L'œil de la nuit (2019) Pierre Péju
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L'œil de la nuit (2019) Pierre Péju
Psychopathologie d'un américain des villes
Philosophe, Pierre Péju a eu un parcours culturel varié. Originaire de Lyon, il a un peu plus de vingt ans quand il s’installe à Paris et que se déclenchent les événements de mai 1968. Il en fait partie alors qu’il étudie la philosophie à la Sorbonne, et participera après coup à la rédaction de diverses revues. Puis il va étudier la psychologie clinique, ce qui va l’amener à publier plusieurs livres inspirés par cette discipline, dont l’essai La Petite Fille dans la forêt des contes, et L’œil de la nuit, qui brode une narration autour des figures fondatrices de la psychanalyse. Plus particulièrement, l’ouvrage met en lumière la personnalité d’Howard W. Frink, psychanalyste américain, deuxième président de la New York Psychoanalytic Society. Il s’est plusieurs fois allongé sur le divan de Sigmund Freud, qui a eu maille à partir avec cet esprit tourmenté.
Dans le milieu des années 1910, le psychanalyste Howard W. Frink a de nombreux patients, autant en psychiatrie qu'en psychanalyse, et donne des cours de neurologie. Il vit cependant dans une inquiétude permanente, se fondant souvent le soir dans le cœur de New-York. Encore épargnés par la Première Guerre Mondiale, les États-Unis vivent alors une effervescence économique et culturelle. Se terrant dans un pub, Howard se fait remarquer par sa grande taille et sa minceur, alors qu'il ne cherche qu'à se fondre dans la foule. Un jour un homme dénommé Nathan Ashmeyer l'aborde, c'est un ancien camarade d'école de médecine. Ils se remémorent des anciennes anecdotes et se racontent leurs vies, se trouvant bientôt de nombreux atomes crochus. tout d'un coup, Horace se lève et quitte l'établissement, laissant Nathan seul au cœur de la nuit.
La construction de L'œil de la nuit se fait un peu en trompe l'œil, tout du moins au début. L'auteur nous embarque ainsi dans une relation un peu étrange entre Howard W Frink et Nathan Ashmeyer, deux hommes tout aussi tourmentés l'un que l'autre. Puis à la faveur d'un événement inattendu, alors que l'on était accroché par cette intrigue, on bascule dans une toute autre narration. Ce dispositif est assez malin, en plus d'être plutôt original : ces légers changements de rythme nous permettent de rester vigilant, d'être sans cesse aux aguets. Peut-être devrait-on faire l'analogie avec le titre du livre, provenant en partie de l'expression française « ne pas fermer l'œil de la nuit », entendu à Paris par le personnage principal. Car l'histoire qui nous est racontée est celle d'un homme qui a tout au long de sa vie lutté contre ses démons intérieurs, ne parvenant jamais à trouver la paix.
Le choix de ce personnage, dont l'existence structure l'ossature de L'œil de la nuit, est tout-à fait judicieux. Car Howard W. Frink a bel et bien existé, et il a vécu des événements passionnants, tout du moins pour ceux qui s'intéressent à la psychanalyse. Ceux dont cette discipline indiffère, voire rebute, risquent d'avoir du mal à cette figure, malgré les aventures plus ou moins rocambolesques qu'il va traverser. Car l'essentiel de sa vie va tourner autour de ce virus des esprits qui gagne alors le Nouveau Monde. Ce qui est l'occasion de croiser les figures paternelles de la psychanalyse, autant aux États-Unis qu'en Europe, dont bien entendu, et en premier lieu, Sigmund Freud. C'est là où le roman s'avère à la fois fascinant et décevant, Pierre Péju s'aventurant à certains moments dans des interprétations plus ou moins hasardeuses, s'insinuant non seulement dans les pensées du « Maître » mais aussi dans ses mots.
Exercice périlleux, L’œil de la nuit n’en demeure pas moins un objet passionnant, tant de façon historique que littéraire. On ne connait en effet pas bien Howard W. Frink, et il semble aujourd’hui pertinent de mettre en avant non seulement les fondateurs de la psychanalyse mais aussi leurs premiers adeptes. Et l’angle que Pierre Péju adopte n’est pas vraiment militant, comme a pu l’être les récents détracteurs de Sigmund Freud. Car Frink n’a été pour ceux-ci qu’un bouc émissaire, preuve flagrante, à leurs yeux, de l’échec du professeur viennois. Or la personnalité de Frink était très complexe et le roman dessine un portrait plus nuancé que ce que l’on pourrait penser au premier abord. Et l’auteur le fait avec une plume tout à fait élégante, nous entraînant avant tout dans le domaine du romanesque, ce qui est une très bonne façon de captiver les lecteurs.