7. Clan Destin - Silence
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7. Clan Destin - Silence
Durant tout le temps de la construction, fidèles à leur principe, les ados dormirent ensemble. Ils s’installèrent entre les rondins, dès le premier soir où ils avaient transporté leur bois sur le lieu de leur future résidence.
Bâtir leur refuge ne les dispensait pas du travail du matin. Ces journées éreintantes leur dérobaient la faculté de penser, donc de chercher à s’enfuir ou à se révolter.
Pour Élias, depuis l’évasion manquée, les grands étaient tombés dans le panneau. Ils se laissaient vivre. Félix était l’idole des enfants et Zoé s’était mise à la poterie ; elle apprenait à tourner avec une femme nommée Dhalia qui confectionnait l’ensemble des récipients du clan. Même Manon était moins sur ses gardes. Elle écoutait Élias certes, mais elle mettait beaucoup de bémols à ce qu’il avançait. Elle s’était même énervée lorsqu’il avait appelé Salween son « cerbère perso ». Elle trouvait qu’il exagérait ; si l’un et l’autre se donnaient un peu plus de peine pour cesser de se bouffer le nez, ce serait plus facile à vivre. Pourtant, Salween prenait avec lui l’attitude d’un prof intransigeant, ne laissant pas passer la moindre fadaise. Et en ça, Manon ne pouvait pas le contredire.
Élias n’avait jamais eu besoin de beaucoup de sommeil. Tandis que les autres ronflaient à côté de lui, ses sens restaient en éveil ; il avait une peur viscérale d’être de nouveau sous l’emprise de Salween ou du Kadga. Il devait aussi se méfier de ce Borhut, alias Ptico, qui lui cherchait noise et sûrement davantage.
Pendant une des premières nuits, alors qu’il veillait ainsi, il était allé se promener dans le hameau et il s’était assis sous l’eucalyptus pour savourer la brise du soir. Il vit la panthère passer comme un bon chien. Elle ne dormait jamais très loin d’eux. Cette fois-là, elle s’était immobilisée derrière une hutte, en grognant plus méchamment. Trois hommes s’enfuirent. Élias ne connaissait pas encore assez bien les gens du village pour pouvoir les identifier. Le seul qu’il put repérer était l’éternel Borhut.
Il avait demandé à Tessaoud ce que signifiait « Ptico ». Celui-ci lui garantit que ce mot n’existait pas dans leur vocabulaire. Ils avaient sans doute mal compris. Pourtant, dès qu’un des ados le prononçait, cela le mettait dans une rage terrible.
Tous les quatre avaient appris à se méfier de lui et de ses trois compagnons. Sans les bousculer franchement, ils leur rendaient la vie impossible. Le nombre de repas qui volaient à terre ne se comptait plus ; les mottes de terre envoyées dans leur direction pendant le travail collectif dépassaient l’entendement pour qu’il ne s’agit que de maladresse. Quelques villageois prenaient leur défense mais, le plus souvent, ceux-ci agissaient loin des regards.
Le clan entier était plongé dans le silence. Tout le monde semblait dormir. Manon s’accroupit et elle observa minutieusement autour d’elle avant de se lever à pas de loup. Élias la vit partir ; il pensa qu’elle s’éloignait pour un besoin urgent.
Au bout d’un temps qui lui parut trop long pour un pipi, Élias s’inquiéta et se redressa. Il la chercha d’abord à proximité puis un peu plus loin, sans la trouver. Très préoccupé, il fit le tour du hameau puis il revint vers les autres, espérant que leurs chemins se soient croisés. Il heurta une fourrure noire et découvrit la panthère sommeillant à proximité. La bête ouvrit un œil, émit un faible grognement puis reposa sa gueule délicatement devant la tête de Manon. Une de ses pattes servait d’oreiller, une seconde de couverture. Complètement scié, Élias recula de trois pas. Manon dormait donc avec le fauve ? Pourquoi taisait-elle ce privilège ? Élias alla se recoucher, sans pouvoir s’assoupir.
Manon reprit sa place juste avant l’aube. Son compagnon suivit son manège, désemparé. Il se sentait profondément trahi. Il comprenait pourquoi elle prenait la défense de Salween ; cela l’abattit. Il n’avait plus aucun allié. Il se leva avant tout le monde, extrêmement triste, et il se rendit à la hutte « réfectoire ».
Lisu l’accueillit, toujours souriante. Élias papota avec elle en aidant les deux ou trois personnes présentes à préparer le petit déjeuner. Cela le détendit. Il aimait bien cette femme ; non seulement elle était très belle mais elle excellait en philosophie ; ils en débattaient souvent ensemble, pendant les repas.
Salween arriva le premier, comme à son habitude. Dès qu’il aperçut Élias, il fit volte-face et lança un signe à un quidam qui devait être à proximité. Élias se demanda si ce n’était pas le Kadga. Il regarda directement au-dehors, par une des fenêtres, mais il ne vit personne. Salween le salua gentiment, puis réitéra un mouvement du bras vers l’extérieur, appelant de la sorte la panthère qui entra. Élias fixa son cerbère perso, écœuré. Qu’il apprivoisât Manon avec cet animal provoquait en lui la nausée. Salween cajola la bête en lui donnant à manger.
— Tu peux la caresser si tu veux, proposa doucement Salween.
— J’suis allergique, répondit Élias entre ses dents.
Lisu et Salween le dévisagèrent, un peu surpris. Ils se scrutèrent, interloqués, et replongèrent sur l’ado.
— Ah bon ? s’étonna Lisu. À quoi ?
S’il avait été seul avec Lisu, il lui aurait exprimé toute sa rancœur ; mais là, face à Salween, il ne dit pas tout haut ce qu’il avait sur le bord des lèvres :
« À tout ce qui fait un enfer de ce village : Borhut et ses sbires, les grands qui se foutent de tout, la construction de cette hutte qui ne devrait pas être la mienne, cette panthère qui dort avec Manon, et surtout, oh oui, surtout, Salween qui drague Manon avec sa bête et qui me prend pour une blette »
Élias soupira, assommé. Il la regarda, les yeux battus, et répondit entre les dents :
— Aux poils de chat.
Lisu le dévisagea d’un air grave. Élias sentit les larmes envahir ses yeux.
— D’ailleurs, je vais prendre l’air, murmura-t-il en sortant.
Lisu le suivit.
— Bégawan peut t’aider, lui signala-t-elle doucement. Elle a des remèdes contre les allergies. Tu es sûr qu’il n’y a que ça ?
— Bien sûr ! crâna-t-il, avec un sourire pas très assuré. Ça va déjà mieux.
Lisu acquiesça, légèrement sceptique. Elle rejoignit le réfectoire où elle continua sa tâche. Médusé, Salween observait l’ado, qui déambulait sans savoir trop où se rendre pour avoir la paix. Elias se dirigea assez naturellement vers le potager et il commença à remuer la terre.
Le travail collectif n’avait pas encore débuté quand Salween vint le trouver. Sans préambule, il lui déclara :
— Va chez Bégawan. Elle t’aidera à gérer cette allergie ; tu y passeras la journée.
— J’irai ce matin. Mais je te rappelle que j’ai une hutte à construire cet après-midi.
— Pas aujourd’hui, répliqua-t-il.
Élias en fut légèrement surpris. Quelque chose dans le ton avait changé : un truc plus grave, moins querelleur peut-être. De toute façon, il n’avait pas le cœur à discutailler ; il obéit et rejoignit la case de la vieille dame.
Bégawan l’attendait au pas de sa porte ; les bras croisés, elle le scrutait, inquisitrice.
— Entre ! lui dit-elle. J’ai un remède infaillible !
Elle l’installa sur un petit banc dans le jardin, caché derrière sa hutte. C’était un endroit assez sympa, entouré de lierre, à l’abri des regards. Un saule pleureur donnait une ombre fluide et le bruissement de ses feuilles apaisait ceux qui s’y détendaient. Élias ne se fit pas prier, il s’appuya sur le tronc du grand arbre en soupirant. Bégawan disparut, pour revenir deux minutes plus tard avec un bol de cacao. Elle le lui tendit, Élias sourit doucement en y trempant ses lèvres.
— Tu peux leur faire croire que tu es allergique aux poils de chat ; pas à moi ! Que se passe-t-il, Élias ?
— Rien, j’avais juste envie d’une journée de repos, déclara-t-il d’un air malicieux.
— Vraiment ?
Élias acquiesça, la mine convaincue. Bégawan le dévisagea pendant encore une ou deux minutes tandis qu’il finissait sa boisson.
— Eh bien, c’est raté pour ton jour de congé ! Ça n’existe pas ici. Allez hop ! Debout ! Les sauges sont un peu fatiguées.
Élias travailla le sol, très attentif aux gestes que posait Bégawan. Ainsi, il remarqua qu’elle tenait le plant d’une main ; de l’autre, elle balayait l’air, avant de trouver l’endroit idéal pour le déterminer. Elle lui tendit une racine et elle lui proposa de faire le même travail qu’elle. Élias ne parvenait pas à grand-chose ; il avait beau fouetter l’air, il ne sentait pas cette vibration qui devait surgir à la place adéquate. Cela le contraria sérieusement.
Salween arriva juste à ce moment-là. Il s’enquit de son allergie. Élias lui répondit, légèrement narquois, que les remèdes de Bégawan devaient se prendre en plusieurs doses, donc en plusieurs jours. Salween fronça les sourcils en le dévisageant puis en fixant Bégawan.
— Tu devrais lui demander un truc contre les poils d’Élias, lui largua-t-il, encore goguenard. Tu ferais moins de simagrées quand je te parle !
Salween grimaça, Élias rit franchement en le montrant du doigt :
— Tu vois, ajouta-t-il, tu peux pas faire autrement !
Bégawan souriait dans le fond du jardin. Salween détourna son attention sur la vieille dame, d’un air irrité. Élias en était maintenant certain, ces deux-là avaient des échanges silencieux à l’abri des oreilles indiscrètes. C’était comme les chauves-souris : elles émettent en écholocation, à une longueur d’onde qui n’est pas perceptible des humains.
Il observa la manière dont ils se plaçaient dans le sol pour entendre ce que disait leur vis-à-vis. Il analysa consciencieusement la jambe de Salween, dont le talon s’enfonçait dans la terre, la pointe des pieds légèrement crispée. Chez Bégawan, rien ne bougeait, sinon un petit tremblement dans le nez. Il se demanda si tous les habitants parlaient ainsi ou uniquement certains privilégiés. Il se promit d’étudier cela dès que possible.
Cette journée fut une trêve pour Élias. Il n’eut pas le courage d’interroger Manon sur ses activités nocturnes et après tout, cela ne le regardait pas. N’empêche, cela lui faisait mal.
Quelques jours plus tard, la construction de leur hutte fut enfin terminée. Salween interpella ses invités sur le chemin du réfectoire :
— Votre maison est terminée, vous ne restez plus entre vous.
— Qu’est-ce que tu as trouvé ? lui rétorqua Élias. Corvée bois pour Félix, patates pour Zoé, et pour Manon, tu as sûrement un programme spécial ?
— Je n’ai pas dit ça, petit ! répliqua Salween déjà énervé. Vous faites ce que vous voulez, mais vous vous dispersez.
— Diviser pour régner, c’est ça ton plan ? Ça ne sert à rien, je ne rentrerai pas dans le rang ! lâcha-t-il, avant de tourner les talons.
Élias ne supportait plus le « petit » dont Salween le cassait invariablement dès qu’il émettait quelque chose.
— Où vas-tu ? lui cria Salween.
— Je prends l’air, BOUFFON !
Ce « bouffon » exaspérait également Salween. L’un et l’autre n’avaient pas vraiment changé de ton depuis le jour de la trêve.
Élias se rendit immédiatement chez Bégawan. Il aimait vraiment cet endroit et il commençait à avoir confiance en la vieille dame. Elle le fit entrer ; ils se mirent au travail calmement.
Dès le repas terminé, les villageois s’éparpillèrent comme à l’accoutumée. Élias se redressa et posa les mains sur la bêche. Entouré de quelques enfants avec lesquels il plaisantait, Félix se dirigeait à l’est, vers le bassin. Zoé et Tode, une petite fille qui la suivait partout, papotaient avec Dhalia en longeant le chemin nord. Un peu démobilisée, Manon, elle, s’arrêta sur la place. Depuis qu’Élias l’avait surprise dans les pattes de la panthère, il avait établi entre eux une distance qu’elle ne comprenait pas. Elle soupira en regardant vers le potager de Bégawan. Lisu passa à côté d’elle et elle lui proposa une autre activité. Elle disparut du champ de vision d’Élias, vers le sud.
- Une belle division en effet, soupira Élias en silence. Il a gagné, le bouffon.
- Elle va aider Lhassa, expliqua Bégawan à Élias. C’est lui qui est responsable de nos bêtes. Tu sais que Manon adore les animaux ?
Élias se tourna vers Bégawan, un peu triste.
— Je m’en fous ! lâcha-t-il en reprenant son boulot.
— Ce n’est pas vrai, incisa Bégawan. Je le vois très bien ; pourquoi tu ne lui parles plus ?
Élias revit Manon entre les pattes de la panthère, il baissa les épaules et reprit son travail dans le jardin, sans répondre.
— Viens t’asseoir sous le saule ! le somma-t-elle. Je vais te raconter une histoire.
Élias obéit un peu à contrecœur.
— Le jour où tu es resté sur ton arbre, Manon te cherchait partout. Une villageoise lui a proposé de l’aider en la guidant dans la forêt. Elle l’a conduite jusqu’à une clairière, puis elle lui a demandé d’attendre là, en promettant que tu allais bientôt passer. Ce n’est pas toi qui es arrivé, c’est Borhut ; et sans l’intervention de la panthère, je ne sais pas ce qu’il serait advenu de ton amie. Te souviens-tu qu’à un repas, Borhut lui avait planté un ongle entre les omoplates, rouvrant une plaie qu’elle avait au milieu du dos ?
Élias opina ; bien sûr qu’il se le rappelait.
— Mais pourquoi elle m’a rien dit ?
— Parce qu’on lui a demandé de se taire. Depuis, la panthère dort à côté d’
— Et pourquoi exige-t-on qu’elle se taise ? Je l’aurais protégée !
— Tu as d’autres choses à faire. Et la panthère est là pour ça.
— Tu ne réponds pas à ma question ; pourquoi lui avez-vous imposé le silence ?
— Élias ? les interrompit Salween qui le cherchait dans le jardin.
— Il peut pas me lâcher les baskets un moment ? maugréa Élias, contrarié d’être dérangé.
— Il ne te veut pas de mal, je te le promets ! lui chuchota Bégawan avant de se lever. Il tente de faire de toi son ami mais il est un peu maladroit !
— Il peut toujours espérer ! grinça Élias.
— Laisse-lui une chance !
Elle rejoignit Salween, un léger tremblement du nez accompagnant son regard.
— J’suis pas là ! lança l’ado à Salween en reprenant sa bêche.
— Tu viens pêcher avec moi ?
— T’en as pas marre de me filer des leçons ? N’exagère pas, Salween. Il n’y a qu’ici que je me sens bien !
— Tu aimes la pêche ; pourquoi ne pas changer d’activité ?
— Y a pas un poisson dans cette rivière !
— Tu plaisantes ? Tu me vois souvent revenir avec 20 truites au bout de mon harpon.
— Alors, tu n’as pas besoin de moi pour pêcher !
— C’est vrai, c’est sans doute un prétexte, mais je peux t’initier à la pêche sans canne.
— C’est exactement ça : juste une manière déguisée de m’octroyer la ixième leçon du grand professeur Salween au petit Élias !
Salween tourna la tête vers Bégawan. Ils se regardèrent intensément en conversant en écholocation. L’ado essaya de déterminer mentalement ce que pouvaient se communiquer les deux chauves-souris devant lui : « Bégawan doit lui dire un truc comme « N’insiste pas » et lui, fâché, répondre « J’ai juré au Kadga que je ferais de ces quatre stupides occidentaux des moutons ; c’est pas parce que cette blette est plus butée et stupide que je ne tiendrai pas ma promesse ! »
— Tout faux ! s’agaça Salween, en tournant brusquement la tête vers Élias.
— Mais vous discutiez ? Vous communiquiez ainsi pour que je ne comprenne pas ! Je me trompe ?
Éludant la question, Salween changea de cap. C’était son truc pour ne pas répondre à ce qui l’ennuyait :
— Élias, tu as sauté un repas. Pourquoi fais-tu autrement que tout le monde ?
— Donc, je ne me trompe pas ! en déduisit-il avec un petit sourire triomphant.
— Tu me tues, Élias !
— C’est parce que j’ai raison ! Tu ne veux pas que je dise un mot en français pour ne pas faire bande à part ; mais toi, tu n’arrêtes pas de créer des apartés en jouant à la chauve-souris !
Salween le fixa, contrarié. Dans le fond du jardin, Bégawan, plus philosophe, s’amusait de la scène, le nez secoué par un petit tremblement évocateur. Salween lui jeta un regard rapide puis reprit plus calmement :
— S’il te plaît, Élias, on ne pourrait pas essayer de se parler sans que…
Zoé arriva en courant, interrompant le sermon qu’il allait lui octroyer.
— Élias ! Bégawan, vite ! leur cria-t-elle. Il y a un enfant qui s’est noyé !
Salween et Élias dévalèrent immédiatement le sentier de la rivière. Bégawan les talonnait d’assez près. Félix était au centre d’un cercle d’enfants. Il était trempé, très énervé, à genoux devant le noyé ; c’était un gosse que les ados ne connaissaient pas. Il restait tous les après-midis avec son père, un des sbires de Borhut.
Normalement, Félix maîtrisait les gestes : leurs parents les avaient obligés à suivre une formation de base de secourisme, mais Félix n’avait prêté qu’une oreille distraite à ce cours, ne regardant que l’animatrice qui avait tout du top model. Il paniqua. C’était à lui de sauver le gamin. Élias préférait ne pas intervenir. Félix hésitait, n’osait pas vraiment agir. Pourtant, il fallait aller très vite.
Quasi l’entièreté de la tribu était rassemblée autour de lui. Elle attendait qu’il passât à l’action, dans un silence qui se coulait imperceptiblement en une chape de béton. Élias se tenait en retrait ; il décida de laisser encore dix secondes à son frère avant d’entamer lui-même la procédure. En comptant mentalement jusqu’à dix, il dénombra les pieds qui entouraient la scène. Il tomba sur ceux à quatre orteils de Borhut. Il releva les yeux sur cet homme qui fixait Félix, narquois. Lentement, Borhut se retourna vers Élias, le toisa avec ce même méchant sourire et le défia, in petto :
"Regarde bien ton frangin, c’est la dernière fois que tu le vois : quand le clan constatera qu’il n’a pas sauvé Chebbi, alors il l’expédiera au-delà de la mer", semblait-il lui souffler.
Le ventre d’Élias se noua. Ce chacal avait raison, ils le jetteraient directement. Élias ne put déterminer si c’était la peur de voir son frère sombrer dans l’océan ou la colère vis-à-vis de Borhut qui agissait sur lui. Sans qu’il comprît réellement ce qu’il faisait, Élias ancra ses deux pieds dans le sol, rentra le menton dans les clavicules, poussa le front vers Félix et, sans émettre le moindre son, il guida son frère. Celui-ci s’exécuta, comme un automate.
Tout le monde l’observait en silence. Le papa de la victime arriva pendant que Félix manipulait l’enfant. Salween arrêta le père qui voulait s’interposer. Il trépignait sur place. Bégawan lui parla doucement, en désignant les deux frères. Il se calma, fixa Félix, inquiet. Celui-ci avait déjà fait vomir l’eau que le garçon avait ingurgitée. Celui-ci était toujours inconscient. Il fallait donc pratiquer le bouche-à-bouche. Félix hésita encore deux secondes.
— Félix, décide-toi, bon dieu ! Tu dois faire du bouche-à-bouche, maintenant. Mets sa tête en position arrière, couvre sa bouche et son nez par la tienne, puis insuffle lentement. Sa poitrine doit se soulever chaque fois que tu souffles. Recommence toutes les deux secondes.
Au bout de deux minutes, le gosse toussa. Il respirait. Ce fut accueilli par d’énormes cris de joie. Félix ne bougeait plus, muet. Tremblant, il regardait l’enfant, des larmes lui coulant sur le visage. Le père prit son fils dans ses bras, sous le coup de l’émotion, lui aussi. Borhut s’en alla, rageur. Félix se retourna, avisa Élias :
— Merci !
— Pourquoi ?
— Tu m’as guidé, non ?
— Moi, je n’ai rien entendu, intervint Salween avant qu’Élias ne réagisse.
Élias dévisagea Salween avec une pointe de méfiance tandis que la tribu entourait Félix de larges accolades victorieuses et fraternelles. Tous se dirigèrent vers le village. Seuls, Bégawan, Salween et Élias restèrent seuls au bord du bassin. Silencieux. Élias était un peu anéanti. Il ne percevait pas très bien s’il avait vraiment piloté Félix ou bien si c’était Salween qui lisait dans ses pensées et traduisait pour lui.
Bégawan mit une main sur son épaule. Elle le tapota doucement, en signe de reconnaissance. Élias regarda Salween, complètement désorienté :
— Je n’y suis pour rien, Élias ! lui affirma-t-il avec un petit sourire satisfait, avant de s’éloigner rapidement.
— Viens, ajouta Bégawan. On a encore du travail à faire avec Chebbi.
— Chebbi ? pointa Élias. Le gamin s’appelle Chebbi ?
En effet, Borhut lui avait parlé mentalement. Élias garda cette information pour lui.
— Oui, pourquoi ? lui demanda Bégawan.
— Ce n’est pas le nom d’un désert, ça ? répliqua Élias, en lui emboîtant le pas.
— Oui, Chebbi est l’un des derniers enfants de notre voyage. Il est né au milieu des dunes. Sa maman est morte pendant l’accouchement parce qu’on a manqué d’ C’est dommage qu’il ait vu le jour comme ça. Pour nous, c’est important de naître près d’un point d’eau.
Ils rejoignirent Chebbi et son papa, qui les attendaient devant la hutte de Bégawan. Élias réalisa que ce Chebbi, qui avait une bonne tête de moins que lui, devait avoir deux voire trois ans de plus.
— C’est ça, répondit Bégawan en lui tournant le dos. Il a facilement deux ans de plus que toi ! Mais il est né dans le désert…
— Qu’est-ce que ça change ?
— On n’y voit pas grand monde ! Chebbi a peur des gens. Il ne parle pas. Il reste bloqué dans son désert, lui expliqua-t-elle en se retournant enfin.
— C’est pour ça qu’on ne le connaissait pas, se dit Élias.
— Oui, Narbada préfère lui laisser du temps.
Élias tiqua en regardant Bégawan. Ils venaient de communiquer en silence, comme tout à l’heure avec Salween. Était-ce elle qui permettait ce genre de télépathie ?
— Non ! lui répondit-elle avec un petit sourire malicieux. Il y a ceux qui y arrivent et les autres. Tu as pu puiser cette force dans la Terre. Mais pour les questions, c’est plus tard ! On a du travail, je te le rappelle !
— Il est sauvé ; que doit-on faire ?
— Remettre son œuf !
Élias resta à côté de Bégawan tout au long de la séance. Comme pour lui, elle apposa des herbes sur le garçon et se balança dans une sorte de transe au terme de laquelle elle rendit Chebbi à son père. L’homme s’arrêta devant Élias, le regarda avec bienveillance puis murmura :
— Ce n’est pas moi, c’est mon frère !
L’homme sourit, hocha la tête et s’en retourna chez lui.
— Va maintenant ; assez travaillé pour aujourd’hui ! déclara Bégawan.
— Eh, mais j’ai un tas de questions à te poser, moi !
— Oui, je sais ! Mais après une séance de remodelage, je suis chaque fois très fatiguée. Tu dois me laisser me reposer.
— OK ! lâcha Élias à contrecœur
Encore une chose : ne dis à personne comment nous «parlons », lui recommanda-t-elle en montrant leurs têtes respectives.
Élias n’avait jamais mis aussi longtemps à parcourir la distance qui les séparait de la hutte de Bégawan. Il avait eu envie de faire le point avec lui-même avant d’aborder les autres. Le soleil était couché depuis peu ; chacun vaquait à ses occupations ; les ados arrangeaient leur nouvelle demeure quand il arriva enfin. Il sourit à Manon en franchissant le seuil ; il s’apprêtait à lui parler lorsque Félix l’apostropha. Il voulait comprendre ce qui s’était passé au bassin. Il n’en démordait pas, il avait entendu Élias lui dicter la marche à suivre. Les deux filles réfutèrent : elles étaient à côté d’Élias et il était silencieux.
— C’est peut-être Salween… suggéra Élias, évasif.
Salween entra dans la hutte à ce moment-là et, pointant Élias, il le réprimanda :
— Pas en français !
— Oui caporal ! répliqua-t-il en ajoutant un salut militaire.
Salween soupira en le fixant :
— «En plus, tu sais que je n’y suis pour rien !
— Oui, mais Bégawan m’a demandé de ne rien dire.
— Ce n’est pas une raison pour me rendre responsable !
— Vous n’avez qu’à m’ C’est quoi, ce mode d’expression ? Comment est-il possible que je puisse arriver à ça, moi ? »
Salween ne répondit pas à la question ; il s’adressa à Félix :
— Félix, je viens voir comment tu vas.
— Bien, merci ! J’ai vraiment eu très peur au bassin. Que s’est-il passé, Salween ? Je suis sûr d’avoir entendu Élias me dicter la conduite à suivre.
— As-tu inventé toutes les manipulations que tu as opérées sur Chebbi ?
— Non, bien sûr ! Nous avons eu un cours de secourisme.
— Eh bien voilà : tu as secouru un enfant grâce aux gestes qui sauvent ! Bravo. Narbada voudrait que tu apprennes à nager à son fils. Es-tu d’accord ?
— Oui, avec plaisir !
— Tu le feras pendant le travail collectif, cela t’en dispensera.
Et hop ! pensa Élias. Comme d’habitude, il saute la question !
Salween se tourna vers lui, dogmatique :
- Il ne faut répondre aux questions que lorsque l’autre est susceptible de comprendre la réponse.
- Belle politique ! rétorqua Élias. Donc, en esquivant régulièrement les miennes, tu me considères comme trop bête pour en capter la réponse !
- Je n’ai pas dit ça !
- Vraiment ?
Salween soupira profondément puis ajouta tout haut :
— Élias, toi aussi tu changes de boulot pour la communauté.
— Je dois t’apprendre à nager ? lui demanda-t-il, moqueur.
— Mais non, s’écria-t-il, agacé. Arrête de discutailler de la sorte ! Désormais, tu passeras tes matinées chez Bégawan.
— J’irai avec Manon ! déclara-t-il, avec aplomb.
Manon le dévisagea, légèrement étonnée.
— Pas question, répliqua Salween.
— Pourquoi ?
— Parce que personne ne peut entrer dans ce jardin.
— Ah bon ? Qu’est-ce que j’irais y faire alors ?
Salween se mit à bouillir, inévitablement. Ils entamèrent la ixième conversation stérile. Élias maintenait coûte que coûte sa position, Salween campait tout aussi déterminé sur la sienne.
Salween quitta la hutte sur les dents. Élias se tourna vers Manon :
— Il faut qu’on se parle !