12. Clan Destin - Seul
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12. Clan Destin - Seul
Avant de commencer la journée, Élias quitta sa case sur la pointe des pieds. Il voulait récupérer son carnet à l’abri des regards. Durant le trajet, il tenta de remettre ses idées en place. Ils avaient parlé d’une femme, sans la nommer, qui les conseillait à chaque fois.
Il avait fait un drôle de rêve, il était sorti de terre comme un geyser., il était descendu à travers des gorges étroites, cela l’avait follement amusé. Puis il était descendu bien plus calmement vers la mer. En y repensant, il se dit qu’il avait été un cours d’eau. Cela le perturba légèrement. S’il était un fleuve, il était actuellement, à coup sûr, dans les gorges à devoir se faufiler, frapper, sauter, s’éclater… et s’il était l’eau, qui étaient les rochers qu’il devait confronter ? Qu’importe, après tout, c’est l’eau qui se forge un chemin, pas l’inverse et le but, c’est de sortir des gorges sans encombre pour pouvoir être libre.
Il arriva un des derniers au réfectoire. Plusieurs personnes lui sourirent. C’était la première fois qu’il y était sans ses copains. Il se sentait un peu perdu. Lhassa vint près de lui et engagea la conversation gentiment. C’était un homme profondément bon. Sa femme et lui avaient quatre enfants, ce qui était rare au clan. Il était serein, posé et cultivé. Élias était toujours surpris par la connaissance et la philosophie de ce peuple. Ils n’avaient pas seulement traversé la moitié du monde, ils s’y étaient aussi imprégnés de chaque sagesse locale pour les fondre toutes avec la leur. Élias mangeait sa galette tranquillement, comme si ces derniers jours n’avaient été qu’une parenthèse dans sa vie au hameau. Presque tous les villageois étaient là quand Salween arriva comme un éléphant dans une cristallerie.
Il était essoufflé et il cherchait du regard Élias dans l’ombre de la hutte. Celui-ci leva une main, en émettant :
— Pas de panique, Terrien !
Il lui rendit son salut, visiblement soulagé, planta son pied et crispa ses orteils, rassurant dès lors une personne qui attendait dehors. Élias en sourit.
Élias travailla sereinement chez Bégawan, toute la matinée. De temps en temps, il entendait Salween qui rôdait autour du jardin. Cela l’amusa.
Le jeune voulut élucider le mystère de cette fleur qu’il avait vue sur le front de Borhut. Il la chercha dans le jardin pour demander à Bégawan quelles en étaient les propriétés. La plante avait été arrachée.
— Il n’y avait pas une fleur blanche, ici ? demanda-t-il innocemment.
Bégawan se redressa, plissa les yeux et imprima sur son front l’image de la fleur.
- Oui, bredouilla-t-elle, elle est fanée ?
- Non, elle a été arrachée et je peux même te dire que c’est Borhut qui a joué au jardinier.
Bégawan s’approcha du lieu, vit le trou et la terre fraîchement remuée, avec l’empreinte si caractéristique des quatre orteils de Borhut. Elle se tut, fronça les sourcils puis soupira.
- Qu’offrait-elle, cette fleur ? demanda Élias calmement.
- Rien, murmura-t-elle
- Vraiment ? insista Élias. C’est étonnant, une plante qui ne sert à rien dans ton jardin...
Élias continuait à la fixer, légèrement inquisiteur.
— Note, heureusement qu’elle ne sert à rien, persista-t-il ; il y en avait au moins dix plants derrière notre hutte, avant la maladie de Manon.
Bégawan tressaillit, véritablement inquiète. L’image de Manon sur la paillasse se battant entre la vie et la mort vint s’imprimer sur son front. Élias ne la lâchait pas des yeux, son regard était devenu grave, il murmura :
— Est-ce que cette fleur peut avoir un lien avec la maladie de Manon ?
— Il faut les arracher immédiatement, répondit-elle.
— C’est fait. La veille du jour où Manon allait si mal, Borhut a fauché l’ensemble des hautes herbes qui poussaient là. Y a-t-il un lien avec Manon ? répéta-t-il un peu las.
Salween passa sa tête au-dessus de la haie. Intrigué par le silence qui s’était installé, il les rejoignit rapidement. Il avisa le trou et l’empreinte, devint vert et fixa sa mère.
— C’était quoi ? demanda-t-il.
— Du gandaki.
— Il se drogue ? s’étonna-t-il.
— Pas lui.
Élias était médusé. Il était persuadé qu’elle avait un lien avec la maladie. Pourquoi parlaient-ils de drogue ? Il en aurait le cœur net mais il préféra reculer pour mieux sauter. Ainsi interpella-t-il Salween directement, sans lui laisser le temps de prendre la parole.
— Alors, qu’as-tu fait de beau ce matin ?
Salween bredouilla une activité qui n’en était pas, en désignant un lieu indéfini. Élias souleva les sourcils, légèrement moqueur, en avançant la tête comme s’il ne comprenait pas bien son baragouinage. Salween rougit, se douta que l’autre ne pouvait gober son histoire de ménage dans sa hutte. Élias le dévisagea tranquillement sans insister et demanda :
— Qu’est-ce qu’on fait, cette aprèm ?
— Holà ! Tout doux ! Tu dois encore te reposer. Tu peux avoir quartier libre.
— Ah non ! protesta-t-il. Je ne veux pas de liberté ! Tu m’as piqué mes copains, alors tu me formes à être ce bon «trois petits points » et qu’on en finisse ! Note, je peux passer l’aspirateur dans ta case, si tu ne l’as pas encore fait...
Bégawan se bidonna sous le regard légèrement contrarié de son fils.
— Occupe-le, il a raison. C’est quoi «le bon trois petits points » ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
— Mais elle a dit qu’il avait besoin de liberté, qu’a-t-il dans la tête ? Les trois jours qui viennent de se dérouler n’ont pas été de tout repos ! répliqua-t-il, suspicieux, les mains sur les hanches.
Cela fit sourire Élias. Manifestement, Salween ne s’était pas vanté d’avoir un peu trop parlé. Il espéra que Bégawan insisterait sur les trois petits points inconnus. Celle-ci le dévisagea un instant puis proposa :
- Elle a surtout dit la confiance ; Salween tente la confiance !
- Il n’en voudra pas !
- Il lui faudra du temps, c’est sûr ! Vous avez creusé un large fossé qu’il vous faudra combler ; ça ne se fait pas en un jour.
- À chaque essai, c’est un fiasco... répliqua-t-il, fataliste.
- Tu veux que je le garde cet après-midi ?
Élias bisqua un peu qu’elle n’approfondît pas les « trois petits points ». Il n’avait pas non plus envie de rester à végéter dans le jardin de Bégawan. Il enchaîna :
— Salween, je t’ai promis que, si je pouvais voir Manon, je serais aussi docile qu’un mouton ! Ne me regarde pas d’un air méfiant ! Je tiens mes promesses, moi !
— Mais moi aussi… commença-t-il, toujours aplati sur le mur de sa susceptibilité.
— Stop ! le coupa Élias, calmement et fermement.
Il n’avait aucune envie que Salween le baladât une fois de plus. Il en avait été assez meurtri, il en était profondément fatigué. Salween le scruta un instant, vaguement coupable, et il se tut en soupirant. Élias ajouta, avec un petit sourire en coin :
— De toute façon, quitte à devoir parcourir la forêt dans tous les sens avec toi, autant que ce ne soit pas à une allure d’enfer ni avec un bras bloqué dans le dos !
— OK, tu as raison. On va essayer de faire ça bien !
Élias ne souriait plus. C’était quoi le « ça » de « faire ça bien » ? Cela devait vouloir dire la même chose que ce « bon trois petits points ». Il n’arrivait pas à comprendre grand-chose. Il n’était même pas sûr que Salween sache réellement ce que ces termes sous-entendaient.
— Ça ? murmura-t-il sans trop de conviction.
Salween imprima sur son front une foule d’images, plus imprécises les unes que les autres. Y revenaient régulièrement les deux bracelets aux poignets d’un homme. Non, réalisa Élias, il ne savait pas ce que « ça » voulait vraiment dire. L’ado se tourna vers Bégawan. Elle savait, par contre. Elle tenta un sourire bienveillant. Sur son front se dessinait un homme blessé qui lui confiait les bracelets. Complètement abasourdi, Élias laissa tomber sa mâchoire. Était-ce elle, le Kadga ? Non, impossible, il venait d’en parler entre eux. C’était une autre personne, certes féminine, quoiqu’il se souvînt très bien que le premier jour, c’était un homme qui l’avait entrevu lorsqu’il était à plat ventre à manger la poussière. Élias était complètement perdu. Salween et d’autres devaient vraisemblablement démontrer à son père que 4 gamins occidentaux pouvaient être ces « trois petits points ». On avait isolé Élias parce qu’il cassait les plans du Kadga et du fils. Cela remplit Élias d’une profonde mélancolie : ses copains écopaient de son acharnement à ne pas rentrer dans leur jeu.
— Vous auriez dû laisser les autres ici et m’éloigner du clan puisque je vous emmerde, murmura-t-il, abattu.
— Cela n’aurait eu aucun sens de t’isoler, répliqua doucement Salween.
Celui-ci le regardait sans inimitié, il était aussi las que lui de ces querelles.
— C’est pas juste ce que vous avez fait, dit encore Élias.
— Je lui explique ? demanda Salween à Bégawan.
— Pas maintenant, c’est trop tôt, répondit-elle rapidement.
— Faudrait savoir ce que tu veux ! dit-il. Qu’est-ce que je lui dis ?
— Je ne sais pas. Il n’est pas encore mûr et on doit être tous réunis pour la fin.
Salween prit son souffle et s’apprêtait à parler quand Élias leva une main autoritaire devant lui.
— Ne dis rien, j’ai compris. Toi non plus, tu ne sais pas vraiment où tu vas. On s’offre une dernière chance ?
— Une dernière chance ?
— On tente la confiance, d’accord ?
— D’accord ! murmura Salween.
— Je te jure que je ne me cabrerai plus. Mais toi, tu joues franc-jeu ; ni entourloupe, ni mensonge.
— Je te le promets, lui répondit Salween, ému.
— Et vous, vous ne faites pas de mal à mes compagnons.
— Élias, on ne leur fait pas de mal, je te le jure.
— Qu’est-ce que tu en sais ? Comment déterminer le mal qu’on peut faire aux autres en leur voulant le plus grand bien ? C’est à chacun de choisir ce qui est bon pour lui et sur cela, Salween, tu n’as aucune prise.
— Waou ! Il avance en sagesse ! C’est peut-être par là que ça commence... dit Bégawan. Ne le déçois pas, et ça ira vite.
Un long silence s’installa. Élias respirait mieux ; les deux adultes le fixaient, attendris. Gêné par leur regard, Élias balaya les plantations des yeux ; il fut inévitablement attiré par le trou créé par Borhut.
— nsa Bégawan, le revoilà sur la plante.
Élias fronça les sourcils, visa tour à tour la mère et le fils et demanda :
— C’est quoi, cette plante ?
— C ’est une drogue. La dépendance est très rapide et, si on n’y pourvoit pas, on risque tout simplement la mort dans des angoisses sans nom, déclara Salween directement.
— Peut-il y avoir un lien entre la plante et la maladie de Manon ? continua Élias, toujours aussi déterminé.
Salween se tourna, intrigué, vers sa mère :
— Qu’est-ce que t’en penses ?
Même si Élias entendait pertinemment ce qu’ils se disaient, il voulait garder les rênes de la conversation. Il coupa le dialogue en désignant les orteils de Salween :
— La confiance, ça passe aussi par un langage haut et clair ; parlez tout haut.
Salween approuva d’un mouvement de tête et reposa la question à sa mère qui semblait elle-même fort ennuyée. Elle finit par avouer :
— Je suppose qu’il en a planté là où Manon se retirait pour ses besoins ; elle agit au simple contact. Je n’ai pas pensé un instant que Manon pouvait être droguée. En l’arrachant partout, il créait le manque. Tu as vraiment bien fait d’appeler la panthère ; c’est elle qui l’a libérée de ses angoisses, là où elle se serait laissée définitivement mourir. Je suis désolée, Élias. J’aurais dû y penser.
— Je ne crois pas que tu sois entièrement responsable. Tu soignes en te baladant dans ton jardin et en t’arrêtant sur la plante qui serait salutaire. Si elle n’y était pas, tu ne pouvais pas détecter la dépendance. Ce qui m’étonne, c’est qu’il signe son méfait. Donc si je suis mon raisonnement, il veut prouver au clan que tu n’es plus à la hauteur. Que se passe-t-il dans ce cas-là ?
Complètement anéantis par cette possibilité, Salween et Bégawan fixaient Élias.
— Je n’en sais rien, finit par murmurer Bégawan. Je suppose que la tribu exigerait un successeur.
— Et qui serait-il ?
— Il n’est pas prévu, répondit rapidement Salween.
— Vrai ? titilla Élias. Ce ne serait pas lui par hasard ?
— Pour être tout à fait exact, il en a les capacités, mais pas la philosophie ; le clan le refuserait.
— Enfin, on l’espère, ajouta Bégawan entre ses dents.
— Il voulait sûrement t’imposer une sorte de chantage parce que, si vous ne le voulez pas comme médecin, vous n’êtes quand même pas certains que le clan ne vous l’imposerait pas. C’est possible ?
— Tout à fait, approuva Salween, déjà furieux contre Borhut.
— Qu’est-ce qu’il aurait demandé ?
— Sans doute votre départ.
vOn ne va pas lui donner la victoire facile ! Tu as d’autres gandakis ?
— Oui, j’en ai toujours en réserve ; je m’en sers parfois pour atténuer le mal. C’est dans la forêt interdite.
— Eh bien, allez en chercher, je garderai la boutique !
Les deux adultes le fixèrent avec des yeux ronds. Ils ne savaient pas très bien sur quel pied danser. Élias jaugeait leur confiance à la perche qu’il leur lançait.
— De quoi t’as peur, Salween ? demanda-t-il doucement, dans le silence qui s’était installé.
— Je n’ai peur de rien ! répliqua-t-il un peu vexé ; ça ira, ici, tout seul ?
— Bien sûr, je n’aurai pas grand-chose à faire ; peut-être un bobo ou juste repousser un jardinier invétéré. Pas de panique, je vous promets de ne pas bouffer toutes les racines de réglisse !
Salween sourit et partit avec Bégawan en passant par la forêt. Quand ils revinrent quelque temps plus tard, ils étaient passablement saouls. Ils avaient repiqué l’ensemble des plants restants derrière la hutte de Salween. Élias repéra directement l’état de Manon quand elle revenait du pipi du matin et qu’elle essayait de se concentrer sur la leçon « chauve-souris ». Il prit garde à ne pas toucher la plante et il la repiqua à sa place.
Bien plus rapidement que Manon, ils eurent envie de dormir et s’assirent contre la case pour sombrer dans un sommeil profond. Élias garda la boutique pendant l’heure qui suivit. Il déambula dans les allées en cherchant un remède pour qu’une fois sortis de leur somme, ils ne sombrent pas dans la dépression. Lisu passa la tête au-dessus de la haie, constata l’état des deux ronfleurs et entra directement dans le jardin.
Élias inventa un prétexte à leur état.
— C’est à cause d’un sirop qui était devenu trop alcoolisé, déclara-t-il avec aplomb. Ils ont voulu le tester tous les deux.
Lisu dévisagea Élias un peu sceptique.
— Montre-moi ce sirop ! demanda-t-elle.
— Pas possible, ils ont tout bu !
— Le bocal, alors !
Totalement dans l’impasse, Élias tenta une sortie « à la Salween ».
— Je vais aller le chercher, mais avant cela, je voulais te parler d’un truc : tu te souviens que tu m’as proposé de voir le départ de Manon comme un passage important pour elle ?
— Oui.
— Je crois que tu avais raison.
Ainsi débuta une conversation sur le passage, jusqu’à ce que Bégawan et Salween se réveillent. Lisu se retira dès les premiers mouvements ; elle ne pouvait pas se trouver dans le jardin. Élias soigna la dépression par une décoction de verveine. Puis il déclara :
— Donc Manon a eu juste un gros refroidissement et la panthère n’a fait que la réchauffer ! Vous êtes d’accord pour cette version ?
Ils hochèrent vigoureusement la tête, heureux de cette première connivence.
La vie d’Élias fut rythmée par le travail au jardin, les leçons de Salween et, en fin de journée, il s’octroyait un jeu de cache-cache avec les enfants. Il put ressortir son carnet de croquis. Il y nota ses expériences, il dessina la vie du clan au jour le jour.
Salween lui expliqua dès le lendemain ce qu’étaient ces lignes chaudes et froides.
— Ce sont les veines de la Terre ; c’est comme celles de notre corps ; «la Terre vit », avait-il souligné, grandiloquent.
Élias avait souri du ton employé mais il avait apprécié le message. Il percevait ces vaisseaux, les suivait les yeux fermés, pouvait s’orienter grâce à eux.
Salween s’appliquait à ne rien lui dissimuler ; il lui détaillait chaque jour la composition de la leçon, le pourquoi et le comment. Élias adorait, même si les cours n’étaient jamais très calmes. Salween procédait par énigmes ou par épreuves.
Salween ajouta au menu pêche et baignades. Ils étaient en plein hiver, l’eau était vraiment frigorifique mais, lui enseignait-il, si on ne s’arrête pas, on la supporte jusqu’au printemps ! Elias n'était pas vraiment convaincu.
Il avait des nouvelles de Manon chaque matin, grâce à Lhassa. Même si ce dernier lui cachait religieusement qu’il abritait Manon, dès qu’il voyait Élias, l’image de Manon s’imprimait sur son front avec ce qu’elle avait fait la veille. Élias lui souriait chaque fois, apaisé de la percevoir en pleine santé et heureuse dans la vie qu’on lui faisait mener. Il en fut de même pour les deux grands. Les villageois qui allaient les visiter revenaient avec leur image sur le front ; ils étaient heureux et, même s’ils n’habitaient pas dans les mêmes lieux, ses compagnons se rencontraient quotidiennement. Il en fut content pour eux.
Élias progressait vite avec Salween. Aucun caillou, aucun arbre n’avait de mystère. Son sens de l’orientation s’était aiguisé au point de pouvoir se repérer dans un four. Néanmoins, Salween évitait de le mener trop près des endroits où un des trois copains séjournait. Si Élias se doutait que ces trois positions non explorées devaient correspondre à leur repaire, il ne s’y rendit jamais. Il joua le jeu de la loyauté. C’en était beaucoup plus reposant.
Cependant, une petite zone d’ombre atténuait légèrement cette confiance qui s’installait. Salween n’arrivait pas à lui transmettre certaines choses qui le concernaient. Élias décida de taire ses facultés paranormales tant qu’il ne lui aurait pas dévoilé les « trois petits points ».
De temps en temps, Élias voyait sur le front de Salween les sept médaillons de lune ou le médaillon de la panthère, ou plus généralement celui des bracelets. Il le savait alors à deux doigts de lâcher le secret mais à chaque fois il se rétractait. Cela faisait plutôt sourire Élias, qui n’avait plus aucune envie de quitter ses leçons ou celles de Bégawan.
Chez Bégawan, Élias apprit à soigner. Il ne comptait plus le nombre de fois où il vomit de dégoût quand elle lui enseignait comment déceler une maladie. Les progrès auprès d’elle étaient nettement plus lents que ceux de la découverte de la Terre. Élias n’osait pas encore appliquer certains remèdes et il se limitait au traitement des bobos.
Chaque jour aussi, Élias écrivait à Manon. Leurs mots étaient longs, ressemblaient plus à des phrases qu’à de véritables mots ; en voici quelques exemples :
— Jetévuavecunpérokésurlépol
— Cmonoisoaprivoiségaoligongmaprenaparléauzanimoétoi ?
— Moijeparcourleteritoirsanmaretéquiègaoligong ?
— Lefrèrjumodesalweenjévulesotre.
— Laprochènfoidileurquejevébien
Ainsi donc, Salween avait un frère jumeau nommé Gaoligong. Il lui avait fallu trois mots, donc trois jours, pour l’apprendre.
Salween le prévint qu’il ne prendrait pas d’autre page de son carnet. Une fois la feuille terminée, ce petit jeu le serait aussi. Élias en sourit en acceptant la mesure avec une certaine philosophie. S’il scribouillait ces mots, c’était d’une part pour que Salween ne connaisse pas cette faculté d’Élias à voir les images s’imprimer sur le front des personnes, et d’autre part pour rester en contact avec ses compagnons.
Le temps passait vite. Le changement de saison lui signala que les sept lunes devaient être terminées depuis belle lurette, ce en quoi Borhut n’avait pas eu tort quand il avait réfuté l’affirmation de Félix qui disait qu’ils rentreraient le mois suivant dans leurs pénates.
Élias n’éprouvait aucune rancune vis-à-vis de ce non-dit tant cette vie au grand air lui plaisait. La seule ombre au tableau, c’était ses copains. Même s’il savait qu’ils allaient bien, il aurait voulu leur parler.
Cela le rendait souvent nostalgique. Un soir, il croisa Lisu qui grava sur son front la photo des grands avec cette même mélancolie. Il faillit se confier mais il se retint au dernier moment. Elle devait être l’amoureuse de Salween. De temps en temps, elle s’asseyait à côté d’Élias pendant les repas. Ils s’engageaient alors dans des débats sans fin sur le sens de la vie et sur la philosophie. C’était passionnant. Salween devait être profondément épris parce qu’elle était la seule qu’il n’interrompait pas pour reprendre ses leçons.
Sur l’heure, il chercha un stratagème pour qu’ils puissent se revoir, ne fût-ce qu’un jour. Il ne dut pas se casser la tête très longtemps. Cette nuit-là, il se fit réveiller brutalement par un blaireau qui était entré dans la hutte. Il entendit Félix l’appeler. D’abord, il ne comprit pas très bien d’où venait l’alerte. Le blaireau imprima entre ses yeux l’image de Félix, derrière un rideau de feu. Il se souvint d’avoir vu la même image sur le front de Borhut. Cela le glaça. Il fallait qu’il le retrouve sur-le-champ !