4. $9.99 : La Nouvelle-Orléans — Louisiane (États-Unis), le 19 août
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4. $9.99 : La Nouvelle-Orléans — Louisiane (États-Unis), le 19 août
L’orage venait de se disperser aussi rapidement qu’il s’était formé. La luminosité du soleil reprenait ses droits, et avec elle une chaleur humide étouffante commença à s’élever de chaque pore du quartier français. Le couple de touristes allemands, trempé, qui pensait trouver un peu de répit et de fraîcheur dans la boutique en fut pour ses frais. À défaut d’air conditionné, un vieux ventilateur poussif les accueillit dans l’échoppe d’ésotérisme traditionnelle de ce quartier envoûtant. Le moteur usé brassait la lourde atmosphère tant bien que mal sans pour autant réussir à faire baisser la température, mais il mélangeait les odeurs d’essences aromatiques et d’encens en d’agréables effluves fruités.
Un carillon discret chanta une mélopée cristalline qui débusqua la propriétaire des lieux. Elle sortit de l’arrière-boutique et s’installa derrière son large comptoir en cèdre massif patiné. L’échoppe tout entière s’illumina. Difficile de dire si c’était l’effet du rayon de soleil perçant un nuage résiduel et qui venait de traverser la véranda, ou si c’était l’arrivée de Kendra dont le charme à lui seul pouvait expliquer ce changement d’ambiance.
Kendra Arnoult Sauvé Waggaman portait dans son nom tout comme sur son visage le riche passé ancestral de sa famille et de cette ville à l’histoire si particulière. Quarteronne, la finesse de son facies marquait des origines nettement européennes rehaussées par les hautes pommettes des autochtones bayogoula natifs des bords du Mississippi et les lèvres pulpeuses des anciens esclaves jamaïquains. La fine arête de son nez et ses yeux en amande auraient pu servir d’illustration aux tableaux des plus belles reines hispaniques, mais sa crinière châtain frisée et indomptable lui interdisait le port d’une quelconque couronne. Une courte cicatrice sur la droite de sa lèvre inférieure ajoutait encore une note sauvageonne, et transcendait son charme par cette touche d’imperfection. Quant à sa peau, lisse et cuivrée, elle semblait irradier une lueur douce et chaude qui justifiait à elle seule le soudain changement de luminosité à son arrivée derrière le comptoir.
Le couple resta subjugué quelques instants par cette présence captivante, puis brusquement, ils détournèrent tous deux leur visage d’un même élan, gênés.
Kendra ne réagit pas, elle avait l’habitude. Ils venaient de croiser son intense regard vairon, un iris bleu clair, presque blanc, et l’autre aux reflets de jade. Un regard qui mettait mal à l’aise quiconque n’y était pas déjà accoutumé. La métisse sourit et laissa ses potentiels clients errer entre les rayons sans un mot.
Lui s’attarda sur les livres vaudous aux couvertures racoleuses et les poignards bien en évidence à l’entrée. Elle s’avança jusqu’à un support à bijoux rotatif posé sur le comptoir et qui soutenait divers pendentifs argentés.
— Combien faire le prix ? demanda la touriste en mauvais anglais et avec un fort accent germanique.
— 9.99 $ les petits, 14.99 $ les grands, renseigna Kendra.
Son très subtil accent cajun sembla ravir la cliente à la recherche de pittoresque. Elle commença à fouiller parmi les babioles « made in China » représentant les symboles celtiques les plus à mode.
La douce mélopée du carillon retentit à nouveau. Une femme d’une cinquantaine d’années entra. Légèrement vêtue, robe en lin multicolore et sandalettes en cuir, elle traversa rapidement les rayons avec un regard amusé vers les deux touristes. Elle dépassa le comptoir, lança un sourire entendu à Kendra, et disparut derrière un long rideau qui séparait la boutique en deux.
Kendra avait aménagé le magasin de manière pragmatique. Les articles les plus vendeurs à l’avant. Il fallait bien que les vacanciers trouvent de quoi combler leurs attentes : un peu de mystère vaudou de pacotille, un zest de philosophie New Age recyclée, un brin d’angélisme et de démons hollywoodiens — très à la mode en ce moment en complément des vampires et loups-garous. Toute cette partie du magasin leur était réservée et achalandée de manière à délier rapidement les bourses pour les achats impulsifs. Ses parents n’auraient pas apprécié, mais après le passage de Katrina et leur disparition, Kendra s’était retrouvée seule à quinze ans et avait bien dû se débrouiller. Vingt ans plus tard, la boutique familiale existait toujours et « s’abaisser » au mercantilisme comme aurait dit sa mère, constituait la meilleure solution qu’elle avait trouvée pour lui permettre de survivre et régler ses frais d’hôpital. Sa famille avait chèrement payé le passage de l’ouragan… elle avait bien dû s’adapter.
De l’autre côté du comptoir, à l’abri des regards, s’ouvrait un monde complètement différent. Les habitués pouvaient y trouver des produits d’excellente facture pour mener à bien leurs rituels wicca et néopaïens. Pendant des générations, la famille Arnoult-Sauvé avait su s’imposer comme la référence régionale. En grande partie parce qu’elle s’était établie bien avant le retour du néopaganisme du début du vingtième siècle et avait évité toute affiliation à un couvent en particulier. En Louisiane, ce nom était respecté pour sa neutralité et ses origines qui remontaient aux racines mêmes des croyances et pratiques païennes ancestrales. Malgré un nombre assez hallucinant de cousins et cousines de divers degrés, Kendra était la dernière représentante directe de la lignée Arnoult-Sauvé. Avant l’ouragan, elle avait commencé des études scientifiques à l’université de La Nouvelle-Orléans, elle songeait même à un transfert dans un autre état, à prendre de la distance avec ses parents. Mais la catastrophe s’était abattue sur la ville, et ses eaux noires n’avaient pas charrié que des débris, elles avaient aussi emporté des rêves et des familles entières.
À son retour de l’hôpital, Kendra avait fait un choix, le plus difficile : celui de rester, de reprendre le flambeau familial, d’aider à reconstruire sa ville et soutenir sa communauté. Il eût été tellement plus facile d’abandonner et de partir…
Le réaménagement du magasin se révélait un moindre mal et elle s’en accommodait. Il lui avait même permis de faire quelques belles rencontres au fil des ans et de côtoyer des membres de groupes wicca aussi lointains que la Nouvelle-Zélande, entrés par simple curiosité et ressortis émerveillés. Grâce à Internet, un réseau étendu s’était formé peu à peu, et le contenu de l’arrière-boutique rejoignait parfois les quatre coins de la planète, contre un service, un ingrédient rare, ou un code de carte de crédit.
La jeune Allemande fixait le corsage de Kendra avec insistance. Cette dernière tira instinctivement sur l’encolure de sa fine robe en coton pour recouvrir l’amorce de la longue cicatrice qui courait du haut de sa clavicule droite jusqu’au milieu de son bras.
— Combien vendre ? demanda la cliente en pointant vers la poitrine de Kendra.
La métisse, surprise par la question, baissa machinalement le regard et comprit la requête de la jeune femme. Un large pendentif oblong en granite bleu sombre relié à ses deux extrémités par une cordelette brune reposait sur son corsage. Un galet plat au milieu duquel un symbole était gravé, représentant un croissant de lune qui surplombait un arbre stylisé, le tout délimité dans un cercle parfait.
Kendra plaça son amulette contre sa peau et rajusta son col par-dessus.
— Ce n’est pas à vendre, désolée, c’est un souvenir de famille.
Elle afficha un grand sourire à sa cliente visiblement déçue et qui se rabattit sur une triskèle en argent incrusté d’une pierre synthétique au centre de chacune de ses trois spirales. Un faux diamant, un faux rubis et un faux saphir.