Une chasse dans le bayou...
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Une chasse dans le bayou...
Louisiane, 1928, Nouvelle-Orléans
La traque avait commencé à la tombée de la nuit. Cela faisait plusieurs heures que ce monstre le suivait. Un monstre, car nul être humain n’était assez cruel, assez dérangé pour faire subir cela à l’un de ses pairs. Il l’avait attendu à la sortie du restaurant et l’avait assommé quelques rues plus loin, alors que personne ne prêtait attention à eux. Des bruits de pas se rapprochaient, faisant craquer les ronces et les racines dissimulées dans la vase du marécage. Quelques lucioles éclairaient la scène, mais pas suffisamment pour permettre de voir quoi que ce soit, la lune étant cachée par les nuages.
Outre le crissement produit par les insectes et le vagissement des alligators, bien présents dans cette partie de la Louisiane, il entendait un doux sifflotement qui se répercutait entre les arbres recouverts de lichen. Il en était sûr. Son ravisseur le traquait toujours. Il ne savait pas à quoi il ressemblait, car « l’homme » était arrivé par-derrière. Et quand il s’était réveillé au milieu du bayou, il n’avait vu personne, juste entendu une voix susurrer à son oreille :
-Cours, si tu veux vivre.
Il s’était donc enfui, et errait dans la nuit avec l’effroyable sensation que le chasseur savait parfaitement où il était. Qu’Il jouait avec lui comme le chat avec la souris, le chien avec l’os, le vautour avec sa proie ! Le sifflement variait de volume, comme s’Il s’éloignait puis se rapprochait sans jamais disparaître, et lorsqu’il s’arrêtait, le fugitif était pris d’un encore plus grand sentiment d’angoisse, ne pouvant plus localiser son ravisseur. Il continuait donc de courir, en espérant que qui que fût cette personne, elle finirait par se lasser, ou se fatiguer.
-Je t’ai trouvé mon petit agneau !
L’homme hurla de frayeur. Devant lui se tenait un personnage vêtu de noir et de violet, un masque d’os dissimulant son visage. Il tenait une sorte de lame à la main, même s’il n’en était pas sûr, dû à la quasi-absence de lumière.
-Qu’est-ce que tu me veux, espèce de taré ? De l’argent ? Du pouvoir ?
L’homme au masque ne répondit rien, se contentant de sourire, glaçant le sang de sa « proie ». Mais du coin de l’œil, ce dernier aperçut deux points luminescents, qui approchaient du monstre. Les yeux d’un alligator. Il se tut, espérant que la bête allait s’occuper, ou du moins distraire le chasseur. Et alors qu’Il se rapprochait, l’animal passa à l’attaque, gueule grande ouverte.
Il s’apprêtait à crier de joie devant la mort de son poursuivant, mais se figea avant que le moindre son ne pût sortir de ses lèvres. L’homme avait enfoncé son arme dans le corps de l’alligator et le maintenait fermement au sol malgré la centaine de kilos qu’il pesait. Et tandis que la créature s’éteignait, il se pencha, chuchotant presque avec tendresse :
-Paix mon frère. Va rejoindre le ciel, et prie Legba de me pardonner de t’avoir envoyé à lui avant l’heure.
Il se releva, son sourire disparut au profit d’un visage dépourvu d’émotions, si ce n’est quelques traces de tristesse, comme si la mort de l’animal l’avait affecté. Il fixait sa cible. Celui-ci tomba à genoux devant ce prodige. Soudain la lune se dévoila, permettant de détailler le chasseur. À son blouson étaient cousus de petits os accompagnés de broderies vaudou. Une cravate violette ornait négligemment son cou, et le masque d’os tranchait désormais avec la peau noir charbon de l’individu. Il se remémora alors les légendes autour des Iwa* de la mythologie créole que lui racontait sa nourrice lors de son enfance.
-Vous… Vous êtes le Baron Samedi** n’est-ce pas ? Le dieu de la mort ?
-Oh ! ricana l’homme, si s’en était un. Je suis loin d’être un dieu.
-Un démon alors ? Vous êtes venu me faire payer mes péchés, supposa-t-il, toujours à genoux.
-Non plus. Cependant l’heure de ton passage dans l’au-delà est bien arrivée. Si Legba te juge méritant de l’Enfer, nous nous retrouverons en bas quand mon tour arrivera.
-Mais alors…
-Arrête avec tes questions, petit agneau. Il serait malvenu de faire attendre le père non ? Une dernière volonté ?
-Dites-moi votre nom !
-Je m’attendais à mieux de ta part ! s’esclaffa-t-il. Mais soit, si c’est ce que tu désires.
Il enleva alors son masque, arrachant un cri de surprise à son interlocuteur.
Toi ! Mais ce n’est pas po…
Il n’eut pas le temps de finir. L’arme de l’individu s’enfonça dans son thorax jusqu’à la garde. Une tache rouge fleurit sur poitrail et il hoqueta, de stupeur, de terreur, sentant la mort l’envelopper de ses pans noirs. Il voulut parler, il voulut crier, il voulut hurler, mais en fut incapable, le sang étouffant sa gorge. Ce n’était pas possible. Impensable. Cette personne…
Il lâcha un dernier soupir, presque incrédule. Le bourreau, quant à lui, s’accroupit devant sa victime, son masque à la main. Il lécha son couteau de boucher avec une joie plus qu’indécente pour tout être sain d’esprit. Ce qu’il n’était clairement pas.
Il était obligé de l’avouer, la partie dans le bayou n’était pas nécessaire. Il aurait très bien pu finir le travail dans cette fameuse ruelle de La Nouvelle-Orléans. Cependant, le frisson de la chasse, la traque d’une proie apeurée implorant des forces mystiques, il ne pouvait s’en priver. Il s’agissait de son péché mignon, sa façon de prendre son pied, bien macabre malgré tout. Mais passons. Il commençait à avoir faim. Et même s’il aimait ces lieux dans lesquels son enfance avait baigné, niveau hygiène, il y avait mieux.
Il sortit donc de son manteau un grand sac de jute, dans lequel il mit le corps. Il l’emmena ensuite jusqu’à sa Bentley brune, qu’il avait laissée sur un chemin de terre non loin de là. Après un temps de réflexion, il alla également chercher l’alligator, car c’était un jeune, il ne prendrait donc pas trop de place à l’arrière de la voiture. Sa mort ne serait pas inutile.
Tout en conduisant jusqu’à chez lui, il sifflotait un de ses airs favoris, la symphonie n° 9 de Dvorak en mi mineur. Celui-là même qu’il chantait dans le marécage. Il était satisfait. Cela faisait une éternité qu’il n’avait pas chassé. Et il en avait été contrarié, car outre son plaisir personnel, il avait une réputation à tenir.
Dès son arrivée, il amena son chargement dans la salle à manger de sa demeure, une bâtisse plutôt simple aux murs crème ornés de glycine qui embaumait l’air de ce soir de printemps. Avant de commencer ses tâches de la soirée, il se dirigea vers la salle d’eau pour se dévêtir et se démaquiller, ce qui laissait désormais apparaître sa peau véritable, couleur caramel, ses yeux, l’un vert, l’autre noisette, et de longues cicatrices, qui couraient le long de son dos comme s’il fut frappé par la foudre, accompagnées d’autres, plus petites mais plus sombres, plus anciennes.
Il retourna dans la cuisine, sortant diverses épices colorées des placards en bois. Il entreposa ensuite l’alligator dans le cellier, puis déshabilla sa victime afin de la vider dans les règles de l’art. Il prit soin de ne pas abîmer la chair tandis qu’il la découpait, mettant de côté quelques morceaux de la jambe qu’il voulait préparer. Il ferait mijoter le reste plus tard. Pour l’instant, il avait juste envie de gombo.
Il fit donc cuire du riz, de la même manière que lui avait enseigné sa grand-mère, ainsi que les légumes et la viande qu’il avait chassée en cette soirée. Pendant la cuisson, l’homme sépara les os de la viande restante, laissant juste intactes la tête et les parties génitales, ces dernières le dégoûtant au plus haut point.
Il nettoya l’humérus du bras gauche, et y grava le symbole du Baron Samedi, une croix stylisée entourée d’un serpent, ainsi que les initiales de sa victime en prenant soin de ne pas laisser d’empreinte. Une fois fini, il éteignit le feu sous sa préparation, il ressortit en ville laisser la carcasse dans une des ruelles jouxtant le fleuve. Il n’y avait jamais personne dans ces quartiers à cette heure-ci, à par quelques prostituées et ivrognes trop saouls pour se rendre compte de quoi que ce soit.
Revenu dans la maison aux glycines, il se mit à table sans tarder, de peur que son plat ne refroidisse. La texture était parfaite, comme d’habitude, et le goût, ce doux goût de chair humaine, se mariait parfaitement avec les épices cajuns. Il n’avait pas volé son titre de meilleur cuisinier de la ville. Mais quelque chose le perturbait.
La sensation d’être observé depuis un couple d’heures déjà. Il dissimula son trouble mais en était sûr : quelque chose n’allait pas. Il se leva, faisant mine d’aller chercher du sel, à l’autre bout de la cuisine. C’est là qu’il la repéra. Une silhouette, accroupie sur le balcon de métal. Toujours l’air parfaitement calme, il alla ouvrir la porte-fenêtre et se rassit, fixant l’intrus.
-Vous souhaitez entrer peut-être ? Voire manger un bout en ma compagnie, si le cœur vous en dit.
Son interlocutrice, une femme au son de sa voix, se mit à rire, amusée d’avoir été découverte.
-Ne soyez pas vexé, mais je préfère décliner. Être invité par un cannibale à dîner n’est jamais de bon présage.
Le consommateur de viande humaine se mit lui aussi à s’esclaffer.
-Vous avez sans doute raison. Je regrette, mais il va bien falloir que je vous fasse taire Madame***. Il serait malvenu que je finisse aux mains des autorités.
-Oh, rassurez-vous, ce n’est pas mon intention, répondit-elle, laissant entendre un accent espagnol prononcé. De toute façon, qui accepterait de croire une étrangère ? Qui accepterait de croire que le grand, le célèbre, le charmant Richard Lefleur est addict à la chair des Hommes ?
-Pas grand monde, je le concède, ricana le dénommé. En ce cas, que me voulez-vous ?
-Vous m’intriguez, Monsieur Lefleur. Depuis plusieurs mois, je suis vos exploits grâce à la presse. Le loup de Samedi. Un nom plutôt approprié au vu des signatures que vous laissez.
-Je suis flatté. Mais pourquoi un tel intérêt ?
-Vous en saurez plus le moment venu.
-Cela ne m’éclaire pas tellement.
-Cependant, je peux vous avouer que je réunis les plus grands « talents » de notre époque. Fit-elle sans prendre ombrage de l’interruption.
-Des « talents » ?
-Je ne vous fais pas de dessin, je suis sûre que vous comprenez que je ne parle pas de votre talent pour les tartes à la noix de pécan.
-Vous êtes donc une « chasseuse » ? Son sourire s’élargit. Ravi de rencontrer l’une de mes pairs.
-On peut voir les choses sous cet angles là. Mais même si j’affectionne tout comme vous le frisson de la traque, je suis loins de les mener pour le même but.
-Je vois…
-Non je ne pense pas, rit-elle à nouveau devant le mine interloqué de l’autre. Mais passons. Je vous recontacterai d’ici quelques mois, le temps de sélectionner mes candidats.
-Je dois avouer ma chère, que je ne suis que peu convaincu.
-Cela viendra, je l’espère. Bonne fin de soirée, Señor Lefleur. Je vous laisse à votre repas, il serait impoli pour moi de vous déranger plus longtemps. Adiòs y hasta pronto.****
Sur ces mots, elle disparut dans la nuit, laissant le cannibale, confus. Il sentait qu’elle ne mentait pas, quand elle disait qu’elle ne le dénoncerait pas. Et puis, si cette charmante dame voulait jouer, il serait étonnant de la priver de sa liberté. Il termina donc son plat, pensif. Il songeait également au fait que l’inconnue avait parlé de plusieurs personnes. Des personnes partageant les mêmes dons, et par extension, le même goût, sans doute, pour le sang.
Après avoir fait sa vaisselle, il s’en fut se coucher, comme après chaque journée complètement normale. Ce qui était en partie le cas. Bien que l’intervention de cette femme soit contraire à sa routine. Il verrait de quoi il en retournait réellement plus tard.
Avant de s’endormir, Richard se fit la réflexion qu’il devait encore s’occuper de l’alligator, ce qui allait sans doute lui prendre une bonne partie du lendemain. Mais soit, un retard sur son planning n’était qu’un léger désagrément. Car il avait sans doute trouvé une nouvelle occupation plus qu’intéressante.
Lexique :
Iwa* : Esprits issus des croyances vaudou. Ce ne sont pas des dieux à proprement parler.
Baron Samedi** : Esprit de la mort et de la résurrection dans les croyances vaudou.
Madame*** : En français, langue pratiquée en Louisiane et seconde langue maternelle de Richard. Le reste de la conversation est en anglais.
Adiòs y hasta pronto**** : « Au revoir et à bientôt » en espagnol