelle d’un vieux puits. Un escalier de pierre menait à la terrasse. Elle monta les marches une à une en essayant de manifester sa présence. Le soleil dessinait des ombres dures sur les dalles. Indécise, elle regarda autour d’elle. Sur le mur, elle discerna des taches plus pâles, qui lui firent penser à de vieilles tapisseries trop longtemps masquées par des tableaux.
— Monsieur Wasp ?
« Les choses ne sont jamais comme on les a imaginées »
Un bruit de pas résonnait dans la pénombre d’une salle de séjour qu’elle devinait vaste et sonore. Un rayon de soleil caressait le flanc incurvé d’un piano. De vieux souvenirs griffèrent sa mémoire. Elle revit le salon d’une tante chez qui elle allait toujours avec une pointe d’angoisse. Elle n’avait jamais aimé cette longue dame pâle aux ongles carmin .
Elle avança en retenant son souffle et se trouva face à un fauteuil de cuir rouge qui tendait ses longs accoudoirs vers la mer. Des images de femmes coiffées à la Louise Brooks, en jupes fendues et fume-cigarettes flottaient devant ses yeux. C’était là que Déborah avait passé ses dernières années. Elle s’approcha de la balustrade et suivit le ballet lointain des vagues et des nuages bousculés par le vent. Mezz « Finger » Wasp, le dernier mystère vivant du jazz était là. Elle sentait sa présence. Surtout ne pas se retourner, résister à la tentation de fuir. Elle ne savait plus si les pulsations sourdes qui emplissaient ses oreilles provenaient de son cœur ou de la villa hostile. Un reflet clair froissa la pénombre.
— Je vous attendais !