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Partir pour où, pourquoi ?

Partir pour où, pourquoi ?

Publié le 24 févr. 2021 Mis à jour le 7 avr. 2021 Voyage
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Partir pour où, pourquoi ?

Samedi 10 novembre

J’ai voulu téléphoner à ma mère, depuis le seul téléphone du foyer.

Mais il y a tous les jours une telle queue devant cet unique lien avec le lointain, que c’est décourageant. Pourtant, je devrais me moquer de ceux qui attendent car au moins, me concernant ils ne comprendront rien à ce que je raconte. Car ils écoutent tout, c’est assez troublant. Le téléphone, il faut dire, n’est pas dans une cabine. Il est simplement accroché au mur, au rez-de-chaussée appelé ici premier étage, dans un léger renfoncement. Il y a d’ailleurs principalement des filles qui téléphonent à leurs proches, demandent des nouvelles, donnent des leurs… Les premiers soirs, quand je rentrais de l’école Medelynas et que je voyais cette concentration d’étudiantes en peignoir attendre leur tour, j’étais saisi d’une sorte de vertige.

J’avais l’impression de me promener comme un passant au milieu d’un film documentaire, qui aurait raconté une époque révolue, celle de mes parents, que j’ai connue grâce aux photos, au cinéma, et qui montre des corps qui ressemblent à ces corps que je frôle  à cause de la promiscuité, des filles qui se tiennent comme ces filles, qui regardent les hommes qui les regardent comme elles me regardent les regarder… toute cette sensualité et cette distance, cette grâce et en même temps cette paysannerie dans les yeux. Ah ! Si j’étais écrivain, comme je décrirais bien cette scène ! Elles sont là, dignes et pourtant familières (elles sont en chaussons, en peignoir ou en pyjama, en nuisette parfois). Elles sont chez elles dans ce foyer, elles se sont démaquillées, ont des bigoudis dans les cheveux, elles bavardent, je passe et traverse cette essaim bourdonnant. Je sens leurs odeurs, la chaleur de leurs corps, moi qui viens de l’extérieur, et qui viens de loin, et qui n’ai pas cette coutume qu’ont aussi les garçons. Je traverse, habillé de mes habits de ville, avec aux pieds mes souliers de cuir, je fais comme si de rien n’était, comme si je ne les observais pas, comme si je n’étais pas dévisagé… où nous mènera ce manège ? Dans leurs lits ou bien dans le mien ?

Je suis donc le « petit  français » de Siauliai et de la région. Il y en a d’autres à Vilnius paraît-il, et il paraît qu’une française devrait occuper la chambre à côté de la mienne. Mais « les français sont-ils tous comme vous  : petits, bruns, vifs, mignons ? Ressemblent-ils tous à Alain Delon ? », « aiment-ils tous écouter Jo Dassin et Mireille Mathieu ?»

J’ai parlé du manque d’entrain, du manque d’enthousiasme des lituaniens que je vois et côtoie. Les lituaniens sont croyants, plutôt pratiquants même, or donc, pourquoi ne sourient-ils presque jamais, pourquoi ne rient-ils presque jamais, pourquoi ne chantent-ils pas quand ils sont heureux ou malheureux ? Quand rencontrerai-je le chant traditionnel Lituanien ?

Lorsque je suis arrivé à la gare de Vilnius, D. m’attendait. Nous avons fait un trajet en micro-bus jusque Siauliai - plus de deux heures et demi pour moins de 200 kms. Elle est professeur de français à l’école numéro 2, dans le quartier de Medelynas. C’est là que je vais travailler, en attendant que commence mon boulot à l’Institut Pédagogique. Le nom de D. se termine en -aïté. J’ai appris qu’elle n’est pas mariée, et que c’est pour ça que son nom se termine en -aïté. Si elle avait été mariée, son nom, décliné à partir de celui de son mari se terminerait en -iéné.

J’ai aussi appris que le verbe se marier n’est pas le même pour les hommes ou les femmes. Les hommes « mènent » et les femmes « suivent ». Tout un programme…

Je me rappellerai toute ma vie de la fois où j’ai vu D. au cimetière, pour la fête de la Toussaint.

Ce jour-là, je rentrai dans ma chambre, au bendrabutis numéro 4, et dans la rue j’ai vu une file de gens qui marchaient dans une même direction, et j’ai eu une drôle d’impression. J’avais rendez-vous avec D.. Elle passe me chercher et voilà que nous aussi nous empruntons cette route et je lui demande, où allons-nous ?Qu’allons-nous faire, tu ne m’as pas dit. « Nous allons au cimetière, c’est la fête des morts Jean-Cyril ». Et nous avons suivi la foule des gens qui marchait en direction du cimetière, un peu en dehors de la ville. Il faisait froid, et il pleuvait. C’est là que j’ai appris que le nom Lituanie - Lietuva - venait probablement du mot pluie : Lietus. D., qui était toujours très grave ne manquait pourtant pas de sourire ce jour-là. Elle était heureuse que je sois à ses côtés, je crois, mais je n’ai pas su si elle l’était  parce qu’elle avait besoin de soutien ou parce qu’elle tenait à me montrer le renouveau de la tradition catholique et de sa ferveur, ou bien encore parce qu’au fond, elle aimait simplement la compagnie du jeune français que j’étais. Lorsque nous sommes entrés au cimetière, l’orage a décuplé; la pluie s’est mise à redoubler de vigueur, et un vent glacial s’est levé, comme pour tester notre foi. Il pleuvait littéralement des seaux, et le vent nous fouettait par rafales. Le vent sifflait violemment entre les branches des arbres. D. me parlait et je ne l’entendais pas. C’était délirant. Nous étions à 2m l’un de l’autre et je ne parvenais pas à saisir ce qu’elle me disait, dans un français pourtant appliqué. Elle essayait d’allumer une bougie, en protégeant l’allumette du mieux qu’elle pouvait. Et à chaque fois qu’elle craquait une allumette, celle-ci s’éteignait immédiatement. Elle devait en avoir déjà brûlé une dizaine, en vain. Je n’étais d’aucune aide, et j’espérais bien qu’elle n’avait pas compté sur moi, la pauvre. Je ne savais que faire, transi, et presque sonné par ce qui se déroulait sous mes yeux. Des centaines de gens affairés, tentant chacun de balayer les feuilles des tombes, d’arranger des fleurs, courbés, sous cette pluie démentielle qui n’en finissait pas, d’allumer des cierges en dépit du bon sens. Il y avait d’ailleurs, étonnamment, ça et là, des petites lumières, des lueurs d’espoir et des signes que certains avaient une bonne dose de savoir-faire et probablement des briquets. A un moment, D. hurla à mon endroit, parlant du fracas du vent « c’est le cri de l’âme, Jean-Cyril, tu entends, c’est les âmes des morts qui crient » Comme elle s’obstinait en vain, je suis allé faire quelques pas, et j’ai demandé du feu, en faisant un geste de la main, à une femme dont je croise le regard, mais elle se détourne. Je reviens vers D., et lui crie - je vais t’aider. Je me suis approché d’elle et nous parvînmes à allumer notre bougie. Victoire ! Nous restâmes un moment ensuite, calmes, enfin le plus calmes que nous pouvions, debout sous la pluie battante, puis nous rentrâmes comme nous étions venus : deux ombres solitaires au milieu d’autres ombres, courbées, pressées, portant un fardeau invisible et la conscience de la vanité de nos fragiles existences…

En rentrant, j’ai pensé à mes grands-parents, que je n’ai jamais connus, et dont j’ignore presque tout. Où sont-ils enterrés ? Il faudra que je trouve leur tombe, et la fleurisse en leur mémoire dès mon retour.

Entre l’idée d’un acte et l’acte lui-même il peut s’en écouler, des jours. J’aurais attendu 20 ans pour agir, et me rendre enfin  au cimetière, à Grenoble, pour me recueillir devant la tombe de mes grand-parents italiens. J’y suis retourné en famille par la suite, non plus seul mais avec femme et enfants. Devant cette tombe, j’ai bêtement songé à l’exil. Vivre dans un autre pays que celui qui vous a vu naître, faire de cette Patrie sa Patrie, et mourir là. Peut-être était-ce un souhait, peut-être était-ce le désir de rester près de leurs enfants, le plus longtemps possible, et comme si la seule Patrie qui vaille était la famille.

Dimanche 19 novembre

Chez V. jeune professeur de français et mère célibataire.

J’ai passé toute la journée de samedi, toute la soirée, toute la nuit aussi avec V., à tout essayer pour lui faire voir la vie autrement, pour la faire rire, à tenter d’honorer pendant des heures le surnom de « lutin d’amour , que JB m’a donné, à me comporter comme un tyran en quelque sorte, un despote aimant la vie, la défendant corps et âme, à la défendre de toutes mes forces, à ne pas la laisser se faire maltraiter, insulter, alors même que la fatigue n’est pas loin de me terrasser - On peut aider les gens, oui, on peut les aider, sans doute, mais pas les délivrer, ni leur pardonner, si comme Thérèse c’est d’un pardon qu’ils ont besoin, au plus profond d’eux-mêmes. Il faudrait se prendre pour dieu pour croire qu’on peut délivrer les gens de leur malheur, de leur souffrance, de leur désespoir, surtout que celui-ci n’a pas de nom. Et je ne suis pas Dieu. Je ne me prends même pas pour lui. V. souffre de ce qu’elle n’est pas aimée de l’homme qu’elle aime. La vieille histoire. Eternelle. Je lui ai chanté cette chanson d’Anne Sylvestre, "l'éternelle histoire" justement. Je ne sais pas si cela lui a fait du bien, lui a fait prendre du recul. Ce qu’il faudrait, c’est qu’elle se sorte elle-même du trou dans lequel elle est tombée. Je ne suis qu’une oreille, une voix, une épaule. Je ne peux pas agir pour elle. Je ne peux pas l’aimer physiquement, comme elle le souhaiterait peut-être. Ceux qui sont dans la dépression, et pour qui nous ne pouvons rien, il se peut qu’ils soient dépressifs la vie durant s’ils ne se prennent pas en main pour transfigurer leur existence. V. me disait qu’en Lituanie, la dépression est un symptôme assez récent, en tous les cas identifié de façon récente - et que de ce fait elle était démunie. Tout de même, il est temps que je file, que je sorte de ce rôle de sauveur qui ne rend service à personne, et d'abord pas à V.

J’ai appris, des mois après, que V. était amoureuse de M. ce qu’il m’a confirmé. Amour impossible. Je comprends maintenant pourquoi elle s’est évertuée à apprendre le français, et pourquoi, avec une enfant en bas-âge, elle s’est sentie si seule lorsque M. est parti - pour toujours. Il représentait je pense une chance de refaire sa vie, vraiment, complètement. Bien entendu, il représentait aussi et surtout peut-être  la France. C’est une lourde responsabilité. J'ai revu V, 10 ans plus tard, elle m’est apparue souriante, mais elle était restée cette mère célibataire que j’avais connue et malheureusement pour elle sa voix était chargée de regret.

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