Allegresse
Sur Panodyssey, tu peux lire 10 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 9 articles à découvrir ce mois-ci.
Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit !
Se connecter
Allegresse
Il ne sait plus très bien comment ils en sont arrivés à se réfugier dans ce petit bistrot, elle l'aura sans doute entraîné dans son sillage en inclinant légèrement la tête, ils ont descendu la rue du Baillage en allongeant le pas sur les pavés esseulés et le froid les aura poussés dans cet endroit incongru. Deux chocolats fument dans des tasses douteuses, mais la beauté du visage qui l'observe le détache du cadre bien mal accordé. La patronne mâchonne sans l'allumer un de ces petits cigares puants qu'on extirpe d'une boîte métallique couleur café. Elle les reluque sans bonhomie, sans doute désireuse de pouvoir tirer une bouffée de l'infâme mégot. Ça sent l'urine et le papier peint moisi, la pièce est petite et crasseuse, le mobilier d'une autre époque, il fait sombre, mais peu importe.
Elle a retiré son feutre rouge, défroissé ses cheveux en secouant délicatement sa tête en arrière, a ôté son manteau pour laisser découvrir une robe de laine aussi rouge que le chapeau, épousant un corps souple et fluide, plutôt longiligne, comme il l'avait imaginé. Comme il l'observait sans retenue, elle rit aux éclats et il se sentit ridicule, le regard figé, la bouche légèrement entrouverte, il avait poussé sa casquette de gavroche en arrière, instinctivement, pour mieux apprécier la scène un peu surréaliste qui se déroulait devant lui. Il en avait oublié de se découvrir et suffoquât soudain dans sa veste de cuir. A son tour, il se défit donc de ses oripeaux, sous l'œil amusé de la belle. Elle lui trouva fière allure, mince et hâlé encore, le cheveux noir corbeau, enveloppé dans un pull chiné qui ne pouvait qu'être fait main et un vieux jean passé si étroit qu'il ressemblait à une liane.
Ils soufflaient frénétiquement sur le chocolat trop chaud, en attendant un mot de l'autre, le regard troublé. Elle commença, je crois, lui dit en quelques mots comptés le chaos de sa vie, la beauté sereine de ce village qui l'avait décidée à se poser ici, pour quelques temps au moins, histoire d'y voir clair, de prendre du recul, selon la formule consacrée. Il l'écoutait sans oser l'interrompre, la sentait fragile, imprévisible, ne voulait pas que cesse cette parenthèse enchantée. Elle s'enhardit, donc, encouragée par cette intimité nouvelle. Il lui murmurait des "je comprends" qui semblaient si sincères qu'elle s'y jeta dedans. Et lui? Que faisait-il donc dans ce bout du monde? Se pouvait-il qu'il y vive, ou était-il de ces touristes du silence qui venaient glaner l'histoire des vieilles pierres, loin des visites guidées?
-C'est drôle, dit-il, je suis le guide!