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La meilleure version de moi-même

La meilleure version de moi-même

Publié le 30 oct. 2024 Mis à jour le 30 oct. 2024 Science fiction
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La meilleure version de moi-même

[Peref] 2654.32 |Ludi| [Circa24] 12.45

C'est étrange. Je suis ici depuis longtemps. Attentif. Attentiste, en vérité. Autrement dit, passif, ce que suggère l'attente, et non actif, ce que suggère l'attention. C'est dans ma nature. La paresse inutile: un trait de caractère qui justifie ma présence ici. Loin. De tout. Seul. C'est donc très étrange que mon indifférence radicale, mon apathie chronique et mes carences en désir soient aujourd’hui…récompensées.

[Circa24] 17.00

Passif, oui, c'est ce que je suis.

Et pourtant. Cela fait des heures que nous nous observons. Je corrige: cela fait maintenant des heures que je l'observe ; en fait-il autant? Ou a-t-il, lui aussi, des aptitudes à la passivité? Et, par ailleurs, pourquoi «il», pourquoi «lui»?

[Circa24] 23.00

Je suis fatigué. Fatigué d'attendre. C’est une première. Surtout, je suis fatigué d'hésiter entre un genre ou un autre, d'assister inutile et mutique à ce débat stérile dans mon esprit grossier. Passif même ici, même au fond de moi-même. Et fatigué d'écrire, bien sûr. Je ne parle pas ici de l'acte technique d'écriture, intégralement assisté par des technologies avancées auxquelles je ne prête aucun intérêt. Ce qui m'épuise totalement c'est un chemin, que j’emprunte rarement. Celui de la pensée. De l'idée qui émerge, sans un mot, sans un signe, rien qui ne la distingue d'une banale émotion, d'un pauvre sentiment. Jusqu'au modèle construit, formulé, énoncé. Sujet, verbe, compléments et plus, si affinité avec le langage et les phrases bien tournées. Ce voyage est douloureux. Et je n’aime pas la douleur. Elle me renvoie à ce que je suis. Ou ce que je ne suis, malheureusement, pas. Ce que je fais ici. Ce que je n’y fais pas, bien sûr. Je dois me reposer, je dois dormir. Mais avant tout, je veux manger.

[Circa24] 23.30

Un rapide aller-retour à mon abri. Une maison simple, solide, durable, fonctionnelle. Peu d’entretien, d’acte de maintenance, de petits travaux. Que je ne réalise pas, de toute façon. Bref. Je suis de retour avec un thé. Avec du miel et du lait. Plus quelques pâtisseries. Des financiers. «Je n'ai pas été trop long?». Je ne m'attends à aucune réponse de la part de Truc, bien entendu. Oui, j'ai choisi de l'appeler Truc. C'est son nom, son prénom, son pronom. C'est ainsi que mon débat intérieur sur son genre s'est achevé. Piteusement. J'ai bien fait de ne pas y assister. Je suçote bruyamment mes gâteaux baignés dans ma tasse. Beurre, amande, sucre, blanc d'œuf, farine, le tout grossièrement mélangé et cuit dans de petits moules chemisés. Un minimum d'effort pour un maximum de satisfaction. Les vapeurs du thé exhalent des arômes d'orgeat, mêlés à ceux du miel et du darjeeling. Les bruits de bouche, les odeurs, ma gestuelle emprunte de gourmandise excessive et mon air accompli semblent affecter Truc. Du moins je le suppose. Car Truc a changé. Non, il a évolué.

[Circa24] 23.45

Passif, goinfre, me voilà bien résumé.

Onze heures se sont écoulées. C'est long. Surtout pour moi. Je me demande ce qui me motive à rester ici, à observer, à consigner. Une intuition je pense. J’aime les intuitions. Fondées ou non, peu importe. Elles viennent à moi sans effort. Si elles sont justes, le bénéfice est total. Si elles s’avèrent fausses, pas de perte, puisqu’aucun investissement. Intellectuel en tout cas. Et maintenant, j’en ai une. Une belle. Je crois que Truc est, non seulement vivant, mais sentient.

[Circa24] 23.50

Mais pourquoi ? Intuitif, oui. Mais pas sans raison. Quand je l'ai percuté, pardon, quand je lui ai marché dessus, je me suis juste écrié: «eh merde», m'attendant, littéralement, à en trouver sous ma botte. J'aurais pu, j’aurais dû si j'avais agi de manière habituelle, continuer ma balade matinale sur le sentier qui mène à mon logement, sans même prendre la peine de regarder ce que j’avais piétiné, essuyant négligemment ma chaussure sur le moindre brin d'herbe, le moindre caillou affleurant pour en nettoyer la semelle. Mais je ne l'ai pas fait. A la place, j'ai levé le pied et je l'ai maintenu en l'air, en équilibre sur une jambe. En équilibre dans ma tête. Et j'ai attendu. Attendu d'avoir la certitude que ce qui était collé sous ma pompe était parti. Spontanément. Pas tombé, pas décollé naturellement par effet de gravité. Parti volontairement. C'est assez idiot, je le reconnais, d'imaginer un étron doué d'intention et de mobilité. Quand j'ai eu la conviction de pouvoir reposer ma jambe, j'ai été attentif à ne pas recommencer. Je me suis contorsionné au maximum pour effectuer un grand pas de côté et je suis tombé. L'herbe est grasse et humide. Le sol un peu spongieux. Je ne me suis pas fait mal, mais je me suis retrouvé nez à nez avec Truc. Je l'ai vu. Et j'ai su. Si je taille un silex, je ne ressens rien. Si, en cueillant une cerise, je casse une branche du cerisier, je m'en veux. Si je mange un morceau de viande je m'écœure. Si je blesse une personne, même involontairement, j'ai peur. De sa réaction, évidemment. J'ai peur pour moi, uniquement. L'égotisme édifiant du fautif. Alors j'ai peur, une seconde fois. Peur de ce que cela fait de moi. Puis je ressens de la honte, du vide. Avec une pierre, pas de peur, pas de vide. Ni avec un arbre. Ni avec un blanc de poulet. Avec un être humain, oui. Et avec Truc, aussi. C’est bien là l’origine de mon intuition.

[Peref] 2654.33 |Madi| [Circa24] 00.00

Passif, goinfre, autocentré. C'est moi.

En l’écrasant, je ne l’ai pas tué. Truc bouge un peu, s'agite, vibre pour être précis. A une fréquence élevée, sur une amplitude faible, presque imperceptible. Mais je la ressens. Sa taille est constante, mais sa forme indéterminée. Sans contour. Floue. Mais pas plus grande que la paume d'une main, pas plus épaisse que celle d'un pain aux raisins. Une couleur? Peut-être. Mes yeux n'arrivent pas à la fixer. Truc est rouge. Et l'instant d'après, une simple inattention, des paupières un peu lourdes, Truc est bleu. Truc n'est pas devenu bleu. Truc est bleu. Et l'a toujours été. Le temps de m'habituer, de m'interroger sur ce qui s'est passé, et hop, jaune. Puis marron, sans que je m'en rende compte. Ce n'est pas que les changements soient rapides, furtifs, hypnotiques. Ils sont incongrus. Inopportun. Inutiles. Car ils n'ont jamais eu lieu, en quelque sorte. Je fini même pas renoncer à l'idée que Truc puisse avoir une couleur.

[Circa24] 00.30

Un autre aller-retour. Un autre thé, miel, lait. D'autres financiers. Beaucoup. Mais pas assez. Tous engloutis en chemin. Je n'ai même pas pris le temps de leur donner un bain. J'ai leur forme de brique biseauté encore dans ma tête. Le goût du beurre, de l'amande et la texture mi- onctueuse mi-sablée qui les caractérise tant sont toujours présents. J'aurais dû en prendre plus. Au moins un de plus, pour me faire le chemin. Et un autre, pour pouvoir le tremper une fois à destination. Truc a dû le sentir, le deviner. Il s'est transformé en lingot doré, odorant, succulent. J’éprouve l’envie quasi incontrôlable de le bouffer.

[Circa24] 00.45

Cela va mieux, j'ai résisté. J'ai gouté la peur et le vide, puis mon appétit s'est apaisé. Truc a cessé. J’ai été forcé de me soumettre à ma gloutonnerie. Contraint. Testé. En tout cas c'est ainsi que je l'ai interprété. Truc a gardé, malgré tout, la forme et la couleur caractéristique de mon gâteau préféré. Mais le lien affectif (oui, j'ai de l'affection pour les pâtisseries) est maintenant brisé.

[Circa24] 01.00

Passif, goinfre, autocentré, dangereux. Et plus encore.

Il est temps que je dorme. Sur place, à même le sol. L'air est sec, doux. L'herbe souple, soyeuse, confortable.

[Circa24] 02.00

Je ne dors pas. Impossible. J'ai le sommeil coupable. Allongé sur le côté, j'ouvre les yeux et je l'observe à nouveau. Truc a repris sa forme sans forme, sa couleur sans couleur. Je doute totalement de ce que je vois. Mais je vois. Ou pas. Ou, ce que je vois n'est pas Truc. Pourtant si. Truc est, mais n'est pas ce que je vois. Je n'arrive pas à abstraire le sens même de mon observation, de mon rapport à sa représentation. J'ai bien une idée, un concept. A peu près. Mais je n'ai pas vraiment d'objet. C’est déroutant.

[Circa24] 02.30

J'ai peu de culture scientifique. Ou philosophique. La philosophie m'effraie. Ses mots m'effraient. Et me rejettent. Ils s'adressent à moi et me disent: «ne me prononce pas, tu le regretteras» ou même «ne me lis même pas, tu ne le mérites pas». Je décide donc de ne pas m'attarder sur ces questions qui me dépassent.

Je me demande ce que Truc voit. Le verbe est inadapté bien sûr, extensible, peut-être. Comment Truc voit, sent, entend, touche? Des images, des odeurs,  des sons, des textures? Le tout en vrac? Il contemple le parfum des roses, il inhale le chant des oiseaux, il écoute la douceur de la soie et caresse le scintillement des étoiles? Impossible à savoir, impossible à déterminer. Impossible donc d'envisager une stratégie d'approche, de communication. Je renonce. J'ajoute le manque de persévérance à la liste de mes qualités. Je réussi à m'apaiser et à m'endormir.

[Circa24] 03.00

Je suis réveillé. Une odeur désagréable de punaise écrasée. Un bruit pénible et lancinant, grinçant, humide. Je regarde Truc. Aucun changement. Je me rendors difficilement.

[Circa24] 03.30

Je n'arrive plus à respirer. Mes narines sont bouchées, ma bouche est occupée, ma gorge est agressée, je panique, je m'agite. C’est Truc. Il est en moi. Je me réveille brusquement et me redresse. Truc est là où je l'avais laissé, devant moi. Ce n'était qu'un cauchemar. Probablement. Dans le doute, je décide de retourner dormir à l'intérieur, me disant qu'il sera toujours là demain. Lâche, je vous l'avais dit?

[Circa24] 06.30

J'ai peu dormi. Mais j'ai dormi. Un café. Le matin, je préfère le café. Avec du miel et du lait, bien entendu. Et des œufs. Deux tranches de pain à la farine complète, du beurre salé, de la confiture. Du cassis, de préférence. Je vais déjeuner ici et ne pas penser trop fort à mon omelette sur le chemin du retour. Je préfère éviter à Truc de se transformer.

[Circa24] 07.30

Truc est toujours là. Invariant dans ses variations insaisissables.

[Circa24] 10.30

Je ne m’en aperçois que maintenant, mais Truc a changé. Il est stabilisé. Il ne vibre plus et a adopté la forme rassurante d'un simple pavé. Immuable, immobile, équilibré, statique, irrévocable. Seule sa couleur reste, pour l'instant, indéterminée. Mais cela ne me perturbe plus. Je suis même rassuré.

[Circa24] 12.00

J'ai faim. Bien sûr. Je ne fais rien, mais j'ai faim. Je pars me préparer à manger. Mais je mangerai ici. Un petit pique-nique. Entre amis.

[Circa24] 13.30

Pendant tout le repas, Truc n'a pas cessé de jouer. Avec des attitudes, des intentions particulières. J'interprète, je le sais. C’est audacieux, arrogant, indémontrable. Mais juste. A présent, Truc ne touche plus le sol et se maintient, en lévitation, à hauteur de mon visage. Oui, Truc vol. C’est loin d’être un exploit sur un corps céleste de cette taille à la gravité relativement faible, mais quand même. Cependant,  comparé au fait même de sa réalité, de son existence, ce n'est pas un événement aussi remarquable que cela. Non, le véritable événement, c'est le maintien. Au niveau de mes yeux. Strictement. Truc s'ajuste, s'adapte. Monte, descend, vire, vrille. Pendant près de trente minutes, je me suis amusé à sauter, m'accroupir, me relever, tourner, plonger, me grandir, m'étirer. Et Truc s'est déplacé, systématiquement, pour rester à l’aplomb de mon nez et de mes oreilles. J’en suis essoufflé. Je ne fais jamais de sport. Je suis en sueur. Je commence à puer. La sueur, la crasse. Cela fait quelques jours que je ne me suis pas lavé. Aucun intérêt quand on vit seul sur un planétoïde isolé. Oui, je suis également un homme négligé.

[Circa24] 14.00

Il suit maintenant les directions vers lesquelles je dirige à mon regard d’un simple mouvement des yeux: haut, bas, droite, gauche. Et lorsque je ferme les yeux, il me tourne le dos. Je le sais. Je le sens.

[Circa24] 14.30

Aucun doute, nous communiquons. Il change de forme. Il alterne entre trois configurations géométriques simples (sphère, cube, pyramide), toutes les dix secondes. Et stabilise sa couleur. Vert pour le cube, rouge pour la sphère, orange pour la pyramide. Il lève ainsi des doutes, non pas sur sa nature, mais sur sa réalité. Sympa de sa part. Mon esprit libéré se risque, pour le coup, à reprendre certaines réflexions précédemment abandonnées. Mais comme je l'ai dit, je ne suis ni Einstein, ni Descartes. Je dois composer avec ce que j'ai (assez peu) et ce que je suis (pas grand-chose). Mais j'admets la nécessité de réfléchir. J'en suis moi-même surpris.

[Circa24] 14.50

Revenons aux bases (aux miennes). Je vois dans la limite de ce que mes yeux peuvent voir. Bien. Pour l'instant, j'ai bon. Que peuvent-ils voir? De la lumière. Autrement dit, un rayonnement émis à un certain niveau d'énergie. Première étape.

Ce rayonnement est émis par quoi? Des objets. Au sens large. Il existe, certainement, d'autres mots pour désigner tout ce qui se rapporte, de près ou de loin, à une réalité matérielle, palpable, tangible, mais je ne les ai pas. Ces objets émettent donc un rayonnement à un certain niveau d'énergie. Ou pas. Parfois, ils reflètent celui émis par une autre source de rayonnement. C'est ce qui fait que, lorsque j'oriente la lumière d'une lampe torche sur un objet, je le vois. Seconde étape.

Et si je vois, ce n'est pas simplement parce qu'un rayonnement est émis, mais aussi parce que je possède des récepteurs (mes yeux) qui lui sont adaptés. Etape trois, en boucle avec l’étape une.

Et ce que je reçois, j'en fais quoi? C'est mon cerveau. Il décode le signal reçu pour former une image dans ma tête, avec ses couleurs. Fin du processus. Voilà pour le phénomène physique, physiologique. C'est approximatif, mais je m’en cogne, c’est suffisant.

[Circa24] 14.55

Et ensuite? J'en fais quoi de cette image? Ce que je sais, c'est que n'ai pas besoin de savoir ce que j'observe pour voir l'image. Si je vois un cèpe dans la forêt, même si je n'y connais rien en champignon, je verrai exactement la même image qu'un mycologue accompli. Ni plus, ni moins.

Mon objet. Et l'image que j'en ai. Que je sache ce que c'est, ou pas.  Dans ce cas précis, l'objet précède l'image, qui elle-même précède le sens que je lui donne. Inévitablement. Aucun autre chemin. Je ne peux pas comprendre ce qu'est un cèpe avant de l'avoir vu. Je ne peux pas le voir avant que celui-ci n'ait une réalité propre. C'est tout.

Et c'est là le problème. Car, j'en suis convaincu maintenant, c'est ce qui cloche avec Truc.

[Circa24] 15.00

Truc préexistait avant d'exister. Aucune d'erreur. On peut toujours objecter que je l'ai imaginé. Qu'il vient de moi, et de moi seul. Illusion ou réalité, peu importe. L'expérience revient au même. Cela fait maintenant quelques millénaires que les êtres humains excellent dans ce domaine: ils accouchent d’une abstraction, ils se représentent mentalement ce qui leur permettrait de matérialiser cette abstraction et ils la fabriquent. Des histoires de signifiant, signifié, instance. Des mots de philosophe. Mais pour Truc, c'est faux. Truc ne vient pas de moi. Truc s'est imposé à moi, de l'extérieur. Truc s'est créé seul. A partir de rien. Une abstraction autonome. Je n'ai servi que d'incubateur.

[Circa24] 22.00

Je suis sa mère.

[Peref] 2654.34 |Medi| [Circa24] 08.00

Je me suis endormi instantanément et réveillé brusquement. Je n'ai pas faim. J'ai dormi longtemps, d'un sommeil sans rêve, sans agitation, sans mouvement , sans sensation, sans gêne, sans repos, sans intérêt. Sphère, cube, pyramide, vert, rouge, orange. Toujours. Je ne sais pas quoi faire de nouveau. Je décide de raconter ma vie.

[Circa24] 20.00

J'ai fini. Je ne pensais pas que toute ma vie tenait en à peine douze heures. C'est un peu triste. En même temps, cela fait tellement longtemps que je suis ici, à ne rien faire, ne rien dire, ne rien vivre, attendre. Seulement. Pour rien jusqu'à présent. Jusqu'à aujourd'hui. Je suis fatigué. Je paye ma nuit inutile, mon jeun d'aujourd'hui, ma vie insipide. Je décide de rentrer me coucher.

[Peref] 2654.35 |Jedi| [Circa24] 08.00

Cette nuit a été plus conventionnelle. Des impatiences, des suées, des cauchemars. Etouffé, écorché, agressé, humilié, déformé, dévoré, violé, décousu, cuit, tranché, amaigri, affamé. Tous les maux de l'humanité en moi concentrés. J'ai faim. Mon petit déjeuner va me réconforter. J'ouvre les yeux. Truc est là.

[Circa24] 08.05

Truc est devenu il. Et il est debout. Oui. Car il a changé, à nouveau, comme jamais. Dans un coin de la chambre à peine éclairée par la lueur du jour qui transperce les volets, il est là.  Je ferme les yeux. Très fort. Je refuse, par ce geste enfantin, de lui accorder la moindre réalité. Mais cette réalité s'impose à moi. De manière inattendu. Il sent mauvais. Au moins autant que moi. Non, comme moi. Il est rare que mon hygiène douteuse me gêne, mais quand elle est amplifiée par celle d'un autre, je ne peux l'ignorer. Je décide de le regarder. En commençant par les pieds. Ils sont deux. Ouf. J'ai évité l'octopode ou, pire, le gastéropode. Deux jambes donc, poilues. Comme le reste du corps d'ailleurs. Pas besoins de détails inutiles. Un corps d'homme, à la pilosité très prononcée. Et un peu gras. Pas gros, mais gras. Flasque. Et cette tâche de naissance vue des milliers de fois.

[Circa24] 08.10

«Lumière» Et la lumière fut. La technologie au secours de la frustration humaine, de ses ambitions inassouvies de déification. Je le vois, je le regarde. Il me sourit. Il est moi.

[Peref] 2654.37 |Sadi| [Circa24] 08.00

Troisième jour qu'il me suit partout, qu'il m'imite, me singe, me recopie. En mieux. Je me suis lavé. Lui aussi. Mais il s'est également rasé. J'ai mangé: des biscuits, du thé. Essentiellement. Lui s’est nourri de protéines, de fibres, de fruits. J'ai dormi dix heures en m'agitant, lui six d'un sommeil apaisé. Et pendant les quatre heures restantes, il a terminé ce que j’essaye, en vain, parfois, de bricoler. Nous jouons aux échecs, il me bat. Aux dés, il me bat. A shifumi, il me bat. Il court plus vite que moi, saute plus haut, porte plus lourd, crache plus loin. Il me ressemble trait pour trait. Mais il est plus beau. Et il ne parle pas.

[Peref] 2654.38 |Dima| [Circa24] 10.00

Nous avons fait l'amour. Cela devait arriver. Dans ce domaine aussi, il m’était nécessaire de le tester. Jamais je ne pourrai oublier.

[Peref] 2654.72 |Dima| [Circa24] 14.00

Cela fait trente-quatre jours que je n'ai rien écrit. Je n'en avais pas envie, je n'en avais pas besoin. Je suis heureux. J'existe. Je me suis rencontré. Tel que j'aurais dû être. Tel que j'aurais aimé être. Je suis heureux, Oui, Je suis heureux. Je suis heureux. Et lui aussi, en mieux.

[Peref] 2655.01 |Ludi| [Circa24] 19.00

Depuis plusieurs semaines il ne me regarde plus, ne me fait plus l'amour, s'attarde sous la douche. Longuement. Et pousse des gémissements. De douleur, de plaisir et d'ennui. Il n'a plus besoin de moi. Il a tout pris de moi. A part bien sur ma voix, car il ne parle toujours pas.

[Peref] 2655.02 |Madi| [Circa24] 08.00

«Bonjour». Une voix douce et suave comme un peu de lait frais. La mienne, en mieux. Il me sourit. Et moi, j'ai compris. Il me prend dans les bras et me dit tendrement «merci». Je ne réponds pas. Je me lève, sors de la chambre et de la maison sans même prendre le temps de m'habiller. L'ai est doux. L'air, ici, n'est que doux. Je me dirige vers la remise pour y prendre une pelle puis j’emprunte le sentier qui mène à la forêt. Il me suit, à distance. Au milieu du chemin, je décide brusquement de partir sur la droite, de pénétrer au cœur de ce bois oppressant. Il ne me lâche pas.

[Peref] 2655.02 |Madi|[Circa24] 14.00

Je marche depuis six heures, j'ai les pieds en sang. Ce sera ici. Je creuse.

[Peref] 2655.02 |Madi|[Circa24] 18.00

Au fond de mon caveau, en appui sur ma pelle, je pleure. Je suis épuisé, couvert de sueur, de terre, de mousse, de vers. Les racines et les rhizomes enchevêtrés ont rendu le travail abominable. Sans chaussures, les coups de pelle ont littéralement cisaillé mes pieds, fendus jusqu'à l'os. Mais je n'ai pas mal. Je m'allonge. Je positionne le tranchant de mon outil contre ma gorge et le maintiens en équilibre au-dessus de moi, le manche bien droit. Ma plus belle érection, certainement. Et j'attends. Mes mains moites peinent à maintenir la pelle en place. Il vaut mieux qu’il ne tarde pas. Il est là, enfin. Il reste quelques instants au-dessus de ma fosse, puis descend, avec souplesse et légèreté, d'un bond élégant. Je suis fière de son allure, sa carrure, sa prestance, ses attitudes. Les jambes écartées, un pied de chaque côté de mes épaules nues, il saisit des deux mains le manche ruisselant d'humidité, souillé de terre et de feuilles séchées. Il me regarde, tendrement. «Je t'aime» dis-je. «Eperdument». «Moi aussi, je m'aime», me répond-il. Et d'un coup sec, éclate ma pomme d'Adam, tranche mes carotides, déchire ma nuque. Achève ma vie. Qui reprend.

[Peref] 2655.02 |Madi| [Circa24] 22.00

Je suis de retour au bunker, je fais bouillir de l'eau pour le thé. Un peu de citron pour le refroidir et ne pas me bruler. Pas de lait. Pas de miel. Pas de biscuits. Une dizaine d'amandes grillées. Je me dirige vers une petite pièce attenante à la cuisine. Deux mètres sur trois suffisants pour accueillir un système de communication sophistiqué. Je saisis le micro et appuis sur un gros bouton rouge.

— Planétoïde 20214 pour le rapport annuel.

— Vous êtes en retard Planétoïde 20214.

— Toutes mes excuses, le système de batteries était défaillant. J'ai dû le réparer et j’ai pris du retard dans le cycle d’accumulation d'énergie pour la liaison ansible.

— Compris. Votre rapport.

— Rien à signaler. Aucun contact. Demande d'autorisation de relève.

— Noté. Demande enregistrée. Réponse [Peref]+100. Avis favorable recommandé. Fin de transmission.

— Merci. Fin de transmission.

Bientôt, la vie reprendra son cours. En mieux.

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Commentaires (5)

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Surf Xi il y a 18 jours

de la Science Fiction comme je l’aime ; en mieux :-)

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Arthyyr il y a 18 jours

Merci Surf Xi. J'adore l'humour de vos commentaires!

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Surf Xi il y a 18 jours

alors merci aussi, Arthyyr !

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Jackie H il y a 21 jours

Ceci me fait penser à ces expériences spirituelles où un individu est isolé de tout et de tous, y compris sensoriellement, pour une semaine de méditation. Une recontre avec soi-même, avec l'Univers, avec Dieu, avec le sens de l'existence ? Seul celui qui le vit pourrait le dire. On y trouve aussi les thèmes spirituels de la "mort du vieil homme", de la "naissance de l'homme nouveau", de la rencontre de soi et de la réconciliation avec soi-même... En tout cas c'est celui de vos textes que je préfère jusqu'à présent 🙂👍🏻

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Arthyyr il y a 21 jours

Merci Jackie pour ce commentaire qui me touche beaucoup. 😊

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