Mécanique et vieilles bretelles
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Mécanique et vieilles bretelles
J’ai mal au cul, j’ai le bas des reins en charpie, une bière et je me rentre.
C’est la fin du Road Trip, une semaine aller-retour à Dubrovnik, certainement la meilleure période pour ce genre de virée, les touristes n’ont pas encore envahi les rues, les routes sont tranquilles même si le soleil cogne déjà comme un sourd. Notre truc à nous, c'est de bouffer du kilomètre, respirer du gaz d’échappement, parler mécanique, le tourisme n’est qu’un prétexte pour prendre la route, alors Dubrovnik…
J’aime lorsque les regards se tournent vers nous, on arrive dans un boucan d’enfer, l’horlogerie des vilebrequins ne cessent que lorsque l’attention de tous est à son comble. Et ce soir, on aligne les Harley sur le terre-plein du boulevard Jourdan, juste en face de la terrasse du Paris Orléans. Dos au public, les perfectos des frères brandissent les couleurs du club, puis les casques tombent et les Ray-ban reprennent leur place sur les nez burinés par le soleil.
Digne, on traverse la contre allée en esquissant quelques sourires entendus, l’un et l’autre tentent de dissimuler, tant bien que mal, la fatigue et les lésions du voyage. À quelques mois près, on a tous nos trimestres, on attend l’âge légal, la retraite se profile à l’horizon, mais ça, c'est plus tard, pour l’heure on est encore des bad boy qui inspirent curiosité et respect.
Les rires sont éclatants, les dents sont fausses, mais blanches et les pantalons de cuir ont du mal à contenir les ventres rebondis, les surplus de chairs molles. Certains camouflent leur calvitie naissante ou conquérante, sous un foulard à tête de mort, pour ma part, je suis chanceux, je peux encore les attacher en un catogan érectile ; gris cendré est désormais ma couleur naturelle.
Il est passé ce temps où certain arborait, par provocation, une croix de Malte sur le revers du col ou un drapeau sudiste dans le dos. Les mauvais garçons de cette équipée sauvage sont dorénavant figés à jamais sur la pellicule d’un film en noir et blanc. Les rodéos sur la route 66, ivre de liberté, de feux de joie la nuit tombée, de filles envoûtées, amoureuses à lier… foutaise, à cette époque, je n’avais pas les moyens de me payer une moto, étudier ou me révolter, tu penses bien que je n’ai pas beaucoup hésité.
– Allez les gars, je me casse.
Je suis le premier à lever l’ancre, j’initie le mouvement, d’autres m’emboîtent le pas. Les verres de bière se vident, les vaporettes regagnent la poche intérieure du perfecto, authentique Schott 613 millésimé 70. Devant les bécanes ronronnantes, on se donne rendez-vous samedi prochain au Stade de France, l’équipe de rugby rencontre l’Angleterre, ça va saigner.
J’ai garé ma Harley dans un garage privé, juste en dessous de notre appartement sur la Nationale 20 ; ouvrant la porte, j’entends ma femme s’affairer dans la cuisine :
– Mets les patins, chéri, je viens de finir le ménage.
Microfiction parue initialement dans le recueil "Tôles froissées et bénignes éraflures" à découvrir [ici]