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Chapitre 10 - Tu devrais devenir détective

Chapitre 10 - Tu devrais devenir détective

Publié le 25 avr. 2024 Mis à jour le 20 juil. 2024 Jeunesse
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Chapitre 10 - Tu devrais devenir détective

Par précaution, les secours avaient emmené Holmes à l’hôpital, et Evan avait décidé de les accompagner. Très peu de temps après leur départ, ce furent le directeur et le professeur Cartier qui étaient arrivés sur les lieux. Conrad dut donc se lancer dans la tâche complexe de tout expliquer aux adultes sur les récents événements.

— Vous avez réagi admirablement bien, les enfants, conclut Mac avec un sourire encourageant lorsqu’il eut fini son récit. Je suis très fier de vous ! Malheureusement, il se semblerait que vous n’aurez pas la fin de votre cours, je vous propose donc d’aller vous changer et de retourner dans vos dortoirs jusqu’au repas.

Dès qu’il termina sa phrase, Cartier commença à lui parler à voix basse pour ne pas être entendu des élèves. Mais cette précaution n’était pas nécessaire, car toute la classe avait commencé à parler de ce qu’il venait de se passer, ceux qui avaient assisté aux événements les racontant aux absents.

Une fois l’adrénaline passée, Conrad se sentait vidé de son énergie. Il était épuisé, encore plus que s’il avait couru un marathon. Une main rude se posa soudainement sur son épaule, et il reconnut — pour l’avoir souvent expérimentée — la poigne de fer de Jules.

— Eh, l’anormal, oublie pas ton téléphone, dit-il en le lui tendant.

— Ah, oui, merci.

— Dis donc, le fils du médecin, t’as géré !

Diane venait de les rejoindre, et son visage était un mélange de soulagement et d’admiration.

— Sans toi, le prof était mal barré ! commenta-t-elle avec un grand sourire. S’il ne t’ajoute pas des points à l’examen pour lui avoir sauvé la vie, je n’y comprends plus rien !

Mac, qui semblait avoir terminé sa discussion avec son collègue, s’approcha d’eux, ses yeux clairs les regardant avec une infinie douceur.

— D’après ce que j’ai compris, vous avez fait un excellent travail, tous les trois ! félicita-t-il avec sincérité. Bien que ce qui s’est passé n’est pas réjouissant, je suis tout de même content que ce soit arrivé quand vous étiez là. Malgré votre jeune âge, vous avez très bien géré la situation !

— Merci, monsieur, répondirent les trois gamins en chœur.

— Bon, vous devriez aller vous détendre un peu.

Conrad acquiesça d’un signe de tête, il n’était pas contre le fait de s’asseoir ne serait-ce qu’un peu. Il était lui-même surpris de son propre sang-froid, mais une fois que la crise était passée, il avait l’impression de s’être dégonflé comme un vieux ballon. Mais il avait aussi eu la chance d’être bien entouré : même Jules avait mis de côté sa mauvaise humeur pour lui donner un coup de main.

Il a été très efficace, même.

Pour un gamin de onze ans, il avait pu téléphoner aux secours sans céder à la panique, donner tous les renseignements nécessaires sans se laisser gagner par l’anxiété générale. Un enfant ordinaire aurait réagi exactement comme Aloïs : l’épouvante, l’incapacité de parler, la peur l’empêchant d’agir rapidement.

Presque comme s’il l’avait déjà fait avant.

— J’ai été inutile, grommela Aloïs lorsqu’ils entrèrent dans le vestiaire. J’ai pas été fichu de parler à quelqu’un au téléphone.

— Ce n’est pas grave, répondit Conrad qui, malgré son envie de confirmer qu’il n’avait pas été brillant, ne voulait pas le faire culpabiliser davantage. Après tout, ça se finit bien, non ?

— Tu parles, toi, tu as été incroyable ! répliqua le blond, en colère contre lui-même. Moi, j’ai fait n’importe quoi !

— Ça, je te le fais pas dire ! s’impatienta Jules qui se changeait un mètre plus loin. Même pas fichu de téléphoner !

— Du calme, les gars ! tempéra Alexandre avec apaisement. On est nombreux à n’avoir rien fait du tout ! Dis, Conrad, tu penses que tu pourras prendre un peu des nouvelles du prof ?

— Euh, oui, c’est sans doute possible, répondit le rouquin avec hésitation. J’essayerai de téléphoner une fois à mon père d’ici une heure ou deux, j’espère juste qu’il pourra répondre.

Sans surprise, les événements du cours de sport furent sur toutes les lèvres pendant le repas, et nombreux furent les élèves des années supérieures à venir demander des détails. Pour ne pas être dérangé, Conrad s’était installé à l’écart avec Diane et Aloïs. Jules, à deux doigts de gifler le prochain qui lui poserait des questions, s’était invité à leur table.

— Mon grand-père a eu une crise cardiaque une fois, lança la jeune fille qui ne supportait plus le silence. Il s’en est sorti, mais il a fichu une sacrée trouille à mon père, ce jour-là.

— L’anormal, interpella le brun en tournant ses spaghettis dans autour de sa fourchette sans les manger, tu sais ce qui peut provoquer une crise cardiaque ? T’es fils de médecin, non ? Tu dois bien le savoir ?

— Oui, répondit l’intéressé en essayant de s’en souvenir. La plus courante, c’est la formation de caillots sanguins qui bouchent les artères…

— Des quoi ? interrogea Aloïs qui retirait méticuleusement les cornichons de son sandwich.

— Des caillots, c’est des… marmonna le rouquin en cherchant des mots plus simples, des amas de sang coagulé. Ça peut boucher les artères, et quand ça arrive au cœur, ça cause des crises cardiaques.

— L’athérosclérose aussi, non ? interrogea Jules en fronçant les sourcils.

— Oui, confirma son camarade avec surprise. Je savais pas que tu connaissais ! Mais en général, ça touche plutôt les personnes qui ont un mode de vie qui n’est pas très sain.

— Vous parlez de Holmes ? questionna une voix plus grave.

Nathanaël posa son assiette de pâtes bolognaise sur la table et tira une chaise pour s’asseoir à côté de Jules.

— Oh non, ne me dis pas que tu viens aussi nous poser des questions ? répliqua ce dernier avec mauvaise humeur.

— Non, mais par contre, je peux peut-être répondre aux vôtres, sourit le Guide en passant une main dans ses cheveux châtains. Ça fait des années que je l’ai comme professeur, alors je le connais quand même un peu mieux.

— Moi, j’ai une question ! lança Conrad avec impatience. Depuis combien de temps il a mal au genou ?

— Oh, ça, c’est assez récent, répondit Nathanaël en fronçant les sourcils sous la réflexion. Plus ou moins depuis la mi-juin de l’année scolaire précédente, il me semble. Il s’était absenté pendant quelques jours pour une opération…

— Laquelle ? interrogea le rouquin avec avidité.

— Je ne sais plus trop, un truc du machin croisé…

— Les ligaments croisés ? supposa le garçon.

— Ouais, ça devait être ça. Mais il est revenu rapidement et il allait bien. Avant cette année, il était presque hyperactif pendant ses cours. Il n’avait rien d’un professeur de collège classique qui dit à ses élèves de courir et qui ne fait rien. Lui, il adorait courir et faire du sport !

Mais dans tout ce que Nathanaël, Conrad ne trouvait pas la moindre explication à une soudaine crise cardiaque. Holmes était apparemment dynamique, sportif, en excellente santé à l’exception de sa douleur au genou, autrement dit, aucun facteur ne pouvait favoriser un infarctus du myocarde.

Dans le début de soirée, il essaya sans succès d’appeler son père. Il avait fait deux tentatives, mais après de longues sonneries dans le vide, il retombait automatiquement sur sa boîte vocale. Evan était probablement très préoccupé par la santé de son collègue et n’était pas disposé à répondre pour le moment.

Malgré tout, ce fut avec une tête bourdonnante de questions que Conrad partit en cours le lendemain matin. Le professeur Adams lui fit trois fois la remarque qu’il était dans la lune et plutôt que de rêvasser, il devrait se concentrer sur ce qu’elle racontait sur le texte argumentatif. En revanche, le professeur Sutcliffe ne souligna pas sa prononciation désastreuse en anglais, sachant que des élèves de cette classe avaient été passablement effrayés par ce qu’il s’était produit la veille. Et même la voix douce et envoûtante du professeur Sokratov ne put le tirer de ses préoccupations.

Mais le jeudi en soirée, après le repas du soir, il sentit son portable vibrer dans sa poche. Il se leva du fauteuil dans lequel il était installé et s’éloigna de ses amis pour avoir un peu de calme. En le sortant, il vit que le nom sur l’écran était celui de son père.

— Salut papa ! lança-t-il à mi-voix pour ne pas déranger les autres.

— Salut, mon grand, répondit la voix d’Evan avec douceur. Désolé, j’ai vu tes appels manqués, mais c’était un peu mouvementé. Tu es seul ?

— Mes amis sont à côté, mais ils sont occupés. Qu’est-ce qu’il y a ? Comment va monsieur Holmes ?

— Il a connu mieux, soupira le médecin d’un air fatigué. On a pu retirer le caillot de l’artère coronaire et rétablir le flux sanguin, mais maintenant, il a des difficultés respiratoires.

— Comment ça ? Mais ça ne devrait pas toucher ses poumons, si ?

— Ça peut arriver, répondit son père après une petite hésitation. En cas d’arythmies cardiaques ou de fatigue importante, par exemple. Il a une légère arythmie, et il m’a dit qu’il n’avait pas bien dormi les deux dernières nuits à cause de la douleur dans sa jambe.

— Au fait, papa, je peux te demander quelque chose ?

— Tu viens de le faire, mais tu peux recommencer si tu veux.

— Est-ce que tu peux me dire quel âge environ il a ?

— Il a trente-neuf ans, pourquoi ?

— Comment un homme de trente-neuf ans, jusque-là en bonne santé, sportif et dynamique, a pu faire un infarctus ? D’après ce que j’ai entendu, il a eu une opération des ligaments croisés il y a quelques mois, mais ceci n’explique pas cela.

Il y eut un petit silence, et pendant quelques instants, Conrad crut même qu’il avait raccroché, mais finalement, il répondit.

— Tu n’as pas perdu de temps, dis-moi ! s’amusa-t-il avec un petit rire. Tu es sûr que tu veux faire médecin ? Tu ne voudrais pas plutôt faire détective ? Tu as théoriquement raison. Il s’est blessé plusieurs fois au genou droit par le passé, et en juin dernier, son ligament croisé antérieur s’est rompu. Il avait retardé la date de l’opération pour le temps des examens de fin d’année. Il a subi une intervention qui s’est déroulée normalement. Mais quelques semaines plus tard, il a commencé à ressentir des douleurs assez fortes, et c’est pour ça qu’il me demandait des analgésiques. Il est allé à l’hôpital mais ils l’ont renvoyé avec de l’ibuprofène en disant qu’il avait remarché trop vite avec une jambe qui n’était pas encore guérie. Il y est retourné six fois, et à chaque fois, ils l’ont juste pris pour le drogué du coin qui voulait sa dose.

— Mais ce n’était pas ça, pas vrai ?

— Exact. Tout ce qui manque à ta théorie, c’est le facteur « bêtise humaine et médecin incompétent ». On a découvert hier que l’artère poplitée, qui se trouve en dessous des ligaments, a été lésée lors de son opération et…

— Les lésions des veines favorisent la formation des caillots sanguins, et dans le genou, ça fait une thrombose, acheva Conrad en sentant sa voix faiblir.

— Exact, un bout de ce caillot s’est détaché et est remonté jusqu’au cœur, et ça a provoqué l’infarctus du myocarde…

Il garda le silence quelques secondes supplémentaires, et le garçon sentit que les problèmes ne s’arrêtaient pas du tout là.

— Mais ? demanda-t-il, supposant qu’il y avait forcément un « mais » quelque part.

— Mais le caillot est là depuis déjà plusieurs semaines, et les médecins ont vérifié : les muscles ont commencé à se nécroser. Ce qui impliquerait une seconde opération pour les retirer. Et ce qui me dérange, c’est que Zack veut que ce soit moi qui me charge de l’intervention.

— Il a sans doute davantage confiance en toi qu’en les médecins qui ont déjà foiré leur coup avant, avança Conrad avec hésitation.

— Oui, mais par principe, je ne veux pas opérer mes amis, soupira Evan. J’ai beaucoup trop peur de faire une gaffe et de leur ruiner la vie…

— Et tu ne peux pas utiliser ton pouvoir comme tu l’as fait sur moi ? demanda le rouquin qui voyait cette solution comme une petite lueur d’espoir.

— Non, mon pouvoir me permet de détruire les cellules et de les reconstruire comme des nouvelles, mais pour ça, je dois savoir exactement combien je dois détruire. Et je n’ai aucun moyen de savoir à quel point ses muscles sont atteints.

— Je… je sais que ce je vais dire est un peu dégoûtant et que tu n’as sans doute pas envie de faire ça à ton ami, bredouilla son fils avec hésitation. Mais si tu peux détruire des cellules, alors tu peux détruire sa jambe et la reconstruire, non ?

— Oui, mais non, répondit le médecin avec désespoir. Il y a deux types de cellules que je n’arrive à reproduire qu’une fois sur deux : les cellules pigmentées, comme les cheveux, et les cellules nerveuses. Autrement dit, si je lui enlève sa jambe et que je la lui remets, ce sera comme de se traîner un boulet, sans aucune sensation. Ce n’est pas un cadeau pour lui.

— Tu lui as demandé ce qu’il voulait ? interrogea Conrad.

— Il a dit qu’il me faisait confiance pour prendre la décision qu’il faudrait… mais avant tout il faut que j’arrive à convaincre la direction de l’hôpital de me laisser l’opérer. Pour eux, je suis de ses amis, donc ce n’est pas à moi de le soigner… je t’avoue que toute cette histoire me met dans une situation vraiment très inconfortable !

À cet instant, le garçon aurait tellement aimé trouver quelque chose à lui dire, une quelconque phrase réconfortante ou même simplement une idée sur la façon dont il pourrait s’y prendre. Mais il n’en avait aucune idée, il ne voyait pas comment il pouvait l’aider dans cette situation qui le dépassait totalement.

— Papa, demain, je termine les cours à dix heures quart vu que les cours de maîtrise des pouvoirs sont annulés, déclara-t-il finalement. Est-ce que tu penses que je pourrais venir te voir après ?

En réponse, Evan poussa un soupir qui ressemblait presque à du soulagement.

— Je vais demander à ton professeur de géographie, il voulait venir aussi une fois, alors il pourra peut-être t’amener. Je te dis ça par message, d’accord ? On se voit bientôt, mon grand ! Dors bien !

— Ça marche, répondit Conrad avec un sourire. Bonne nuit, papa, et courage à monsieur Holmes !

Il raccrocha et resta immobile pendant de longues secondes, sans savoir quoi tirer comme ressenti de cette conversation. Il aurait préféré de bonnes nouvelles, de savoir que Sieur Malpoli allait mieux, mais ce n’était manifestement pas le cas, et les inquiétudes de son père ne l’avaient pas rassuré non plus.

Le rouquin remarqua alors que tout le monde dans la pièce s’était tu, et la plupart de ses condisciples s’étaient tournés vers lui, attendant qu’il donne des précisions sur l’état de leur professeur.

— Comment il va ? demanda finalement Diane, se décidant à poser la question pour ses camarades.

— Pas très bien apparemment, répondit évasivement le garçon, son problème à la jambe a empiré… Mais j’en sais pas plus pour le moment, je vais aller à l’hôpital demain, si quelqu’un veut bien me conduire.

— Conrad, on peut parler ? interrogea Aloïs en se levant du fauteuil.

Captant le petit signe de la main, leur amie comprit qu’elle était également invitée dans la petite discussion secrète. Ils s’éloignèrent dans les escaliers pour s’écarter du groupe.

— Je voulais te demander, murmura le blond, s’il était possible que sa crise cardiaque soit due à… tu sais… avec la lettre signée JUGE et tout…

— Tu crois que c’est une tentative de meurtre ? interrogea Diane à voix basse. C’est possible de flanquer des crises cardiaques sur commande ?

— Non, c’est pas ça, la coupa le garçon en secouant la tête, sa chevelure flamboyante suivant le mouvement. Il avait un caillot de sang dans la jambe, et un morceau s’est détaché pour remonter dans son cœur. C’est ça qui a causé l’infarctus. Je ne pense pas qu’il y a un lien avec la lettre de JUGE… Du moins pas cette fois…

— Tant mieux, ça m’a foutu les jetons, cette histoire, souffla la jeune fille en passant une main sur son front. Tu nous diras tout si tu vas à l’hôpital demain ?

Conrad approuva d’un signe de tête. Lorsqu’il monta se coucher, il pensait à son père et à Holmes, à tout ce qu’il s’était passé depuis son arrivée à l’école. Et cela ne faisait qu’un mois et demi qu’il était là…

Une petite vibration attira son attention, et il vit qu’il avait reçu un message de son père.

« Ton professeur t’attendra à dix heures et demie devant la grille de l’école, il est d’accord pour te prendre avec lui.

À demain ! »

Le rouquin sourit, et tapa une réponse rapide :

« Merci beaucoup papa !

Bonne nuit ! »

 

Le lendemain, Conrad eut toutes les peines du monde à se concentrer pendant les deux seules heures de cours de sa journée. Dans sa joie de savoir qu’il allait revoir son père dans quelques heures, il avait oublié un petit détail que Diane s’était empressée de lui rappeler le matin au petit-déjeuner.

— Tu vas quand même faire le trajet avec un prof de ton école, c’est un peu bizarre non ? avait-elle dit comme si elle parlait de la météo du jour.

Après le cours de sciences, Conrad avait remis sa veste et sa capuche sur sa tête pour affronter le vent puissant qui soufflait ce matin-là. Le ciel commençait à devenir plus sombre, et il devenait fort probable qu’il se mette à pleuvoir pendant la journée.

Pour ne pas être en retard, le rouquin avait laissé son sac à ses amis pour prendre la direction de la grille d’entrée. Il avait marché d’un bon pas, tandis que le vent bousculait les feuilles mortes devant lui.

En arrivant au lieu du rendez-vous, il remarqua que le professeur Cartier était déjà là, un sac en tissu à la main, ses cheveux encore plus ébouriffés que d’habitude par les bourrasques.

— Bonjour, monsieur, salua le garçon avec politesse. Merci d’accepter de m’emmener vers vous.

— Ce n’est rien, je t’assure, sourit l’homme avec gentillesse en ouvrant la grille. Je devais amener des vêtements à ton père de toute façon, et j’avais envie d’aller les voir tous les deux.

Conrad se sentait néanmoins soulagé que ce soit avec cet enseignant-là qu’il fasse le voyage. Il n’aurait pas trop apprécié de rester à côté du professeur Adams en train de faire un monologue sur la poésie. Cartier le guida jusqu’à sa voiture qui était garée le long de la Rue de la Fontaine, déposa le sac sur la banquette arrière avant de l’inviter à s’installer à l’avant sur le siège passager.

— On en a pour une petite vingtaine de minutes, informa l’enseignant en attachant sa ceinture. On aura le temps de voir Holmes avant son opération, normalement.

— Vous avez l’air de bien le connaître, remarqua le plus jeune, plus pour faire la conversation que par véritable curiosité.

— Avec ton père et Holmes, on était des véritables tornades à l’école, s’amusa le brun avec un sourire nostalgique. Après on s’est un peu perdu de vue, même si Evan est resté très proche de lui. Finalement, on s’est retrouvé là où on s’était connu, mais on était du côté des professeurs.

— J’espère que ça ira pour lui…

— Je ne m’en fais pas à ce sujet, annonça Cartier avec conviction. Avec Evan, il est entre de très bonnes mains. J’ai juste envie de m’assurer qu’il garde un peu le moral. Et maintenant qu’on parle d’être entre de bonnes mains, il paraît que c’est toi qui as tout dirigé quand il a eu sa crise cardiaque !

Le temps passa plus vite qu’il ne l’aurait imaginé. Son professeur était incroyablement bavard, et surtout très positif. Pendant quelques minutes, Conrad avait réussi à oublier ses problèmes. Du moins, ce fut jusqu’à ce que la voiture se gare sur le parking de l’hôpital, le ramenant immédiatement à la réalité. Cartier récupéra le sac de vêtements et tous deux prirent la direction de l’entrée principale. Le hall d’accueil était plutôt animé, les gens parlaient et se pressaient tout autour d’eux. Quelques personnes étaient installées sur des chaises en attendant la venue d’un médecin, feuilletant les magazines. Une jeune femme et un homme étaient installés derrière un grand bureau pour recevoir les patients.

— Bonjour, salua le professeur en s’approchant. Nous venons voir Zack Holmes, pourriez-vous nous dire où il se trouve ?

— Zack Holmes, murmura la femme en déplaçant la souris de son ordinateur. Oui, chambre 34 au premier étage.

— Merci.

Ils prirent la direction des escaliers en silence, et au fur et à mesure qu’ils montaient les marches, ils comprirent qu’ils étaient bel et bien au bon endroit. Une voix familière se faisait entendre dans le couloir, et elle était manifestement vraiment très en colère.

— Vos remords, je n’en ai cure ! lança le ton furieux d’Evan. Ce n’est pas ce que je veux entendre.

Lorsqu’ils arrivèrent à l’étage supérieur, Conrad et son professeur tombèrent sur une scène plutôt inattendue. Son père était entouré par deux hommes en blouse blanche et une femme vêtue élégamment. Cette dernière semblait diriger le débat pour essayer d’apaiser le généraliste.

— Je sais que cette situation vous révolte, soupira-t-elle avec tranquillité. Nous avons fait une terrible erreur, mais maintenant que nous avons identifié le problème sous-jacent, votre ami sera soigné avec beaucoup de précautions.

— C’est également ce que vous aviez dit lors de sa précédente opération, rétorqua le brun en croisant les bras, sa voix étant plus ferme que jamais. Et le résultat, nous le connaissons : ses muscles sont nécrosés ! Je resterai inflexible sur ce point !

— Nous ne pouvons pas vous laisser procéder à l’intervention, répondit son interlocutrice. Je sais que vous êtes un médecin compétent, je n’ai aucun doute là-dessus ! Mais monsieur Holmes est votre ami, et nous ne pouvons pas laisser vos relations mettre en péril cette intervention, et elle est très importante !

— Oui, je sais, j’ai fait plus de dix ans d’études aussi, figurez-vous ! feula amèrement Evan. Comment osez-vous dire cela après avoir démontré une négligence six fois d’affilée ? Il est venu à plusieurs reprises, toujours pour le même motif, il aurait suffi d’un seul petit examen pour se rendre compte qu’il avait un caillot dans le genou. Mais tout ce que vous et votre équipe avez fait, c’est de le renvoyer chez lui !

— Certes, c’était une faute de notre part, admit la femme, visiblement très embarrassée, mais cela ne se reproduira plus.

— Ah, pour une fois, nous sommes d’accord, ricana le généraliste avec ironie. Pour cette simple raison : votre patient ne veut plus de vos soins et m’a demandé de m’occuper personnellement de lui.

— Pensez-vous sincèrement que les déclarations d’un homme aveuglé par la douleur peuvent être prises au sérieux ? répliqua l’un des médecins avec mauvaise humeur.

— Pensez-vous sincèrement que vous pourrez vous en sortir sans procès ? siffla le brun d’un ton dangereusement bas. De toute façon, Holmes refuse que ne serait-ce qu’un seul de vos chirurgiens pose son scalpel sur lui !

La femme poussa un soupir résigné, comprenant que ce combat verbal ne s’achèverait que lorsque le généraliste obtiendrait ce qu’il désirait. Elle tendit la main vers un de ses employés, qui déposa dans sa main un paquet de documents, avant de le donner à Evan.

— Voici son dossier, nous maintenons l’heure de l’intervention à treize heures.

Conrad vit un sourire satisfait étirer les lèvres de son père en attrapant les papiers, et ses interlocuteurs partirent sans ajouter un mot de plus.

— Bonjour papa ! lança Conrad en s’approchant.

— Bonjour mon grand ! répondit le médecin en se retournant pour le serrer dans ses bras. Merci de l’avoir amené, Ludo !

— Pas de problèmes, répondit Cartier avec un grand sourire avant de lui tendre le sac. Je t’ai rapporté quelques vêtements propres.

— Ah, merci, sourit son collègue, je commençais à sentir le vieux chacal.

— Alors, ils te laisseront l’opérer, finalement ? demanda son fils avec surprise.

— Oui, mais ça n’a pas été sans mal, marmonna Evan. Heureusement, ils ont trop peur que je leur flanque un procès !

Tous trois prirent la direction de la chambre numéro 34, et sur la courte distance, le brun commença à parcourir les documents en sa possession.

— Comment va-t-il ? interrogea finalement le professeur de géographie.

— La douleur l’empêche presque de réfléchir, ils l’ont mis dans une chambre seule. Il est sous morphine pour le moment, soupira le praticien. Tu penses bien que dès que j’ai prononcé le mot « morphine », il était aux anges !

— Moi qui avais peur qu’il perde le moral, je vois que je me suis inquiété pour rien, s’amusa Cartier.

Il frappa brièvement à la porte avant d’entrer, et Conrad referma derrière lui. La chambre était lumineuse et calme, incroyablement silencieuse. Le seul bruit qui perturbait la tranquillité de la pièce était les bips réguliers du moniteur médical. Mais cela ne semblait pas déranger Holmes, visiblement profondément endormi. Même de loin, le garçon l’avait reconnu avec sa tignasse sombre parsemée de mèches blanches. Elle contrastait avec sa peau pâle, et Conrad remarqua les cernes noirs sous ses paupières.

— Il a sûrement augmenté les doses pour pouvoir se reposer, murmura Evan en écartant une mèche sombre de son front.

Le professeur de maîtrise se tourna légèrement, mais ne se réveilla pas. Le rouquin remarqua alors que le seul autre lit de la pièce était défait, et il supposa que c’était son père qui dormait là. Il s’installa au bord du matelas en écoutant les bips du moniteur.

— Tu le pensais vraiment quand tu parlais de les traîner en justice ? interrogea finalement Cartier en passant une main dans ses cheveux ébouriffés.

— Oui, répondit son collègue en hochant la tête. Je suis d’accord qu’une erreur peut arriver à tout le monde, même les médecins ne sont pas infaillibles. Mais six fois la même erreur, ça fait un peu beaucoup. Une opération aussi lourde à trente-neuf ans, c’est quand même rude !

— Tu vas l’opérer à treize heures, c’est bien ça ? questionna Conrad en regardant l’écran de son téléphone qui indiquait dix heures cinquante-six. Donc il reste encore environ deux heures… tu sais combien de temps ça va durer, environ ?

— Je ne sais pas, souffla Evan. Plusieurs heures, ça dépend de l’étendue des dégâts. Le plus simple serait de retirer les tissus abîmés, mais s’il y en a trop, alors le mieux serait d’amputer…

— T’as… réussi à… les convaincre ?

Holmes avait l’air de peiner à sortir des vapes du sommeil médicamenteux, sa voix était rauque et à peine audible. Il ouvrit lentement les yeux et passa une main sur son visage.

— Bonjour, le Beau aux Bois Dormants, répondit le médecin en esquissant un sourire. J’ai pu les faire plier, c’est moi qui me charge de toi.

Il fallut quelques secondes pour que le patient comprenne ce qu’il disait. La morphine devait sans doute encore l’assommer.

— Cool ! répondit-il avec lenteur, à peine ironique. Et tu vas faire quoi… de ma jambe ? La retirer et… la garder en souvenir ?

— Tu préfèrerais éviter l’amputation, supposa Evan en haussant un sourcil. C’est compréhensible…

— Non, coupa Holmes en essayant de se redresser péniblement. J’m’en fous… taille-la si tu penses que c’est le mieux. Je préfère encore perdre une jambe que ma vie… ou que de perdre mon cœur à coup de… crises cardiaques…

— C’est vrai qu’un cœur, c’est plutôt pratique, commenta Cartier avec un rictus sarcastique. Pour quelqu’un sous morphine, tu as une brillante capacité de déduction, dis-moi !

— J’me shoote tous les jours à la codéine, répliqua son collègue avec une grimace de douleur. Ça, c’est juste un petit peu plus fort… tiens, il est là aussi, le gamin ?

— Il voulait me voir, répondit le médecin, et il en profite pour prendre un peu de tes nouvelles.

Les yeux flamboyants du malade se posèrent sur Conrad, qui se sentit presque analysé des pieds à la tête.

— T’es bizarre pour un élève, commenta l’adulte en haussant un sourcil surpris. Normalement, les gamins sautent de joie quand ils n’ont pas cours, mais toi, tu viens carrément jusqu’ici…

Malgré sa voix éraillée, le rouquin reconnut la petite pointe de moquerie habituelle dans le ton de Holmes. Une chose était sûre, l’analgésique lui permettait de reprendre son caractère ordinaire !

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