Chapitre 26
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Chapitre 26
Un jour cueilli en semaine, je m’offre un film dans l’après-midi avant de récupérer mes enfants à la sortie de l’école. Je file dans mon cinéma art et essais préféré. La grande salle est pratiquement vide quand je rentre par la porte du bas. L’écran gigantesque est encore sombre. Quelques spectateurs chuchotent. Je passe devant le premier rang, mais déjà mon cœur s’arrête.
Je ne le regarde pas vraiment. Mon intuition le reconnaît. Comme un myope distingue sans ses verres correcteurs.
L’homme aux roues est assis vers le milieu de la salle au bord de l’escalier. Il va falloir passer à côté de lui. Au passage, je me dévisse discrètement le cou pour regarder ses pieds. Chaussures ou roulettes ?
Je commence à perdre tous mes moyens. J’essaie de feindre l’ignorance. Je sens son regard insister sur ma démarche ultra-féminine. De toute façon, je ne croise jamais le regard des hommes. Je suis trop empêtrée dans une timidité d’un autre siècle.
Donc je décide de m’appliquer à regarder mes pieds. Et cela ne loupe pas. A force de disséquer chacune des marches, mes pieds se prennent dans la moquette bleue nuit de la salle. Je trébuche, à ses pieds, lamentablement.
D’ailleurs, vue de loin, la position peut être gênante en place publique et connotée amorale.
Je me rattrape de justesse à son accoudoir. J’accompagne mon geste d’un gloussement de pouffe qui n’arrange rien. Ma panoplie de charme est complète.
Il ne fait pas un geste, ne dit pas un mot mais ses yeux étincelants en disent long sur le bilan qu’il fait de ma personne. Je crois même que le rouge de mon visage doit être plus écarlate que celui des sièges.
La honte dans ma poche et le regard cette fois-ci cramponné sur la charpente métallique du cinéma, je continue mon ascension pour m’asseoir un peu plus haut. Les lumières se tamisent et les publicités commencent. Je n’arrive que difficilement à calmer mes trépidations cardiaques. J’esquisse un mouvement pour m’éclipser vers la sortie du haut.
Je résiste à cette pulsion de fuite et reste, de peur de m’étaler à nouveau. J’ai du mal à me concentrer sur le film. L’Inconnu du lac, d’autant plus que le film est torride et n’épargne aucun détail érotique entre les deux acteurs masculins.
Le synopsis que j’ai lu avant la séance était plutôt sommaire. Je ne m’attendais pas à cette crudité mêlée au lyrisme ambiant sur rive de lac. Triplement secouée. Surprise de voir d’un coup l’homme aux roues, de manger le sol à ses pieds et de tomber sur un film érotique, je reste choquée. Une micro-trame policière me maintient en suspension.
Le calme revient en moi. Je libère peu à peu ma respiration et me laisse prendre par le film. Au moment où je me sens partir en croisière, emportée par l’histoire et déconnectée des murs pragmatiques du cinéma, je sens quelqu’un s’asseoir dans un siège mitoyen du mien. Je reste inerte quoique étonnée puisque la salle est pratiquement vide. Pourquoi se coller à un autre siège ? Spontanément, je tourne mon visage pour jeter un œil à ce perturbateur. Je tombe sur deux diamants qui brillent derrière leur monture vitrée. C’est l’homme à roulettes et il me regarde sans faillir. Cela devient gênant.
Je me lève pour m’asseoir trois sièges plus loin. Il me suit. Ce n’est pas pour me déplaire mais là, on est en plein film et la scène de l’écran est ultra pimentée. Il s’en moque, on dirait. Il continue de me regarder sans aucun geste déplacé, heureusement pour lui et sa survie.
On ne peut plus troublée, je me lève alors brusquement et m’éclipse par la sortie du haut, celle qui me tendait déjà les bras au début de la séance.
Je sors du cinéma complètement chamboulée et vais m’asseoir à la terrasse glacée du café des cinéastes où nous bavardâmes gentiment la première fois. Mon trouble est au plus fort de sa forme. Je ne sais pas ce que j’espère. Quelques minutes s’écoulent, rien. Visiblement je l’attends. Il ne sort pas du cinéma. Je n’y comprends plus rien. L’idée s’insinue lentement en moi qu’il faut me lever et m’évader de cette espèce de fascination qui me pousse vers ce pervers psychopathe.
Je ne vois pas d’autres mots que pervers. Je suis secouée et en colère mais contre qui ? Je cherche encore. J’en suis à soliloquer en playback quand une silhouette passe derrière moi. Elle tire une chaise de côté pour s’asseoir à ma table. C’est mon homme à roulettes, celui qui a les yeux noisettes étincelants. Il a des chaussures de marche aux pieds.
– Enfin vous voilà, je pensais que vous aviez encore pris la fuite !
Quelle outrecuidance !
– Vous êtes un marrant, vous ! Mettez-vous un peu à ma place ! J’ai failli vous prendre pour un pervers au cinéma, d’ailleurs, c’est peut-être ce que je devrais faire et m’en aller tout de suite !
Mon tac au tac sent la bafouille jaune pivoine.
– C’est la meilleure, celle-là, c’est quand même vous qui tombez à mes pieds au cinéma ! Franchement c’était plutôt ambiguë votre position !
– Pas plus que vos quatre pattes en l’air à la librairie l’autre jour !
– Ah comme ça, vous vous souvenez de moi ? Huumm, je vous ai donc fait de l’effet à ce point ! lance-t-il avec une ironie implacable. Vous aussi, vous m’avez fait de l’effet, je dois vous avouer, rajoute-t-il simplement. Je n’ai toujours pas compris pourquoi vous êtes partie si soudainement l’autre jour. Ça m’a retourné l’esprit !
Je suis définitivement déstabilisée, fouettée par son mélange de morsure et de sincérité. Silence de quelques secondes, saveur des aveux.
– Peut-être peut-on reprendre au début. Je m’appelle Gaspard et vous ?
– Caméliope, et ne riez-pas, je porte ce prénom avec horreur et délectation ! Il y auraient plusieurs origines à mon étiquette. Mes parents se seraient rencontrés au Maroc, mon père aurait dit « hop et hop » ma mère serait montée sur le chameau. Ma mère aurait offert un camélia à mon père et hop il l’aurait demandé en mariage. Je porte le prénom de leur rencontre, un beau gage d’amour. Ne riez donc pas ou je m’en vais en criant gare
Je ne m’accorde aucun répit de ponctuation dans cette tirade.
– Ah non, Dieu me préserve de me moquer d’un si beau prénom, j’aurais bien trop peur que vous vous envoliez d’un coup ! Finalement, on l’a fait ce cinéma et quel film ! Ok, et pas avec la carte duo illimitée !
Et nous éclatons de rire tous les deux. Gaspard fait bien de ne pas douter. Son assurance tranquille me convainc. Au fil de notre conversation, je me détends et je sens un ajustement de part et d’autre. Il m’écoute avec sérieux quand je lui reparle de mes enfants. Nous convenons d’une séance de cinéma dans les jours à venir.
Deuxième rencontre : nous remettons les compteurs à zéro.