

Rencontre extra-ordinaire avec les Huni Kuin
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 9 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Rencontre extra-ordinaire avec les Huni Kuin
mars 2025
C'est la raison première de ce voyage. Après un an et demi passé à la Réunion, deux ans depuis mon voyage en Equateur et au Pérou, il est temps pour moi de reprendre ce que j'ai un peu laissé en suspens depuis, c'est à dire de me reconnecter à la Médecine, la médecine traditionnelle chamanique j'entends. Ceci afin de nettoyer ce qui a besoin d'être nettoyé, et reprendre cette hauteur qui me permet d'aller toujours plus profondément dans l'exploration de ce monde et de ma conscience. C'est d'abord un travail, et un travail bien difficile, je le sais, mais c'est aussi une connexion à une source d'Illumination, et c'est bien pour cela que je le fais.
Dans mes retraites au Portugal, j'avais rencontré une sud-africaine avec qui j'avais bien sympathisé, et j'avais alors compris qu'ils travaillaient eux aussi là-bas régulièrement dans cette approche spirituelle. Je me débrouille pour retrouver le numéro de Dirk et d'Estelle, et grâce à eux, je suis tenu au courant de ce qui se passe en Afrique du Sud autour de Capetown. Notamment, j'apprends que Les Huni Kuin vont venir au mois de mars pour un programme de 3 retraites, où ils animeront des cérémonies suivant leur tradition afin de délivrer leur Médecine en suivant un rituel sacré. Une fois tout le process de mon inscription validé, je prends mon billet, et c'est à bras ouverts qu'Estelle m'accueille chez elle dans sa maison au sud de Capetown, à Muizenberg.
Les Huni Kuin sont une tribu venant du fond de l'Amazonie, située principalement dans l'état d'Acre au Brésil, à la frontière avec le Pérou, qui se bat pour préserver ses traditions et son savoir vivre en harmonie avec la Nature, après des décennies de persécution. Dans ce choc des cultures, certains membres ont décidé de s'ouvrir au reste du monde afin de partager leur sagesse et leurs savoirs ancestraux, qu'ils offrent à travers la Médicina, ou Nixi Pae, qui se base sur l'usage de différentes plantes et substances délivrées dans le cadre de rituels sacrés. Ceux-ci ont pour fonction de purifier non seulement le corps physique, mais aussi l'esprit, l'âme et les esprits qui nous entourent, dans une conception très holistique de l'homme et très animiste du monde. Il s'agit de dissiper le brouillard Panema qui nous empêche de voir clair sur la nature de ce qui anime le monde et nous anime, et de nous reconnecter à l'Energie de Création Yuxibu à travers ses différents éléments, et aux différents esprits de la Nature. Ils défendent ainsi une conception de la vie humaine dans un rapport harmonieux et respectueux de la Nature, considérée comme sacrée, et basée sur la joie inconditionnelle de vivre So Alegria, juste de la joie. Et c'est dans cette perspective qu'ils parcourent la planète pour partager leur Médecine, dans l'espoir de favoriser le bien du monde et de l'humanité, dans un esprit de paix et de protection de notre planète Terre.
Cette fois-ci, Ninawa, le chef spirituel du village Novo Futuro, vient accompagné de deux de ses fils, Shané et Yube pour délivrer ce rituel sacré, à Bodhi Khaya, un lieu magnifique et reculé consacré aux retraites, à 2h30 de Capetown. C'est Tanya Hagen Mukani, qui travaille avec eux depuis 2016, qui organise leur venue ici depuis 3 ans. La retraite dure 4 jours, avec deux cérémonies organisées les vendredi et samedi nuit, et j'arrive donc à Bodhi Khaya vendredi après-midi. Nous sommes une cinquantaine de participants pour ce dernier week-end, et nous nous retrouvons tous à la nuit tombée, tout de blanc vêtus, sous la grande tente montée pour ce type de célébration, la Maloca.
Au centre de la pièce, le Feu Sacré, allumé au milieu d'une surface de sable sur lequel un serpent est dessiné. Ce sera notre guide pour toute la soirée. Un homme est chargé de son entretien pendant toute la nuit, qui viendra régulièrement l'alimenter de bois. En face, 3 fauteuils d'où les Huni Kuin viendront siéger cette assemblée. Nous tous, assis sur des fauteuils à même le sol, disposés en 2 cercles concentriques le long de la maloca. Chacun y dispose ses coussins, ses couvertures et ses affaires, dans ce petit espace personnel qui sera sa place attribuée durant toute la cérémonie. Nous patientons pour certains dehors, nous réchauffant auprès d'un autre feu sacré allumé à cet effet, lorsque nous aurons besoin de sortir et prendre l'air. Après un certain temps d'attente, nos 3 représentants des Huni Kuin pénètrent dans la tente, vêtus de leurs habits traditionnels ainsi que d'une grande coiffe de plumes, tels de grands chefs indiens, et s'installent à leur place réservée. La cérémonie peut alors commencer.
En portugais traduit en anglais, Ninawa nous souhaite la bienvenue. Il nous remercie de notre accueil, nous explique le rôle et les fonctions du rituel sacré que nous allons pratiquer dans leur culture, nous détaille le déroulement de la cérémonie à venir. Chacune de ses phrases se conclut par un Haux Haux, une marque de respect ou de considération. Tanya quant à elle nous détaille les règles à respecter pour ne pas nous déranger dans nos process respectifs, et pouvoir participer ensemble à la construction d'une énergie commune, puissante et harmonieuse, vecteur essentiel du processus thérapeutique.
La cérémonie commence d'abord par une séance de peinture où, tour à tour, nous nous présentons devant Yube, Shané, ou Tanya. Ceux-ci tracent alors consciencieusement sur nos visages des motifs géométriques rouges très précis, variables d'un participant à un autre, qui ont pour fonction d'appeler à la protection des esprits de la Nature. Ce travail initial fait partie intégrante du rituel.
Puis il est temps de boire le Nixi Pae, la fameuse Ayahuasca, dont je ne vous présente plus la composition ni les effets (je vous laisse, pour ceux qui ne connaissent pas, aller voir mes articles correspondant dans les parties Brésil/Equateur/Pérou du blog). Nous nous présentons chacun à notre tour devant Ninawa ou Yube pour recevoir notre première dose de ce breuvage ...hum...toujours aussi délicieux. Un grain de raisin aide à en faire passer l'amertume. Puis chacun regagne son siège pour 30 minutes de méditation en silence, le temps que la Médecine commence à produire son effet.
Je commence à sentir la chaleur me gagner au creux du ventre, mes intestins s'y agiter. Ma capacité de réflexion et de discernement se brouille peu à peu, tandis qu'une fatigue de plus en plus intense me gagne. Je le sais pourtant ! A chaque fois que je prends la Médecine, je me dis : « Oh my God !.... j'avais oublié combien c'était difficile ! » Il me faut essayer de me tenir droit et de garder ma concentration ; mais que c'est dur ! Je suis exténué, j'ai du mal à penser, tout mon corps pèse lourd, de plus en plus lourd, et je n'ai qu'une envie c'est de m'allonger ; mais je sais aussi qu'il faut savoir résister à la tentation, et traverser l'inconfort perçu sans le laisser me dominer. Sinon, il ne fera que s'amplifier encore plus et me gagnera complètement, d'où il sera encore plus dur de s'extirper. Je suis maintenant tout chose à l'intérieur de mon corps, je suis gagné par des frissons et des vagues de chaud et de froid, je sens mon abdomen balloté telle une mer agitée et des nausées me monter à la gorge. J'entends autour de moi des gens commencer à vomir par moments. Je crache dans mon seau disposé à cet effet, essayant d'évacue le trop, et m'efforce de ne pas me laisser dissiper ni me focaliser sur ces sensations désagréables.
Les visions commencent à apparaître. Des jeux de lumière fractals de plus en plus complexes, scintillants et mouvants, prennent rapidement la forme de représentations plus précises, d'animaux, de clowns, de personnages qu'on dirait tout droit sortis de bandes dessinées ou de dessins animés, reproduits à l'infini dans un espace qui ne fait que s'ouvrir toujours plus largement et se complexifier. La richesse de ces visions est toujours aussi stupéfiante. Il y a des feux d'artifice, des fontaines colorées, des jeux d'argent de partout, et des êtres aux allures sympathiques et innocentes qui me sourient ; mais qui peuvent en un rien de temps se transformer et commencer à grimacer, puis prendre des airs perfides et inquiétants, selon les fluctuations de mon état intérieur dont ils sont le reflet.
J'essaie de garder mon cap dans cette progression en avant toujours plus accélérée, de ne pas me laisser embarquer par l'émergence de ces malaises qui, si je les suis, prennent alors ces allures menaçantes. Par moments, une souffrance ou une peur, je ne sais pas vraiment l'identifier, en tout cas un truc mal digéré, jaillit spontanément, et je prends mon seau pour l'évacuer en toussant ou en éructant, selon ce qui vient. Une fois passé, je reprends ma position et ma concentration. Ninawa et ses fils ont commencé entre temps à entonner des icaros, et je me raccroche à ces chants ainsi qu'au feu sacré pour rester attentif à tout ce qui se manifeste, sans me laisser prendre non plus par ce jeu de représentations hypnotisantes.
Ça monte, et ça monte fort. Je suis scotché à ma place, et le moindre mouvement me demande désormais un effort incommensurable. Il importe pourtant de savoir tenir bon, me montrer digne de la chance que j'ai d'être là, moi petit homme accepté au sein de cette cérémonie sacrée, pour être initié au secret de la nature du monde qui va m'être dévoilé. Cela me demande beaucoup de force, beaucoup de courage, et j'encourage ce petit garçon que je suis toujours au fond de moi à faire preuve de cette ténacité, et à ne pas me laisser happer par tout ce qui me dérange intérieurement. Je m'enveloppe dans ma couverture, et continue à voguer entre mes visions intérieures et celle du feu sacré, qui me ramène à la réalité concrète du moment présent.
Au bout d'un certain temps, alors que cette montée en puissance s'apaise et que toutes ces manifestations se stabilisent, Ninawa nous invite à venir prendre le rapê. Il s'agit d'un mélange de tabac et de plantes de la forêt réduits en poudre, que chacun de ses fils va nous insuffler dans les narines au moyen d'une longue pipe en forme de corne. Je prends le temps de rassembler mes forces, et vais me mettre en file autour du feu sacré. Quand je me présente devant Yube, celui ci plonge son regard bienveillant dans le mien, puis ajuste son dispositif au niveau de ma narine droite, et y souffle doucement et fermement le rapê tandis que je retiens ma respiration. Soudainement, une sensation intense de brûlure et de picotement me gagne la moitié du crâne. Je plisse fortement des yeux, je tente de ne me laisse pas submerger par la violence aiguë de la sensation. Je le laisse ajuster et pratiquer sa deuxième soufflette dans ma narine gauche, qui me saisit encore plus et inonde de piqures l'autre partie du crâne. Puis, une fois mes esprits à nouveau retrouvés, je le remercie, « Haux Haux », puis regagne ma place comme je peux.
Brusquement, à peine assis, je me mets à vomir, mû par un spasme violent qui me tord les intestins. Il vient de profond, de très profond, il est comme un coup qu'on m'aurait porté au ventre qui fait tout remonter, ça distend le fond de ma gorge pour pouvoir sortir tellement c'est volumineux. Je ne sais pas exactement de quoi il s'agit, mais je sais que je dois aller le chercher à l'intérieur de moi, enfoui bien au fond, en m'y reprenant à plusieurs reprises, pour tenter d'évacuer tout ce qui demande à être évacué. C'est ma purge, mon nettoyage intérieur. C'est mon travail et ma responsabilité, c'est notamment pour cela que je suis là. C'est à moi de rassembler toutes mes forces pour aller trouver et faire sortir tout ce qui le nécessite à l'intérieur de moi. Puis, une fois le job terminé, je repose mon seau et me rassois dans mon siège, complètement vidé et exténué.
Les effets psychédéliques commencent à s'estomper, et Ninawa nous invite alors à venir prendre une deuxième dose. Je rassemble mes esprits, me redresse sur mes 2 jambes maladroitement et me mets en file. Une fois la potion bue, je pars faire un tour dehors, passe aux toilettes afin d'éliminer ce qui peut l'être par le bas, me réchauffe quelques minutes auprès du feu sacré à l'extérieur, admire la lumière de la pleine lune justement présente ce soir, puis regagne quelques temps après l'intérieur de la Maloca pour me réinstaller confortablement. Rapidement, je me sens de nouveau emporté vers l'avant, telle une voiture de sport en pleine accélération, et je suis gagné par des visions extraordinaires qui prennent rapidement la forme d'une esplanade royale recouverte d'or, brillante et scintillante au soleil, parcourue par des statues d'athlètes et de lions majestueux, elles mêmes dorées, des splendides fontaines d'une eau cristalline, un palais avec des colonnes que je devine en arrière plan, ouverte sur un ciel de plus en plus lumineux et éclatant. J'entends les Huni Kuin se mettre à chanter, accompagnés d'une guitare désormais, puis de tambours. Ces chants sont comme un booster qui m'emporte instantanément plus loin, au delà de ma vision.
Certains commencent à se lever et à danser. Je suis pour ma part à nouveau scotché sur mon siège, incapable de me lever. Je me dis que cela me demanderait trop d'efforts pour le moment. Et pourtant. Une voix intérieure vient me travailler : « une telle expérience ne mérite-t-elle pas de trouver le courage de se lever, pour aller célébrer la beauté de la vie ? -Oui !...Bien-sûr....C'est une évidence.... » Alors, dans ce dialogue qui se noue et malgré cette immense fatigue, malgré tout ce que cela me coûte, je trouve la force de me lever. Difficile d'abord de trouver mon équilibre ; il faut que je parvienne à me stabiliser. Puis progressivement rassuré, je me laisse entrainer par la musique, je laisse mon corps entrer en mouvement avec elle et venir célébrer ma joie d'être ici, honorer le miracle de l'Existence.
Car il s'agit précisément de cela : éprouver ce bonheur qui émerge de la prise de conscience du simple fait d'Exister. Etre dans la pleine présence à ce qui est, savourer le fait d'être là pour l'éprouver, me sentir relié, en étant et en faisant inextricablement partie de cette Existence. L'existant n'existe que parce qu'il est perçu par un observateur, qui existe lui aussi. C'est vibrer à l'unisson, c'est me laisser gagner par ce mouvement collectif de création d'une énergie extrêmement puissante, d'une vibration musicale en harmonie avec le mouvement de la Vie. C'est accepter intégralement cette proposition, en y mettant toute ma force et ma conviction pour participer de cette création. C'est m'affirmer et affirmer mon existence. Exister : quoi de plus merveilleux qu'exister ? D'être cette conscience capable de saisir ce monde qui nous entoure, et de s'y unir ? C'est un droit inaliénable que celui d'exister, le droit le plus sacré d'entre tous, à la Source de la Vie et de la Création. Et le respecter, l'honorer et le magnifier, c'est Aimer. Aimer, tout simplement parce que ça existe et que ça provient de la même source originelle ! L'Amour est cette force qui nous relie directement à ce qui est.
Tout le reste ne sont que des idées. Tout ce qui n'est pas présentement devant moi, n'est qu'une représentation mentale et personnelle d'un ailleurs et d'un autre temps. Une construction qui se nourrit des histoires que l'on me raconte, une projection des histoires que je me raconte, qui repose peut-être sur une réalité existante à un autre niveau, mais qui n'a pas de consistance dans ma réalité du moment : ce n'est qu'une élaboration mentale, une idée de. Et les Hommes peuvent être à ce point fascinés par ces idées qu'ils peuvent leur élever des statues, construire des temples, écrire des livres, se battre pour elles, s'entretuer même pour elles, qu'elles prennent la forme d'un dieu, d'une nation, d'une école de pensée ou de l'argent. En oubliant qu'elles ne sont que fictions. Qu'elles n'ont aucune consistance propre, n'ont de valeur que celle qu'on veut bien personnellement ou collectivement leur accorder. Elles sont pour nous comme des guides, des repères qui structurent l'espace et le temps pour que nous puissions donner un sens et une cohérence à nos actions, afin d'évoluer dans un espace ordonné au sein de l'infinité des potentialités du vivant.
Je suis désormais au sein de la matrice, derrière l'écran de cinéma ou de l'ordinateur, là où toutes les idées existent, là où tout peut s'écrire et être créé, là où tout est infini et sans dimensions, à la source même de l'Existence : au sein de la Conscience Universelle. Et la Vie, dans son immense diversité, n'est qu'une multitude de propositions dont elle s'est saisie pour se matérialiser ensuite au sein d'une conscience individualisée, sous une forme incarnée, afin de faire l'expérience d'une de ses potentialités.
Je réalise alors que nous sommes dans un flux d'idées permanent dont on se saisit, ce qui caractérise notre activité mentale. Auxquelles on s'identifie, ce qui constitue notre égo. Et qui accapare notre attention la plupart du temps. Et ce qui se joue c'est précisément l'attention qu'on lui prête, combien on se laisse distraire ou non par elle, combien on comprend qu'elle n'est que le produit de notre attachement à des idées. Combien de fois on est capable d'en prendre conscience, et de revenir régulièrement à cette vérité primordiale qu'est la simple conscience d'exister.
C'est ainsi, dans une extrême présence à ce qui se déroule à chaque instant, en suivant librement ce mouvement de danse et en chantant cette célébration de la vie autour du feu sacré, que je reçois ce grand enseignement que m'offre la Madre Ayahuasca, avec la douceur d'une mère qui explique posément la vie à son enfant. Reconnaissant pour tout ce qui m'est offert, rempli de joie et le sourire aux lèvres, un air de béatitude illumine mon visage et je poursuis cet échange en connexion avec la Parole divine.
Entre chaque chanson, une pause, permettant de digérer tout ce qu'on vient de recevoir. Je retourne m'asseoir et me reposer un peu, mais un nouveau morceau reprend, l'invitation à participer est à nouveau formulée, et il me faut rassembler de nouveau tout mon courage pour me relever.
Fin d'une chanson. Ninawa prend de nouveau la parole. Il est temps d'offrir la troisième Médecine de la soirée : le Sananga. Celle ci a pour but de dissiper le panema, ce nuage qui obstrue notre champ, de purifier le troisième œil et d'éclaircir notre vision. Chacun se retourne, tête vers le bas, et Tanya accompagnée d'une brésilienne vient déposer deux gouttes de Sananga au creux de nos yeux. Vient mon tour. Je sens le liquide ce déposer dans le coin, et je cligne des yeux pour bien diffuser la préparation sur l'ensemble de mon globe. Je suis alors saisi par une violente douleur à l'intérieur du crâne, ce qui m'oblige à me serrer la tête entre les 2 mains, tandis des picotements se répandent dans l'ensemble de mon corps. J'ouvre les yeux, les referme aussitôt tellement la lumière me brûle les yeux. Je reste ainsi une bonne dizaine de minutes allongé, le temps que l'effet se dissipe et qu'après plusieurs tentatives, je parvienne à nouveau à ouvrir les yeux.
La soirée se poursuit, certains membres prennent tour à tour les instruments et offrent leurs propres chants de Médecine à l'Assemblée, qui reprend en choeur et ces hymnes à la vie. Certains demandent un rapê auprès de Yube ou Shané, qui se tiennent à disposition pour les délivrer. Ninawa propose pour ceux qui le souhaite une troisième dose, et tout se déroule dans un mouvement continu et harmonieux, créant une énergie lumineuse qui anime nos corps, ravit nos cœurs et enchante nos esprits.
Le jour se lève, le haut de la tente est entrouvert pour lui permettre de pénétrer. Ninawa nous invite à nous lever afin de clôturer la cérémonie. Nous nous retrouvons tous en cercle, le sourire aux lèvres, et il nous félicite du dur et beau travail accompli, et de cette si belle énergie que nous avons su collectivement créer. Puis il joue un dernier morceau, que tous reprenons tous en choeur « Eskawata Kaiawe, Eskawata Kaiawe, Eskawata Kaiawe, Kaiawe E Kiki».
Applaudissements. Vient le temps des grandes embrassades. Qu'il est bon de pouvoir se serrer avec joie et amour dans les bras les uns des autres ! De pouvoir se confier, en quelques mots, le caractère extraordinaire de ce que nous venons ensemble de traverser ! De partager, juste partager, se relier les uns aux autres physiquement et verbalement.
Regroupés désormais auprès du feu sacré extérieur, un couple ramène une marmite remplie d'une décoction de plantes et de fleurs, le Nisun Dawu. Il nous verse alors délicatement, tel un baptême, cette eau chaude et parfumée sur le haut du crâne, afin de clôturer notre processus de purification. C'est très agréable. Puis un délicieux petit déjeuner est servi, composé de porridge et de fruits, avant de regagner notre couche pour un repos plus que bien mérité.
La deuxième cérémonie suit globalement le même rituel. Mais nous avons désormais nos repères. L'installation de notre place, de laquelle nous allons assister à tout cela, est un moment très précieux. Coussins, plaids, objets et plumes de protection, seau et rouleau de papier pour la purge : tout doit être à disposition aisément, à l’acmé de l'effet du puissant breuvage. Entrée de Ninawa et de ses 2 fils, parés de nouveaux vêtements et coiffes de cérémonie. Un bref discours pour nous signifier que ce soir nous allons aller encore plus loin, en profondeur dans la Médecine. Séance de peinture sur le visage, puis incantations à Yuxibu, avant d'offrir la première dose aux participants. Méditation en silence d'une vingtaine de minutes avant que les chants ne débutent, rythmés par le seul bruit des maracas. Bouillonnement intérieur, montée en puissance, et basculement dans le monde mystérieux de l'Ayahuasca. Je sens rapidement que la dose délivrée est plus importante ce soir. Les visions me gagnent, avec une meilleure stabilité de mon état malgré la puissance montante que je ressens au fond de moi.
C'est alors que Ninawa et ses 2 fils procèdent à un rituel très surprenant. Les yeux fermés, je les entends entonner des sonorités très dissonantes entre eux trois, amenant une certaine confusion. J'essaie de ne pas me laisser déstabiliser, et poursuis mon travail de concentration. Mais ces sons, extrêmement étranges, attirent toutefois mon intérêt. Malgré leur aspect premier assez dysharmonique, ils semblent bien obéir à une structuration sous jacente assez complexe, se répondent en écho les uns aux autres, montent et descendent dans les aigus en décalé. Accompagnés des maracas et de l'agitation d'un hochet de feuilles, le chakapa, ils me paraissent mimer le vol et le cri d'oiseaux, tels des corbeaux je dirais, qui se débattraient auprès d'une charogne.
Petit à petit, je perçois qu'ils sont en train de se déplacer en arcs de cercle le long de l'assemblée. Auprès de chacun, je les entends souffler énergiquement, agiter les feuilles du chakapa, prononcer un certain nombre de mots ou d'interjections. Je sens leur petit train se rapprocher progressivement de moi, gagnant en puissance et en intensité.
Ils sont désormais auprès de mon voisin, et le vacarme est saisissant. Tout s'agite et se confond, tout se répond avec une frénésie et des variations de sons et de rythme très perturbantes, j'ai l'impression d'être bringuebalé sans dessus dessous tel à l'intérieur d'une vague qui vient de s'éclater sur le rivage. Je sens le hochet de feuilles passer sur ma tête et mes épaules, le rythme des maracas me cerner de toutes parts, Ninawa est désormais en face de moi et prononce des mots inconnus, passe sa main sur ma tête, puis vient souffler puissamment au niveau de ma fontanelle « Chôoo !! », m'époussete les épaules, chercher le centre de ma poitrine, y pratiquer également son rituel d'extirpation « Chôoo !! », s'assure que son travail est accompli, et passe rapidement au suivant alors que je les entends s'éloigner. Ce fut bref, mais intense ! Et très confondant. Tout à l'intérieur de moi est chamboulé le temps d'un instant, le temps de se désorganiser puis de retrouver rapidement une place. Une sorte de reprogrammation ? Je suis en tout cas fasciné par la précision du processus thérapeutique et de l'effet produit.
Une fois le rituel pratiqué auprès de chacun, ils regagnent leur place et entonnent de nouveaux chants. Puis vient le temps du rapê, qui me fait plus tousser que vomir cette fois-ci et la deuxième dose est ensuite distribuée. Je la bois et regagne ensuite mon siège. Je sens alors une vibration, extrêmement puissante, qui ne fait que gagner en intensité, m'envahir complètement. Je ne sais si elle est à l'intérieur de moi ou à l'extérieur de moi, elle est probablement à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de moi. Il n'y a plus de distinction entre moi et le reste, car les deux se rejoignent et participent en fait d'une seule et même vibration, une vibration originelle, à la source de tout ce qui vit. Je la sens, je la perçois et je l'entends. Elle suit un rythme régulier, telle le battement d'un cœur que j'écouterais avec un stéthoscope ultra-puissant. Elle est moi et je suis elle, toutes les les structures explosent, et je suis alors plongé dans un infini qui me donne le vertige. J'essaie de ne pas me laisser déstabiliser par une telle intensité, de ne pas céder à l'anxiété ou la panique, de rester concentré sur ma respiration que je pratique ample et régulière. Je suis en ce sens nourri d'une confiance absolue vis à vis des bienfaits que la Médecine et de ces effets, même s'ils ne sont pas toujours faciles à traverser..En tout cas, cette sensation de dissolution des limites et de retour à l'origine même de la vie est absolument stupéfiante et magnifique.
Les chants accompagnés à la guitare et aux tambours reprennent, les participants agitent leur maracas pour soutenir le rythme et le mouvement, nous nous mettons à chanter tandis que certains se lèvent pour danser, me ramenant, après cette expérience si profonde d'absolu à une réalité plus structurée. Je reprends mon courage à deux mains pour me lever, titubant d'abord, puis pour danser en rythme avec les autres, et chanter. La soirée passe, les candidats au rapê se succèdent, une troisième dose est proposée, le sananga est distillé. Tandis que certains vomissent, nous chantons et dansons toute la nuit, autour du feu sacré qui nous réchauffe et nous enfume, pratiquant une ode à l'Existence qui balaie symboliquement toutes les peines et les souffrances sur son chemin. Au petit matin, Ninawa nous invite à nous retrouver assis en cercle resserré autour du feu pour un dernier chant. Puis nous clôturons la cérémonie en formant un seul grand cercle, nous tenant la main, pratiquant un rituel de remerciements. « So Alegria ! Juste de la joie ! » nous relance une ultime fois Ninawa. « Haux ! Haux ! » répondons nous tous en cœur. Des Viva sont lancés à tout va, et repris en écho : « Viva la Cura ! Viva la Medicina ! Viva Africa ! ». C'est le moment des embrassades et des félicitations, du partage de l'engouement ressenti, dans un esprit de réjouissance et d'amour entre tous.
Restent deux rituels que je voudrais rapidement détailler.
Le premier, le Hampaya Txana, est donné par Ninawa et l'un de ses fils le lendemain après-midi. Ce rituel porte le nom d'un oiseau de l'Amazonie qui a la capacité d'imiter l'ensemble des sons de la forêt. Il a pour but de nettoyer le chakra de la gorge, d'éclaircir nos capacités de communication et notre voix, pour pouvoir mieux parler et chanter. Il s'agit d'une macération de piments Yutxi qu'ils appliquent soigneusement sur la langue, tout en prononçant des chants sacrés. Cela active alors un phénomène de salivation important qui va durer une trentaine de minutes.
Une fois ma langue badigeonnée, je me retrouve comme d'autres participants devant mon seau, la langue pendante, sortie en permanence de la bouche, qui picote et brûle gentiment, et de laquelle s'écoule un filet constant de salive. Parfois, je dois cracher cette salive qui s'accumule dans ma bouche, et cela réactive alors encore plus le processus de salivation en redonnant de la vigueur au piment restant dans la bouche. Très surprenant comme expérience. Et à la fin du processus, je dois reconnaître que je sens vraiment ma langue moins volumineuse, moins chargée, plus légère dans ma bouche. Est ce que je chante moins faux depuis ? Je vous laisse seuls maîtres de juger...:-)
Le deuxième, le Kambô, est un processus ultime de purification, pratiqué le dernier jour où nous repartons... pour ceux qui sont téméraires. Extrêmement puissant, il a pour but de nettoyer notre corps, de renforcer notre système immunitaire et notre capacité à nous prémunir des maladies. Il fonctionne tel un vaccin : issu de la peau d'une grenouille spéciale qui contient un poison très puissant, sa protection contre tout les prédateurs en Amazonie, il va nous être « injecté » traditionnellement pour stimuler une réaction particulière...
Après avoir bu 3 litres d'eau en une trentaine de minutes, je me présente devant Ninawa, qui applique la substance sur ma peau après avoir procédé à une légère effraction de celle ci par 4 petites brûlures superficielles, afin de permettre une diffusion rapide dans mon sang. Au bout de quelques minutes, je sens une bouffée de chaleur me gagner le visage, mes lèvres commencent à se gonfler et picoter tel au début d'une anesthésie, mon cœur se met à palpiter la chamade. Derrière moi, on m'incite à continuer de boire, autant que possible « don't stop it..drink drink drink », 1 à 2 L d'eau supplémentaires, afin de faciliter le processus de nettoyage.
Jaillissent alors des vomissements très abondants, d'eau teintée d'une substance jaunâtre, du suc gastrique ou bilieux je dirais, que je produis par salves. Survenant parfois spontanément, je dois néanmoins parfois aller les chercher au plus profond de moi pour les initier, et pouvoir bien expulser tout ce qui a encore besoin de l'être. Une fois la crise passée, on m'invite de nouveau à boire abondamment, ce qui réenclenche le processus. Très intense, cela dure une vingtaine ou une trentaine de minutes avant que je sens la tension au sein de mon organisme s'apaiser. Vidé, je pars prendre une douche puis me reposer un peu après.
Voilà donc un exemple de ce qu'est une médecine traditionnelle chamanique, de quoi elle se compose et comment elle est pratiquée chez les Huni Kuin (mais on retrouve beaucoup de rituels similaires dans d'autres tribus amazoniennes). Difficile d'en faire le récit précis tellement c'est une expérience riche et puissante, qui déstabilise toutes nos croyances et nos ordres établis, et particulièrement nos convictions matérialistes « il n'y a que ce monde conventionnel qui existe ».
Au contraire, cette Médecine nous emmène dans des univers spirituels merveilleux et extrêmement dérangeants à la fois, dans lesquels il est indispensable d'avoir de bons guides qui connaissent bien le processus et savent encadrer l'expérience. Elle nous emmène dans un cadre où la dimension imaginaire et symbolique est particulièrement prééminente, nous permettant de traduire en mots et en images cette dimension inconsciente dont nous sommes tous dépositaires, universellement et personnellement (l'inconscient personnel et collectif comme l'expliquerait Jung), bien que n'y ayant accès habituellement que de manière indirecte et limitée. Et pourtant, elle est à la base de bons nombres de nos automatismes de fonctionnement. Donc l'explorer, c'est pouvoir mieux nous comprendre.
Il faut accepter de remettre en cause toutes nos certitudes, notamment tout ce qu'on croit savoir de ce qu'est la réalité, pour pouvoir accéder à cette dimension supérieure, cette supra-réalité je dirais, qui paraît bien plus réelle que la réalité conventionnelle, et qui recèle bien des richesses et des réponses à nos questionnements les plus intimes et métaphysiques.
Il faut accepter la possibilité d'accéder à une dimension ésotérique et mystique, sortir de notre conception très matérialiste du monde, concevoir qu'il ne s'agit pas d'une drogue qui provoquerait délires et hallucinations, mais bien plutôt des visions d'autres dimensions que celle dans laquelle nous évoluons. Et qu'en cela, il s'agit bien d'une expérience d'élargissement profond de notre conscience, qui nous connecte à des forces supérieures qui nous enseignent sur la nature de notre monde.
Après, comment on les identifie et on les nomme, comment on les rapporte dans notre monde conventionnel sous forme d'idées et de concepts, qui sont forcément partiels et réducteurs, ce n'est plus qu'une histoire de culture. Mais une chose est sûre : chaque culture, chaque société humaine de par le monde et de par l'Histoire, a depuis très longtemps développé un récit commun sur cette autre dimension, spirituelle, qui dépasse le cadre matériel dans lequel nous évoluons. Notre société occidentale moderne est probablement la première de l'humanité qui croit pouvoir s'en passer et même en nier l'existence.
Alors, simples croyances et superstitions pour pouvoir mieux composer avec notre angoisse existentielle ? Ou prétention ultime de l'homme, qui croit grâce à sa technologie et à sa science pouvoir se prendre pour Dieu, et se passer de l'idée de l'existence d'une forme de conscience, prééminente à la matière, d'une sorte de Conscience Supérieure à la source de Tout ?
Je laisse bien sûr chacun juge d'en penser ce qu'il a envie. En tout cas, pour celui qui en fait l'expérience, cet accès à cet univers si différent et si enseignant sur le fonctionnement de notre monde, nécessite d'être réintégré dans une conception plus élargie de ce qu'est la réalité des choses, qui intègre la possibilité qu'il existe d'autres dimensions, cachées, non matérielles... à condition de savoir lire entre les lignes.
Merci à vous, très précieux Huni Kuin et autres chamanes du monde entier, de protéger et partager votre sagesse ancestrale, dont nous nous sommes tellement éloignés. L'Homme, dans sa logique prédatrice et de domination des autres et de la Nature, aurait en effet tant à apprendre de vous. Pour peu qu'il accepte de mettre sa prétention de côté, et qu'il accepte d'écouter ce que le monde lui chuchote à l'oreille, mais qu'il n'entend pas, si plongé dans ses idées et ses illusions. Il y aurait alors plus de respect et d'admiration pour ce qui a le mérite d'exister, dans sa profonde universalité et son incroyable diversité ; et ainsi moins de conflits et de destructions : j'en suis persuadé.
Merci à vous de m'avoir lu jusqu'au bout. Je sais que c'est un très long article que j'ai écrit cette fois, mais j'espère qu'il vous aura bien plu et intéressé. Que vous n'allez pas me prendre pour un taré, et que j'aurai réussi à vous transmettre à travers ce récit, d'une manière ou d'une autre, un peu de cette sagesse qui a pu m'être transmise.
La vie est enseignante. Tout le temps. Il faut juste prendre le temps de l'écouter.
Je vous embrasse. A très vite quand vous voulez.
NINAWA PAI DA MATA CHAMANDO OS ESPIRITOS Bem-te-vi Produções
https://youtu.be/l2aHRuuACo0?si=Rr1CuULXS8KwuJ4x
YUBE, PAE TXANIMA Eskawatã Kayawai Film
https://youtu.be/Kgxi2jzIpqU?si=AWQtqYEfpuEw1ZTU
TXANA IKAKURU ON THE SACRED MEDICINE
https://youtu.be/IRaZr7fnl5w
ESKAWATÃ KAYAWAI FILM
https://youtu.be/1c7mmUUwghk?si=zrI0bWnsqOd9tSrR

