Une Terre de Métissage -Part. 1 : De l'esclavage et de son abolition
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Une Terre de Métissage -Part. 1 : De l'esclavage et de son abolition
La Réunion, c'est une terre de métissage par excellence. C'est d'ailleurs de cette pluri-culturalité qu'elle tire son nom, donné en 1793 au décours de la Révolution Française, débaptisée alors île de Bourbon (trop royal) pour devenir l'île de la Réunion. Et cette diversité des cultures rassemblées, on la sent de suite !
Il suffit de se balader en centre-ville de Saint Denis pour apercevoir un groupe de jeunes sortir de l'école en djellaba et chechia (le chapeau) blanches, tandis que deux mamans comoriennes en pagne Superwax, foulard sur les cheveux et masque d'argile sur le visage, traversent la rue avec un petit noué contre elles dans le dos, et croiser en même temps une femme typée indienne en pendajbi, avec le bindi rouge placé au niveau du troisième œil. Résonne alors la voix du muezzin du haut du Minaret qui appelle à la prière dans toute la ville, tandis qu'on est en train d'admirer un temple tamoul sur la façade duquel paradent Durga, Ganesh, Kali et Shiva. Plus loin sortent de la cathédrale des blancs, des noirs, des indiens, des asiatiques, et toute une gamme très métissée de personnes mélangeant dans un métissage très singulier l'ensemble de ces origines.
Pour être honnête et précis, ces photos ont été prises à St Pierre au sud et non à St Denis...mais il y a également une mosquée, des temples tamouls et une cathédrale à St Denis !
On descend ensuite sur le front de mer au Barachois, manger un mix de bouchons vapeur, d'acras, de samoussas et de bonbons piments, accompagnés d'achards de légumes et d'une Dodo (LA marque de bière local d'ici : La Dodo lé la !), en même temps que l'on regarde jouer aux boules un homme typé asiatique, un autre à la peau beaucoup plus foncée, un troisième typé blanc européen, et un métissé très remarquable ; d'ailleurs, l'asiatique se prénomme Jean-Claude, le blanc et le coloré (qu'il soit indien, mauricien, comorien ou africain) portent tous les deux le nom de Hoarau ou de Payet (2 noms très usuels ici) ; quant au métis, à la peau claire et aux cheveux crépus, il a des yeux d'un vert très clair qui lui donnent un regard très pénétrant et une beauté très singulière ; et encore plus quand il s'agit d'une femme.
Bref. Oui, ici, on est à un carrefour de cultures et un panache de métissages, issus de vagues de migrations successives dans le temps, des premiers colons blancs (riches propriétaires appelés « gros blancs » et petits blancs sans le sou appelés « yab »), avec leurs esclaves noirs originaires de Madagascar et d'Afrique de l'Est (les« cafres »), aux engagés indiens, qu'ils soient hindous du Sud /de la côte ouest de l'Inde (les tamouls nommés «malbars » ou « malabars ») ou musulmans (les « z'arabes », qui n'ont rien d'arabe bien entendu) ; des asiatiques de Chine ou de Malaisie (regroupés sous le nom « chinois »), aux personnes issues de l'archipel des Comores (les « Mahorais » issus de Mayotte, département français, qu'on distingue bien des « Comoriens » issus des autres îles de cet archipel, totalement indépendantes de la France) ; et enfin les petits blancs débarqués de métropole, pour un temps ou une vie, selon leur parcours de vie (qu'on appelle gentiment les « z'oreilles » ou les « métros »)...
Et c'est peut-être pour ça, parce que d'abord chacun est descendant d'un immigré, et pour cet immense brassage qui en découle, que la réunion de toutes ces cultures diverses, ici à la Réunion, fonctionne si bien. Ou en tout cas qu'on perçoit très vite un équilibre subtil entre d'un côté respect et valorisation de la diversité et des spécificités culturelles, chacun se côtoyant dans ses habits culturels respectifs, fier de son identité, respectueux de celle de l'autre ; et d'autre part mixité, mélange, partage, confrontation et interpénétration de ces différentes origines géographiques et culturelles. De l'interculturalité à plein nez ! Vous m'en voyez ravi...:-) Tout ceci donne in fine une impression de grande tolérance de la diversité culturelle, bien loin des préoccupations identitaires de la métropole face à l'immigration ; et c'est pour moi ce qui forme la profonde et merveilleuse richesse de cette île.
Alors s'il y a une date à retenir ici, c'est celle du 20 décembre 1848. Le 20 décembre ici, c'est jour férié. Le 20 décembre ici, on fête la commémoration de l'abolition de l'esclavage.
C'est donc pour moi l'occasion de vous délivrer quelques brèves notions de l'histoire de la colonisation de cette île, des débuts jusqu'en 1848, date officielle de l'abolition définitive de cette triste page de notre histoire...et le début d'une autre, toujours très chargée historiquement, mais si intéressante à étudier pour mieux comprendre l'île métissée d'aujourd'hui dans ses origines. En espérant ne pas commettre trop d'impairs ou d'imprécisions sur cette période si sensible de notre histoire...
Peut-être y a-t-il eu des peuplements à l'époque préhistorique ; on aurait trouvé des évocations de cette île dans des écrits arabes du VI ème siècle ; toujours est-il qu'au moment des grands explorateurs, Pedro de Mascarenhas accoste sur une terre vierge de tout peuplement en 1512. L'île devient rapidement une étape incontournable pour les marins qui font la route des Indes par le cap de Bonne Esperance. Initialement point uniquement de ravitaillement en eau et vivres et de réparation de quelque avarie, la couronne de France la fait sienne en la nommant Mascarin, puis l'île Bourbon. On peut s'en servir à l'occasion de terre d'exil pour des mutins ; et c'est lorsqu'on découvre que ceux-ci ont su s'organiser pour survivre sur cette Terre très montagneuse et très tumultueuse du fait de son volcan actif, qu'on réalisable qu'elle est colonisable et cultivable. Commence alors les premières migrations et l'installation de quelques blancs très téméraires, entourés d'une dizaine d'esclaves venus de Madagascar, afin de travailler et rendre fertile cette terre.
Ce ne sont bien sûr pas toujours des personnes très recommandables qui s'installent ici. Ce sont plutôt des fuyards, des forbans, des anciens bagnards, des voyageurs ou des colons venant de Madagascar... Commence alors une période de pirates de l'océan indien et de colons qui se sédentarisent, qui organisent la traite négrière et la servitude de ces populations exilées de force, afin d'éviter qu'elles ne se révoltent et puissent se rendre maîtres de l'île.
A Paris, on raffole du café. On introduit alors le caféier du Moka, et le commerce du café explose, ce qui provoque l'affluence toujours plus nombreuse de nouveaux colons intéressés par les bonnes affaires à se faire. On fait venir en parallèle des femmes blanches, mais aussi des esclaves noires ou indiennes, on se métisse allègrement et la population prolifère. On est en 1735. Mahé de la Bourdonnais, gouverneur des îles de l'océan indien, fait de Maurice la base navale et administrative, tandis que Bourbon sert plutôt de garde manger. Il la dote d'infrastructures et y développe les cultures vivrières. Quand le Moka se fait supplanter par l'Arabica, et que les cultures de café sont détruites par un puceron ravageur, le chapitre se clôt et on se tourne alors vers le commerce des épices afin de concurrencer les hollandais et les anglais, puis de la canne et sucre, et enfin de la vanille. Une bourgeoisie bien installée se développe, l'esclavage de masse avec.
Les conditions de vie des esclaves sont extrêmement rudes, et je ne vais pas les décrire ici. Les maîtres se comportent souvent en véritables tyrans de leurs esclaves, qu'ils maltraitent pour un oui ou pour un non, sur lesquels ils ont droit de vie et de mort, et dont le « coût » est beaucoup moins important au vu de la proximité immédiate de Madagascar ou du Mozambique. Les femmes sont séparées des hommes, les enfants sont arrachés dès leur plus jeune âge à leur mère pour être revendus tels de la vulgaire marchandise à un autre propriétaire...
Un certain nombre d'entre eux se rebellent, certains parviennent à s'enfuir et se réfugient alors sur les hauts plus hostiles de l'île, de manière à ne pas être rattrapés par les chasseurs de « marrons », comme on les appelle. La répression du marronnage est en effet extrêmement sévère, avec des histoires de torture dont je vous passe les détails, le but étant de décourager les candidats potentiels à la fuite. Les marrons sont ainsi obligés de fuir plus loin, plus profondément dans l'île, et quoi de mieux comme coins inaccessibles que sont les cirques de Cilaos, de Salazie, et surtout de Mafate ?
Certains parviennent à survivre et à former des petites communautés, puis des clans, qui rivalisent les uns avec les autres. Beaucoup de lieux de l'île, comme « Mafate » par exemple, proviennent de noms de ces chefs guerriers à la fois très réputés et craints, autour desquels se dessinent des histoires et se racontent peu à peu des légendes. Les gros blancs notamment, afin de décourager le marronnage, les font passer pour des chefs cruels et sanguinaires aux pouvoirs maléfiques. La chasse aux marrons est ainsi organisée, une prime est versée pour chaque main coupée rapportée, témoignant de l'élimination de l'un d'eux, la plupart finalement disparaîtront.
Entre 1791 et 1804, Haïti fait sa révolution et accède à l'indépendance, constituant la première révolte organisée et réussie d'esclaves, signant également le début d'une nouvelle ère dans l'histoire du colonialisme. En France métropolitaine, on a également fait la Révolution et rédigé la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. la Constitution Nationale décrète alors la fin de l'esclavage le 4 février 1794. Mais les colons de Madagascar ou de Bourbon n'en tiennent pas compte et poursuivent leur commerce humain, organisant la servitude dans les domaines des « gros blancs » et dans les champs de canne à sucre. Ils seront bientôt revenus dans la légalité grâce à Napoléon, qui rétablit l'esclavage en 1802. Napoléon est défait par les Anglais, l'île bascule un temps sous la couronne britannique (1810-1815), ce qui donne lieu à de grands soulèvements d'esclaves qui aspirent à l'émancipation. Mais il faut attendre 1948 et la II ème République pour que, le 27 avril, le décret d'abolition définitive de l'esclavage soit de nouveau prononcé.
Selon les considérants du décret d'abolition du 27 avril 1848, « l'esclavage est un attentat contre la dignité humaine ; [...] en détruisant le libre arbitre de l'homme, il supprime le principe naturel du droit et du devoir ; [...] il est une violation flagrante du dogme républicain : Liberté, Égalité, Fraternité.» Il interdit absolument « tout châtiment corporel, toute vente de personnes non libres ». Il interdit à « tout Français, même en pays étranger, de posséder, d'acheter ou de vendre des esclaves, et de participer, soit directement, soit indirectement, à tout trafic ou exploitation de ce genre. Toute infraction à ces dispositions entraînerait la perte de la qualité de citoyen français ». L'article 7 enfin précise que « le sol de France affranchit l'esclave qui le touche. » L'abolition de l'esclavage s'applique ainsi dans toutes les colonies et possessions françaises dans les deux mois de la promulgation du décret. 250 000 esclaves noirs ou métis aux Antilles, à la Réunion et au Sénégal sont ainsi libérés.
Mais ici à la Réunion, on fait bien sûr de la résistance. On continue d'abord la traite de manière un peu plus cachée, débarquant les esclaves la nuit, cachés dans des barriques, on poursuit les travaux forcés dans les champs et on punit de châtiments corporels les récalcitrants, on reconduit les émissaires de la République non bienvenus au bateau. Mais à l'île Maurice voisine, sous bannière anglaise, on a déjà aboli l'esclavage en 1835, suite au Slavery Abolition Act. Les gros propriétaires terriens ont beau crier à la mort programmée des cultures vivrières et de l'économie l'île, ils finissent par accepter cette évolution sociétale, moyennant de grosses compensations financières par l'Etat Français. Les anciens exploitants sont ainsi récompensés, quand les exploités sont simplement libérés du joug de leur maître. Et le 20 décembre 1848, Joseph Sarda-Garriga promulgue l'abolition de l'esclavage sur l'île de la Réunion, dans un climat relativement calme et apaisé.
60.000 hommes et femmes, soit plus de la moitié de la population de l'île, sont ainsi libérés du jour au lendemain de leur appartenance à un maître. Mais sans le sou ni un toit pour se loger, sans une éducation ni la possession de terres à cultiver, beaucoup se retrouvent rapidement dans des conditions misérables, venant s'agglutiner dans les villes ou poursuivant le même travail auprès de leurs anciens maîtres pour un salaire de misère, quand les plus courageux partent s'établir sur les Hauts inhabités, pour y défricher un petit lopin de terre, construire une tit' kaze et tenter de survivre. Ils se mélangent et se métissant alors avec ceux qu'on appelle les petits blancs des hauts, les yabs, sans le sou mais de la « bonne » couleur de peau, formant des quartiers populaires autour des villes et dans les campagnes.
Des « engagés », venus d'Inde (du Sud et de l'ouest = hindous/tamouls, puis du Gujarat = musulmans/z'arabes), de Chine, d'Afrique (de Madagascar et de la côte Est), ou enfin des Comores, viennent désormais remplacer les esclaves dans les champs de canne à sucre et dans les plantations de vanille, dans des conditions tout aussi misérables... mais ça, c'est déjà le début d'une autre histoire et d'une autre vague migratoire !
Restent de leurs origines africaines, pour les esclaves désormais affranchis, quelques croyances animistes qui ont survécues à la diabolisation et à la répression de l'Eglise, permettant la résurgence d'un certain nombre de pratiques rituelles et de sorcellerie, concurrencées par ailleurs par les nouvelles pratiques venues d'Inde ou des Comores ; une cuisine locale, créole, typique, revisitée ; des instruments de musique particuliers comme le kayamb, le roulèr, le pikèr, le sati ou le bobre qui participeront à l'émergence d'une musique et d'une danse très populaires, le fameux Maloya, qui donne sa coloration musicale si particulière à l'île. Et surtout, tout un énorme métissage à venir, qui va donner l'île de la Réunion telle qu'elle existe aujourd'hui.
Kayamb ( instrument avec des graines à l'intérieur, à secouer), Piker ( à taper avec une baguette), Roulér (tambour, percussion à la main), Sati (plaque metallique, à taper avec une baguette également) Bobre (monocorde dont on ajuste la longueur avec un galet et qu'on frappe avec une baguette, comme le berimbeau dans la capoiera)
Cette fois ci, photo prise effectivement à St Denis, au fameux Barachois où on joue à la pétanque en buvant une Dodo et en grignotant quelques bouchons...
J'espère avoir été suffisamment clair, synthétique mais précis à résumer cette page si importante de l'histoire de l'île. Pour en apprendre plus, je vous recommande la BD 20 décembre : chroniques de l'abolition de l'esclavage, de Tehem et Appollo aux éditions Dargaud ; Les marrons de Louis Timagène Houat, roman publié pour la première fois en 1844 par un libre de couleur, exilé à Paris et fervent défendeur de l'abolition, que je suis en train de lire ; ou encore chasseur de noirs de Daniel Vaxelaire, roman historique rédigé par un historien d'ici très réputé pour ses publications sur l'histoire de l'île. Et je nous souhaite donc un joyeux et respectueux 20 décembre, en commémoration à la fin de cette triste page de notre histoire.