10. Bathyan : le tunnel
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10. Bathyan : le tunnel
La lourdeur avait repris possession de tous mes membres. Elle allait même au-delà, car je me sentais alourdi à l’intérieur même de mon organisme, dans son architecture, mais également dans sa conscience. J’avais l’impression que mon système nerveux autonome avait perdu cette capacité à agir dans l’ombre de mon corps. Il semblait obéir, désormais, à une conscience qui ne faisait pas partie de moi. Mes pensées étaient brumeuses, embrouillées. Je ne pensais qu’à cet amalgame de brume condensée. Je ne pensais qu’à Bathyan. Descendre les marches de l’escalier en colimaçon fut donc un calvaire. Bien plus que de mettre un pied devant l’autre, je peinais à alterner mes jambes. Il me fallait penser à mettre un pied devant l’autre, penser à articuler le mouvement, quand tout mon corps me disait de sauter à pieds joints.
— Patrick ? Ça va ?
— Je ne sais pas Erin, j’ai l’impression de me figer. Comme si la rouille gagnait mes articulations.
Elle se pencha en avant pour passer sa tête par-dessus mon épaule. Je tournais la mienne pour que nos yeux se parlent. Les yeux disent tellement plus de choses que les mots. Son regard, en effet, m’en dit beaucoup plus en quelques secondes que tout ce que ses cordes vocales auraient pu m’apprendre sur cette nouvelle condition qui me parasitait. Physiquement, je ne devais pas aller très bien.
— Laisse-moi passer devant et appuie-toi sur moi.
Je ne me fis pas prier. Le sursaut d’esprit chevaleresque, à ne pas laisser une femme passer devant vers un plongeon vers l’inconnu, fut rapidement balayé par un manque certain d’équilibre. J’avais l’impression que j’allais tomber vers l’avant, pire, je voulais me vautrer. Je le voulais de toute ma conscience qui semblait partir en lambeaux. La morsure, la brûlure, la blessure à ma cheville, appelez-la comme vous voulez, pulsait en rythme lancinant. C’était une litanie douloureuse qui psalmodiait la souffrance. Erin se glissa devant moi, mais trop tard. Mes jambes refusèrent d’avancer et mon corps bascula en avant. L’escalier se transforma en toboggan et, la tête la première, je fis connaissance avec le sol spongieux d’un tunnel qui filait dans une lumière verte qui n’avait rien d’artificielle.
Erin arriva en courant pour se pencher vers ce corps qui m’échappait. Je devais saigner, car sans réfléchir elle posa la corne de brume, fit glisser son sac à dos, puis à l'aide du couteau, découpa un morceau de son T-shirt pour l’appuyer sur mon visage. Une douleur de plus, ou de moins, ne faisait plus de différence, mais ce qui me fit mal fut de voir tant de rouge sur le morceau de tissu blanc. Le visage est une fontaine, il saigne beaucoup pour pas grand-chose, mais là, j’avais l’impression qu’Erin venait de retirer une éponge d’un seau de récupération d’un abattoir.
— Merde, tu t’es fait une belle entaille, dit elle en remettant son sac sur le dos.
Je ne parvenais pas à répondre. Je me contentais de regarder Erin, comme au travers d’un papier calque. Je fermais les yeux pour les rouvrir, mais la vision restait inchangée, flouée. C’est en fermant l’œil droit que tout devenait plus net. Pourtant, la douleur commençait à se faire plus douce, étrangement.
— On est où là ? fis-je, étonné.
Le couloir était taillé dans la roche et descendait en pente douce. Le sol spongieux au départ semblait s’éclaircir, comme couvert d’un mélange de terre et de sable. Je devinais des formes à moitié ensevelies. Ça n’était pas la peine d’avoir une licence de paléontologie pour définir des ossements, mais il en fallait sûrement une pour en déterminer l’espèce. Les murs, quant à eux, étaient recouverts de filaments fluorescents, des sortes de lianes dont la couleur m’était inconnue. Je sais qu’en tant qu’homme, ma dénomination caricaturale de la palette est plutôt restreinte. Rouge, rose, vert, bleu, etc. Pas de quoi jouer dans la cour du référencement des codes Pantone. Erin m’aurait probablement parlé de rouge garance, de rose fuchsia, légèrement poudré, de vert marin légèrement cendré ou de bleu entre profond et abyssal. Pour moi, c’était de grandes lianes, comme des artères, qui couraient le long de la paroi en irradiant leur sang vert fluorescent.
Erin m’aida à me remettre debout. Elle avait dû me le proposer, mais j’avoue ne pas avoir véritablement entendu sa proposition. Je vacillais, en proie à une irrésistible envie de manger du poisson. Probablement un amalgame avec l’odeur qui régnait dans ce boyau. Nous avancions donc, ou plutôt Erin me traînait entre ces veines pulsatives et, plus nous nous éloignions de l’escalier, plus j’avais l’impression d’être avalé par mouvements péristaltiques dans un gigantesque œsophage. L’escalier avait presque disparu, lorsque les lianes se firent plus discrètes. Pourtant, la lumière ne faiblissait pas. À la fois peintes, ou gravées, ou faisant partie intégrante de la paroi, des figures tribales ornaient à présent les murs du tunnel. Des arabesques tourbillonnantes, presque vivantes, ondulaient dans ce vert à la fois maladif et franc. Des symboles étranges, incompréhensibles, venaient souligner des dessins plus ancrés dans la réalité de mes connaissances. On pouvait, çà et là, reconnaître le phare, l’île aux marins, mais également des embarcations où des doris venaient en escorte à un canoë semblable à celui dans les entrailles de l’église. Cependant, au milieu de ces éléments tangibles à mon esprit, s’entremêlaient des formes innommables dont la seule vision faisait éclore des bulles d’acide dans mon estomac bouillonnant. Des êtres humains, humanoïdes, ou des entités semblaient danser au milieu de volutes extraordinaires. Des phoques sortaient d’une masse liquide et vaporeuse à la fois. Ils venaient ceindre une sorte de pulsion nébuleuse qui vibrait et tournait comme une galaxie dans un océan de ténèbres. J’entendais les chuchotements de voix ancestrales, elles murmuraient des litanies obscures, vomitives, qui m’exhortaient à rejeter plus que mon existence. Je n’avais plus vraiment mal, c’était là le moindre avantage tandis que le tunnel nous absorbait davantage à chacun des pas d’Erin. Je me laissais de nouveau choir sans ménagement et prenais plaisir en fait à cette position ventrale sur le sol. Il me semblait même que j’esquissais un sourire à relever le menton et dresser mes pieds, à me faire virgule sur ce sol confortable. Erin s’assit à côté de moi pour reprendre son souffle, mais quand elle posa ses yeux sur moi, je sus que je resterais là, dans ce tunnel.
— Patrick… Je ne comprends pas. Regarde-toi. Regarde tes bras.
Qu’est-ce qu’ils avaient mes bras ? Ils étaient, certes, un peu plats, bon d’accord, vraiment plats. Ou alors, voulait-elle parler de ce cuir gris, annelé, qui recouvrait ma peau, ou la remplaçait. J’avais envie de lui dire que ça n’était rien, que je n’avais pas vraiment besoin de bras longs, oblongs, ridicules, mais je n’arrivais pas à parler. Le seul son qui sortit de ma gorge était une sorte de hoquet guttural, bruyant, animal. Je suivis son regard qui courrait sur mon corps. Je ne pensais pas que mon cou pouvait se tordre ainsi, mais je voyais mon derrière ! Le rêve de beaucoup de narcissiques à se contorsionner devant un miroir. Pourtant, je ne voyais pas ce qui posait problème à Erin. Cette femme ouvrait la bouche en contemplant mon corps. Ce corps qui se dégageait lentement de cette enveloppe textile ridicule. T-shirt déchiré, pantalon décousu, j’avais même perdu mes chaussures, mais qu’est-ce que j’étais bien ! Mes jambes, collées à présent, me semblaient beaucoup plus efficaces. Il ne manquait que l’eau pour suffire à mon bonheur. Cette femme semblait inoffensive, mais tellement inquiète. Il me fallait la réconforter, lui faire comprendre que j’allais bien. Alors, en dressant ma tête, j’affichais un large sourire souligné par ma belle moustache toute neuve, de longues vibrisses que je ne me connaissais pas.
— Honk ! Honk ! lui fis-je, pour l’apaiser. Ce qui ne fut pas vraiment le cas à en juger par son cri d’effroi. Elle se leva, hystérique, en s’appuyant sur la paroi du boyau souterrain. Les lumières dansaient, les figures symboliques se contorsionnaient en pulsations à la fois voluptueuses et profondément démentes. Je n’osais lui dire qu’il n’y avait pas de danger, que je n’allais pas la dévorer malgré mon envie irrésistible de quelques poissons côtiers ou mollusques.
— Honk ! tentais-je timidement, mais le résultat fut pire encore que mes premiers mots d’apaisement, elle s’enfuit.
Je restais là, dépité. Pourquoi cette femme venue me voir, en mon domaine, pouvait-elle ainsi rebrousser chemin en hurlant de la sorte ? La nature humaine est terriblement versatile.
— Erin ! cria une voix derrière moi.
Je tournais la tête pour voir cet autre humain s’approcher de moi, un sourire immense sur les lèvres lorsqu’il arriva à ma hauteur.
— Rebonjour, Patrick, me lança-t-il en accompagnant ses mots d’une caresse sur mon museau. Je me doutais bien que ton cerveau déchiffrerait instantanément et de façon autonome le message à l’entrée. Bathyan a besoin de gardiens tout autant que de nourriture. Tu feras un bon gardien, mais je dois te laisser pour le moment, il faut que je retrouve Erin, j’ai d’autres projets pour elle.
— Erin ! lança-t-il de nouveau vers le fond du tunnel. Erin ! Tu ne trouveras pas de kayaks. Il n’y a que la brume, les gardiens et Bathyan au bout de ce tunnel.
Je l’aimais bien cet humain. Il dégageait une assurance marine et une puissance abyssale. Je pense qu’il fera un bon compagnon de jeu. Et puis, lui ne s’enfuit pas en courant lorsque je lui parle en émettant mes gloussements de gorge.
— Erin, ma chérie, il est temps de reprendre pied. Tu n’as aucune échappatoire. Tu es exactement là où je voulais que tu sois. Alors tu veux bien cesser tes enfantillages, je suis là pour mettre un terme à ta quête désespérée de la vérité. Je pourrais même, si tu es sage, de parler de Xavier et, pourquoi pas, te laisser échanger quelques mots avec lui. Enfin, quelques mots, c’est une façon de parler hein, entendons-nous bien là-dessus !
Apparemment cet homme voulait rassurer la jeune femme. Je pense que c’était là une belle occasion de lui montrer que j’étais inoffensif moi aussi. Alors, tandis que l’homme se dirigeait vers ce qu’il me semblait être des pleurs qui résonnaient dans le fond du tunnel, je bondissais joyeusement dans son sillage. Elle allait voir ce qu’elle allait voir !
11. Bathyan : que la lumière soit
Couverture : © Jean-Christophe Mojard, IA "Xavier dans le tunnel"