J'ai perdu mon numéro
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J'ai perdu mon numéro
Ai-je aussi perdu une part de mon identité ?
Hier, j’ai résilié ma ligne de téléphone espagnole, perdant mon précieux numéro mobile. Il a défini qui j’ai été, dans une certaine mesure, pendant plus de 12 ans. “Seis-siete-zero, nueve-zero-nueve, siete-uno-zero” pour 670 909 710 : combien de fois ai-je débité ces mots comme un robot ?
Nom, numéro de sécurité sociale, email, numéro de mobile… des données de base qui nous définissent. Ce numéro m’a donné le sentiment d’être à la maison, dans mon chez moi niché au coeur du réseau. Quelque chose qui m’est unique — oui, par définition, bien sûr. Je sais. Il ne m’appartient pas, si tant est qu’il appartienne à quelqu’un. Les numéros mobiles sont attribués en bloc dans chaque pays par les régulateurs des télécoms aux opérateurs. Il s’agit d’une ressource limitée et les opérateurs paient parfois pour y avoir accès (cela dépend de la réglementation locale). Ils sont construits selon des règles internationales et nationales dictées par des organisations internationales comme l’UIT* et par les États.
Il est intéressant de noter que ce sont des alias de l’IMSI** stocké sur la carte SIM, tout comme les URL sur le web sont des alias des adresses IP. Un numéro mobile permet d’identifier plus facilement une ressource technique unique qui est attribuée à un utilisateur unique. Attendez une minute : si nous étirons un peu la logique, mon nom est aussi un alias pour une ressource humaine — moi. C’est un peu tiré par les cheveux ? Eh bien peut-être… à vous de décider.
Quoi qu’il en soit, je n’aurais jamais pensé que j’aurais des sentiments pour un numéro ! Mais voilà. Dois-je m’inquiéter de devenir un transhumaniste, se définissant lui-même par un numéro d’identification comme le ferait un androïde ? Ça, c’est tiré par les cheveux, et même effrayant.
Derrière un numéro, une histoire
En réalité, ce numéro raconte une histoire ; il raconte à sa manière mes aventures en Espagne depuis 2008. Je suis arrivé à Madrid avec une petite valise et de grands espoirs. J’avais proposé à un petit cabinet de conseil en stratégie un test mutuel : louez mon cerveau gratuitement pendant 2 mois, et accédez à mes contacts et à mes opportunités commerciales en cours. En échange, payez le trajet hebdomadaire Paris-Madrid et les cours d’espagnol.
Ensuite, tout s’est enchaîné. J‘ai poursuivi la collaboration avec cette entreprise, j’ai fait venir ma famille à Madrid l’année suivante, juste avant que la crise de 2009 ne balaye 90 % de l’équipe en quelques mois. J’ai trouvé un autre emploi dans une grande entreprise technologique ; j’ai été licencié (avec beaucoup d’autres) moins de deux ans plus tard. Je suis devenu consultant indépendant ; j’ai travaillé au Moyen-Orient pendant près de 4 ans avec la famille toujours à Madrid ; j’ai finalement trouvé un client près de chez moi, puis à Londres. J’ai rejoint une startup et me suis transformé en business developper.
Tout au long de ce parcours, mon numéro m’a suivi. D’abord numéro professionnel, il a été porté comme numéro personnel vers un autre opérateur, puis vers un autre, et encore un autre. Vodafone, Jazztel, Telefónica, Orange : le numéro a vécu sa propre vie en parallèle à la mienne.
Nos trois enfants ont grandi. Nous avons tous appris à parler couramment l’espagnol. Nous nous sommes fait de nouveaux amis. Nous avons changé de maison. Nous avons eu notre premier chat, puis un autre. Nous avons visité presque tous les coins de l’Espagne, qui est devenue dans notre cœur notre deuxième pays. J’ai voyagé, seul, avec ma femme, avec les enfants. Nous avons attrapé le virus, je suis même allé à l’hôpital, nous avons guéri. La vie a continué au gré des hauts et des bas, des moments de joie, des déceptions, voire des épreuves, et des nouvelles expériences.
Ma ligne mobile, comme la vôtre, a enregistré tous ces moments. Ou même les a rendus possibles. Car une grande partie de notre vie est vécue sur le réseau. Et le numéro mobile se dresse comme l’une des principales portes de cette vie connectée.
Un gardien de notre vie connectée
L’importance de ce numéro va encore plus loin. Lors de notre installation en France, nous avons dû passer par de nombreuses procédures, démêlant une existence administrative dans un pays et reconnectant les anciens liens dans l’autre. Soyez mes témoins : gérer les inscriptions et autres démarches auprès des administrations françaises avec un numéro espagnol, ce n’est pas du gâteau ! J’ai dû constamment changer de carte SIM / de numéro car ces derniers sont devenus nos clés numériques : codes de confirmation, numéros de sécurité… Sans numéro, on ne passe pas !
Maintenant, c’est fini. J’ai perdu mon numéro. Fin de l’histoire. Terminus de la ligne. Mon prrrécieux va probablement changer de mains. Il sera transplanté dans un nouveau téléphone et dans la vie d’un nouvel utilisateur. Hé, nouvel utilisateur, s’il te plaît : prends soin de ce numéro. Il fut moi pour un moment.
Jean Haguet
*UIT: Union Internationale des Télécommunications. **IMSI: International Mobile Subscriber Identity (identité internationale d’abonné mobile).
Photo de Stanislav Kondratiev