le fauteuil rouge scènes 34 et 35
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le fauteuil rouge scènes 34 et 35
Scène 34
Dans le silence rassurant de sa chambre, Debbie veillait tard. Elle relisait les notes rédigées sur des cahiers à petits carreaux qu’elle achetait à la librairie-presse-papeterie du village où elle était devenue une habituée.
Son lit faisait face à la fenêtre. Les mains croisées derrière la nuque, les yeux perdus dans le ciel pointillé d’étoiles, elle se laissait aller aux souvenirs et se sentait de plus en plus forte pour affronter les vagues noires du passé. Elle dormait peu mais son sommeil n’avait jamais été aussi profond. Le matin, sous l’arbre, en grignotant ses tartines, elle écoutait les commentaires de madame Lestouffade sur les voyous qui allumaient des feux de forêts. Les jours passaient. Lorsqu’elle s’asseyait sur la terrasse, Debbie sentait près d’elle le souffle de la femme disparue. Mezz parlait comme il ne l’avait plus fait depuis la mort de Deborah. Il parlait, mais ne se livrait pas. Elle attendit patiemment qu’il ressorte de ses jungles mortelles.
— Vous imaginez sans doute que boire fait partie du génie ? Foutaises, Debbie !... Que ce soit l’alcool ou les champs de mines, on ne plonge jamais en enfer par plaisir!
Jamais…. Il avala une gorgée de jus de fruits avec le recueillement qu’on réserve aux grands crus.
— Je n’ai jamais aimé boire, même pour tromper l’ennui de Somerville, même avant de monter à l’assaut. J’en ai tant vu, qui se sont détruits par l’alcool. Bolden, Young, Parker, Keppard, tant d’autres.
Parfois, quand la maison dormait, elle s’accoudait à la fenêtre et s’offrait à la nuit. Elle écoutait les mille frémissements de la terre caressée par la lumière diffuse des étoiles, cherchait à entendre les échos du saxophone. Elle ne pouvait pas voir la villa mais imaginait Mezz, fantôme blanc dans la grande maison peuplée d’ombres, assis près du fauteuil aux souvenirs. Jour après jour, ils s’aventuraient plus loin sur les chemins du passé.
— Vous avez connu Bessie Smith ?
— J’avais vingt ans quand elle est morte, mais j’ai eu la chance de l’écouter une fois !
Sa voix éraillée se fit encore plus traînante.
— Votre génération ne la connaît que par les films, mais essayez d’imaginer… Quand elle arrivait sur scène, plus personne ne la quittait du regard. Elle était là, c’est tout ! Bessie chantait, et les gars cessaient de faire du gringue à leur petite amie. Il prit son saxophone et égrena les premières notes de « Empty bed blues ».
« Le vieux tourne-disque crachotait et les premières mesures envahirent la chambre. — Pas si fort ! Maman va entendre.
— T’as toujours peur de tout, t’es agaçante ! Ecoute plutôt, c’est une grande chanteuse américaine. C’est quoi son nom ? »
Mezrow Wasp parlait de voix disparues, de regards éteints et de mains tendues vers un ciel inaccessible. Un jour chargé de nuages, elle le surprit à passer une peau de chamois sur le fauteuil avec des gestes lents. Il se releva en l’entendant et se tourna vers elle.
Jamais il ne lui avait paru aussi vieux. Il tapota l’accoudoir.
— La femme de ménage n’y touche pas. J’ai l’impression qu’il ne supporte que moi. Vous devez me trouver un peu fou ?
— Pourquoi restez-vous dans cette maison ?
— Où voulez-vous que j’aille ? J’ai parcouru le monde et je suis fatigué. Je n’ai plus de famille. La dernière fois que j’ai voyagé c’était pour aller à l’enterrement de Billy Coleman dans un petit village français dont j’ai oublié le nom. J’ai fait là-bas un des meilleurs repas de ma vie.
Scène 35
Les soirées avec les Lestouffade réveillaient en elle le regret d’une vie de famille trop vite déchirée. Un soir, elle monta sur le pèse-personne, ce qu’elle n’avait plus osé faire depuis des semaines. Elle avait perdu du poids. Comment était-ce possible avec tous les bons plats que mijotait la maîtresse de maison ? Elle avait dû insister pour aider à débarrasser la table.
— Vous allez tous les jours faire le ménage à la villa ?
— Vouais ma petiote, chaque jour que Dieu fait. J’ai pris la succession de ma pauvre sœur sauf que j’ai seulement monsieur Mezz à m’occuper. Je suis pas manchote et c’est pas si dur que ça en a l’air. Y a des pièces où il ne va jamais, je les aère, je donne un coup de balai et c’est pas le mobilier qui gêne. Au rez-de-chaussée, coup de chiffon sur les meubles, je passe la serpillère et basta. Même du vivant de la pauvre dame, ils ne recevaient pas grand monde…
Des gensses qu’il avait connus quand il faisait sa musique. Des messieurs sérieux comme des banquiers, le médecin, le coiffeur une fois par mois. On les voit parce qu’ils sont obligés de passer devant chez nous. Pour la Noël et quelquefois dans l’année, on les invitait à manger, on était comme qui dirait leur famille. On installait un bon fauteuil face à la mer, juste là où vous êtes.
— Avez-vous une photo de cette femme ?
Marcellin Lestouffade intervenait peu dans la conversation, qu’il écoutait en lissant sa moustache avec un sourire entendu.
— Pécaïre non ! Tout ce qu’on peut en dire, qu’elle a dû être très belle quand elle était jeune.
— Rolande s’était inscrite à la bibliothèque pour lui apporter des livres. Des fois, on ne comprenait pas le titre. Pourtant, mon mari et moi, on a eu le certificat d’études et on n’a pas besoin de se faire expliquer ce que racontent les journaux. Tout ça pour dire qu’elle lisait beaucoup et qu’elle avait toujours un canif sur la table près d’elle.
— Pourquoi faire ?
— Pour découper les pages pardine ! Y avait des livres que personne avait jamais ouverts avant elle.
— De quoi parlaient-ils ?
— Souvent d’astronomie. J’imagine qu’elle devait passer ses soirées à regarder les étoiles.
Madame Lestouffade posa sur la table une tarte aux pommes des plus appétissantes.
— Elle aimait bien aussi les histoires de la vie des gens. Comment on appelle ça déjà ?
— Les biographies.
— Comme vous dites !