À Bruxelles, les "Big Tech" mettent le paquet dans le lobbying sur les règles pour le numérique
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À Bruxelles, les "Big Tech" mettent le paquet dans le lobbying sur les règles pour le numérique
La législation européenne sur les services numériques aspirait à l’origine à limiter le monopole des réseaux sociaux et des plateformes numériques. Paradoxalement, ces dernières y ont trouvé des avantages tandis que l’UE a manqué son coup. Analyse données à la clé de la manière dont les "Big Tech" ont façonné la législation européenne.
Par Lisa Ostrowski, Sanna Sailer, Hanneke Slob
Traduit par Helvina Aizannon
Publié le 8 juin 2022
Vous effectuez une recherche spécifique sur internet. Plus tard, votre fil d’actualité sur les réseaux sociaux est soudainement inondé de publicités relatives à ladite recherche. Coïncidence ? Non. Grâce aux données personnelles recueillies auprès des grandes entreprises du numérique, les marques adaptent leurs publicités aux utilisateurs.
Cette publicité dite ciblée ou contrôlée permet aux firmes high-tech de capitaliser sur les données personnelles accumulées et de sélectionner les publicités les plus appropriées à l’utilisateur. Ces dernières années, la publicité contrôlée a été au cœur de polémiques notamment lors des élections présidentielles américaines de 2016 et du référendum sur le Brexit en 2018.
L’année dernière, dans une lettre ouverte adressée aux politiques, 50 ONG ont appelé à une fin de la publicité ciblée en soutenant qu’elle “facilite la manipulation et la discrimination systémique, constitue un risque à la sécurité nationale et alimente la désinformation et la fraude”.
La législation sur les services numériques, (Digital Services Act) ensemble de mesures récemment approuvées par l’UE, a attiré l’attention sur la problématique des publicités ciblées. Cette législation tant attendue a initialement été conçue sur fond de protection et de sauvegarde des espaces numériques au profit des Européens ; mais depuis qu’elle a été proposée, les lobbyistes concentrent tous leurs efforts afin d’empêcher une interdiction des publicités ciblées.
La présente enquête révèle les stratégies employées par le lobby des géants de la technologie à l’occasion des négociations concernant la législation européenne sur les services numériques. Les données et analyses récupérées offrent un nouvel aperçu des jeux d’influence menés par Google, Meta (maison mère de Facebook, Whatsapp et Instagram) et autres entre janvier 2020 et mars 2022.
Une occasion manquée
Dans les premières ébauches du texte européen sur les services numériques de 2020, le Parlement européen recommandait d’“évaluer les possibilités de réglementer le ciblage publicitaire, y compris par une phase de suppression progressive débouchant sur une interdiction totale” de cette pratique omniprésente.
L'accord final du Digital Services Act n'a pas atteint cet objectif – seules les publicités fondées sur l’origine ethnique, l'orientation sexuelle, les croyances religieuses ou l’appartenance à un syndicat sont interdites.
“Sur la publicité personnalisée, nous ne sommes pas allés aussi loin que nous le souhaitions. Je pense vraiment que c'est en partie à cause de cette gigantesque campagne de lobbying”, admet une fonctionnaire du parlement européen qui a souhaité garder l'anonymat.
Les publicités ciblées rapportent gros : en 2021, Meta a déclaré des revenus publicitaires de plus de 114 milliards de dollars (106 milliards d'euros), tandis que Google a dépassé les 209 milliards de dollars (194 milliards d'euros). “Google, comme d'autres entreprises, a peur d'être réglementée, ou d'être soumise à des règles plus strictes, comme c'est le cas actuellement avec la loi sur les services numériques”, explique le journaliste et auteur Alexander Fanta.
Stratégie n°1 : Payer pour jouer
Le lobby du secteur de la technologie est le plus dépensier à Bruxelles. Chaque année, les "Big Tech" dépensent environ 100 millions d'euros pour faire pression sur les institutions européennes de diverses manières. Les “Cinq Géants” – Google, Amazon, Meta, Apple et Microsoft – ont dépensé un tiers de cette somme en 2021. “Si vous avez de l'argent pour organiser des événements et payer des lobbyistes, alors votre voix n’en est que plus audible”, confirme la fonctionnaire du Parlement.
Stratégie n°2 : Entrer dans le circuit
Le phénomène de migration d’employés entre les postes de pouvoir du secteur public au secteur privé est connu sous le nom de “pantouflage” et constitue un problème grandissant à Bruxelles. Cette enquête a suivi l'historique des emplois de lobbyistes officiels. Plus de la moitié des lobbyistes reconnus comme travaillant pour les GAFAM ont déjà travaillé dans des institutions européennes. “Dans les annonces de recrutement de lobbyistes des Big Tech, l'expérience dans le secteur public est extrêmement appréciée”, déclare Margarida Silva, chercheuse au Centre de recherche sur les sociétés multinationales (Center for Research on Multinational Corporations) et ancienne du Corporate Europe Observatory.
Andrea Busetto, lobbyiste pour Google, constitue un cas d’école. Son profil LinkedIn mentionne une expérience professionnelle récente en tant que conseiller politique auprès d'un “eurodéputé” et d'un “groupe politique” tous deux anonymes. Les archives des registres du personnel révèlent que Busetto a travaillé près de huit ans pour l’eurodéputé libéral italien Marco Zullo. Au cours de cette période, il a occupé plusieurs fonctions liés à la Commission du marché intérieur et de la protection des consommateurs (IMCO), responsable des négociations portant sur le règlement européen sur les services et marchés numériques. Grâce à Andrea Busetto, le département bruxellois de Google a pu établir des contacts étroits avec les responsables politiques et acquérir une meilleure compréhension du fonctionnement interne des institutions européennes.
Marco Zullo a déclaré que ni lui ni son équipe n'avaient eu de contact avec Busetto depuis son passage chez Google. Lorsqu'il lui a été demandé s'il voyait un conflit d'intérêt dans cette affaire de pantouflage, Zullo a simplement répondu : “Non.”
Le commissaire IMCO Thierry Breton est également concerné par le pantouflage : un mois sépare son poste de PDG de la société d'informatique française Atos et sa nomination en tant que commissaire chargé de l'agenda technologique de l'UE.
#Audience avec Thierry #Breton. La politique numérique de l’UE saura-t-elle rester crédible malgré l’implication de Breton dans l’affaire du pantouflage ? Serions-nous en train de donner raison à la Chine et aux Etats-Unis de douter de l’impartialité du commissaire au profit de son ancien employeur #Atos, potentiel leader du numérique en Europe ?
L'eurodéputé Patrick Breyer est lui aussi sceptique quant à la nomination de Breton : “C'est un non-sens que quelqu'un issu du secteur – et qui n’a pas observé de période de retrait temporaire du milieu – soit censé réglementer le même secteur dans l'intérêt public.”
La Médiatrice européenne Emily O'Reilly a récemment examiné 100 cas de pantouflage dans les institutions européennes ; elle en a conclu que davantage devait être fait pour endiguer ce phénomène : “C’est devenu une question problématique à Bruxelles, même si cela ne se reflète pas pleinement dans la façon dont l'administration de l'UE traite la question”, ajoutant ensuite que les effets négatifs de cette pratique de recrutement sont sous-estimés.
Stratégie n°3 : Multiplier les réunions
Pour se faire entendre à Bruxelles, il est indispensable de rencontrer de puissants hauts fonctionnaires. Trois politiciens étaient principalement responsables de la surveillance du processus d’élaboration de la législation sur les services numériques : les commissaires Thierry Breton et Margrethe Vestager ainsi que l'eurodéputée Christel Schaldemose, qui a fait office de rapporteuse pour l'IMCO.
Au cours du premier semestre 2021, la rapporteuse Schaldemose a suivi 61 réunions avec des entreprises et des associations professionnelles pour discuter des questions numériques.
“Nous avons assisté à une campagne de lobbying sans précédent au cours des négociations. (...) Il est important pour nous, législateurs, de parler et d'échanger nos points de vue avec les personnes et les entreprises que notre législation affecte, mais cela ne signifie pas que nous sommes obligés de suivre leurs souhaits et leurs idées”, commente Schaldemose.
Les listes de réunions de Breton et Vestager révèlent également une forte présence des entreprises. Entre janvier 2020 et mars 2022, les commissaires et leurs cabinets ont tenu 379 réunions sur des questions autour du numérique ; les entreprises et les associations professionnelles ont eu droit à cinq fois plus de réunions que les ONG.
Stratégie n°4 : Se lier d’amitié avec les médias
En outre, des entreprises comme Google et Meta parrainent le secteur des médias afin de protéger leurs revenus publicitaires et d'encourager un discours public favorable à la technologie. Entre 2015 et 2019, Google a investi plus de 150 millions d'euros dans le journalisme européen. Le soutien de Google aux médias peut être vu comme une “offensive de charme”, selon les termes d'Alexander Fanta. Dans son rapport, les journalistes interrogés insistent sur le fait que ces parrainages n'ont aucune influence directe sur leurs reportages. Cependant, Fanta estime que ce financement “peut avoir un impact majeur sur l'indépendance éditoriale.”
Deux des trois principaux sponsors du plus grand événement médiatique annuel d'Europe – le Festival international de journalisme – sont Google et Meta. Ces parrainages installent de fait une dépendance entre le journalisme et les entreprises technologiques. Cet exemple frappant symbolise parfaitement le rôle que jouent ces événements journalistiques dans la campagne médiatique des Big Tech.
Pour le cofondateur de l'événement Christopher Potter, le financement de Google et Meta n’influence pas le reste de l’événement : “Le festival est autonome indépendamment de l'identité des sponsors, parce qu’avec ma collègue directrice du festival (et cofondatrice) Arianna Ciccone, nous veillons à ce qu'il le soit.” Le festival a refusé de divulguer le montant qu'il a reçu des deux sociétés en 2022.
Des règles équitables ?
L’enquête montre comment les entreprises influencent la législation et le discours public en fonction de leurs intérêts économiques. Malgré ces stratégies d’influence, Schaldemose se dit satisfaite du compromis concernant les publicités ciblées : “Avec ces nouvelles règles, nous faisons un grand pas pour empêcher les plateformes numériques d'utiliser nos données à mauvais escient.”
Un “grand pas”, mais certainement pas un terminus. Les relations des Big Tech avec la politique et le journalisme deviennent de plus en plus complexes, d'autant plus que les espaces en ligne évoluent et remplacent peu à peu la sphère publique traditionnelle. Sans une régulation, une transparence et une sensibilisation appropriées, les citoyens du monde entier ne courent-ils pas le risque de devenir des pions dans le jeu du lobbying des Big Tech ?
Bernard Ducosson il y a 1 an
Edifiant !