

Chapitre 8: Dschungel Club
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Chapitre 8: Dschungel Club
Kreutzberg, Berlin Ouest, Novembre 1982. Un quartier saisissant. Arts et corps mélangés en toute liberté. Sur les torses délicats et les visages émaciés, des artistes dessinent. De leurs doigts magiciens en guise de pinceaux plongés dans une peinture trop liquide faite de larmes, de sueur et parfois d'un peu d'eau, ils tracent des courbes extravagantes. Les couleurs sont osées. Aquarelles naturelles dont les teintes et les textures sont riches des rimmels soulignés, des blushs tamponnés, des lipsticks exhibés et de la crasse ocre abandonnée sur les nuques rasées. Au passage d'un index ou d'un pouce courbé, les épaules s'émancipent, les seins s'anoblissent et les ventres s'arrondissent au fur et à mesure que la main de l'artiste parcourt son tableau fait de chair et de peau. Puis, lorsque de son majeur il s'attarde là où naissent les soupirs, il parachève son œuvre et exécute, enfin, son indécent dessein.
Le peintre aime aussi figer sur des toiles jaunies, du papier écorné, des vêtements usagers, des journaux mensongers, des murs, des sols et des plafonds, la vie et le moment. Toute la peinture et là. Toute l'irrévérence est là. Les images surgissent des poudres colorées mélangées à des huiles, de l'alcool et des idées. Ou c'est de la lumière qui s'effondre sur les sels d'une pellicule lustrée que se révèle la vérité. C'est dans le négatif, no future argentique, que la peur du monde parvient à s'exprimer, à l'instant où l'histoire s'apprête à disparaitre.
Et puis il y a le son. La musique dissonante, les enceintes éventrées, les micros suspendus à des fils trop gris, le désordre des batteries dont personne ne sait jouer, les claviers synthétiques collants et encrassés, et puis quelques guitares plus ou moins accordées. Et ces voix asservies à des textes maudits. Dans la fumée légère des tabacs blonds, amers, au doux parfum de miel ou aux saveurs ciselées de la menthe poivrée, dans l'ivresse étrange des nuées hypnotiques, des poudres reniflées, des buvards excentriques et des champignons infusés, un homme cherche son chemin. Il n'est pas égaré. Il n'est, simplement, pas pressé. Il sait qu'il trouvera, tôt ou tard, au hasard, une trappe dérobée qui s'ouvrira sur un escalier en colimaçon, étroit et plongeant, puis un tunnel obscur, humide et droit puis, après vingt minutes d'une marche sans intérêt, une cave voutée derrière une porte blindée.
En pleine méditation, comme lorsqu'il se promène non loin de Solutré, il remarque à peine les cranes nus et les coupes au carré, les iroquois brossés ou les casquettes de cuir sur des cheveux mulés, qu'il croise dans les galeries sordides de ce squat déliquescent. Seules les moustaches fines, le cuir et les lacets, les clous et les rivets lui procurent de l'effet. Il enjambe des corps crus enchâssés l'un dans l'autre, luisants et écorchés, d'une maigreur juvénile, un sourire accompli dans le sommeil profond qui succède au plaisir et précède le retour à la réalité.
Dans cet ancien hôpital hanté par les avatars d'un anarchiste allemand radical tué quelques années plus tôt par des policiers allemands tout aussi radicaux, il s'égare. Volontairement. Du haut de son mètre soixante-douze, sous son petit chapeau Homburg à bord cintré, derrière un pardessus bleu nuit et une écharpe pourprée, il s'amuse à se perdre pour retarder l'instant où il retrouvera, dans le plus grand secret, ses deux amants, ses deux amis, ses partenaires maudits. Et pourquoi? Pour provoquer le désir. Son désir. Et le leur. Grace à l'impatience grandissante bien sûr, à la frustration dévorante, évidemment, mais à l'incertitude, aussi. Ils sont, comme à chaque fois, bien installés, lascifs et tranquilles. Pour l'instant. Ils attendent. Et s'ils veulent partir pour s'enfuir loin d'ici? Alors, ils partiront. Ils sont, eux aussi, de ceux qui sont modelés pour aimer décider. Mais cette précarité, cette indétermination l'excite. Il en a besoin. Sa vitalité, à soixante-six ans, n'est plus la même qu'avant. Il doit donc compenser. Car, durant le rares moments où tous trois peuvent se voir en toute intimité, sans un ponte déplumé, sans un scribe attentif, un garde du corps boudeur ou une sangsue sournoise à leur proximité, ils ne pensent qu’à une chose: baiser. Puis prendre le temps de parler. Il reste des détails, des points de suspension, des phrases inachevées qui sont à compléter: un plan démoniaque, même élaboré par trois puissants démons, cela nécessite un minimum de concertation.
******
« J'ai failli attendre » dit Margareth à François au moment où ce dernier referme la porte en acier. « Moi aussi », répond-il en s'avançant vers le canapé sur lequel elle reste assise et de déposer, sans même enlever son chapeau, un baiser sur ses lèvres entrouvertes puis de recommencer et d'embrasser l'homme âgé allongé contre elle, la tête bien calée dans l'échancrure de ses cuisses la main gauche sous sa joue et la droite infiltrée dans ses jupons serrés. « Tu m'as manqué Vassili », dit François au vieil homme. Il se dirige alors vers un fauteuil à proximité, déboutonne son manteau, dénoue son écharpe, enlève son chapeau et pose le tout bien à plat sur le dossier. Puis il s'assoit, se déchausse, retire ses chaussettes, les met sur le côté, se lève à nouveau, déboucle sa ceinture, dégrafe son pantalon, le laisse tomber à ses chevilles, en extirpe une jambe puis d'un mouvement précis, inattendu pour un homme de son âge, le lance en l'air de son second pied à l'aide d'un petit kick maitrisé et le rattrape prestement. Une fois défroissé, remis dans ses plis, bien aligné, il l'ajoute soigneusement à son tas de vêtements. Ne reste qu'une chemise, un marcel échancré et un caleçon usé qu'il s'empresse sobrement d'ôter et de plier.
L'atmosphère est épaisse: la cave, située sous la scène d'un club de musique décadente, pour les conservateurs de l'époque en tout cas, mal ventilée. La musique dépressive et féroce d'un certain Nick rebondit au hasard des pleins et des déliés de la paroi crayeuse qu'elle s'en va percuter. François n'aime pas cette musique. Mais le spleen puissant qui s'en dégage contribue à la maintenir excité. Nu, et incontestablement prédisposé, il dit, en s'allongeant sur un lit calé dans un angle opposé: « Venez »
Margareth et Vassili se lèvent avec obédience, puis se jettent sur François, l'une pour le dévorer, l'autre pour le nourrir en passant sur ses lèvres des doigts humide, acres et souillés de s'être trop attardé dans une culotte dentelée.
*****
Une table ronde. Trois chaises. Trois personnages d'état qui tiennent dans leurs mains des dossiers marqués Secret Défense pour l'un, Top Secret pour l'autre et совершенно секретно pour le troisième. C'est Yalta qui recommence? Peut-être. A ceci près que tous trois sont nus. Mais peut-être l'étaient-ils en février 1945? L'histoire ne le dit pas. Ce qui est dommage, cela aurait pu rendre l'histoire intéressante, pour une fois. Ce que l'histoire dit en revanche, c'est que les femmes étaient exclues de ce moment, alors qu'ici, ce n'est pas le cas. C'est d'ailleurs Margareth qui rompt ce studieux silence la première.
— Nos rapports convergent, n'est-ce pas?
Elle s’exprime en français pour ne pas froisser l'orgueil démesuré de François qui reste persuadé que la seule langue qui vaille est celle de Rabelais, de Voltaire et de Versailles. Elle ignore qu'en réalité François adore le petit accent anglais qui donne à tous ses mots une apaisante clarté.
— Effectivement. Nous devons les éliminer. Avec leurs conneries, ils vont finir pas nous faire repérer, lui répond François.
— Dommage, ils me semblent plutôt doués, intervient alors Vassili, avec un accent russe qui enterre les fins de phrases, enfouit les intonations, les inhume sous terre pour assouvir son besoin de domination. Gardons-en un, et donc deux.
— Tu penses à qui?
— Elle, dit Vassili en posant son dossier ouvert sur la table et en pointant d'un doigt la photo agrafée d'une femme maquillée avec excès.
— Comment?
— Grâce à lui intervient Margareth, avec son propre dossier ouvert à une autre page sur laquelle est collé un cliché noir et blanc fait de points et de traits pas vraiment cohérents.
— Oui, je comprends. Je suis d'accord, dit François.
— Alors, que faisons-nous?
— Ce que nous faisons de mieux: presser, éliminer, exfiltrer et soumettre.
— Eliminer? demande Margareth
— Nous n'avons pas d'autre choix. Les ramifications sont nombreuses. Il y a trop de monde à remodeler. Si tu espérais ressortir tes vieilles techniques et tes vieux jouets psychiques Maggie, il va falloir renoncer.
— Il sera nécessaire de creuser un sacré charnier, répond alors Margareth avec sobriété, sans donner l'impression d'être perturbée par cette réalité.
— Oui. François se tourne alors vers Vassili: les charniers, c'est ta spécialité, non?
— Non, la mienne, ce sont les camps de prisonniers politiques. Mais je dois pouvoir m'adapter, dit-il avec un sourire carnassier.
Il sait parfaitement que François et Margareth sont tous deux sensibles à ce trait de caractère qu'il se permet très rarement d'exprimer. Il sent la chaleur monter. Il se lève brusquement, désigne le canapé et dit: « François, va t'installer. C'est mon tour maintenant. Il est temps que je te montre lequel de nous deux a, sur ce continent, le plus d'autorité. »
*****
— Qui est-ce? demande Robert penché sur le corps désarticulé.
— Tu ne la connais pas? s'étonne François. Tu faisais quoi ces vingt-cinq dernières années?
— Il nettoyait des chiottes, intervient alors Claudine. C'est pourtant bien au fond d'une cuvette qu'il avait le plus de chance de la rencontrer. Comme quoi, le hasard….
Michel s'approche de Robert et lui dit avec douceur, en enroulant amicalement un bras autour de ses deux épaules:
— C'est sans importance Robert, ne t'inquiètes pas. Je t'expliquerai qui elle est. Et en échange, toi aussi, tu m'expliqueras. Tu en penses quoi?
— Vous expliquer quoi, Mr Michel?
— Je ne sais pas. Ce sera à toi de me le dire. N'est-ce pas?
— Vous me menacez à nouveau Mr Michel, c'est ça?
— Non, non, non, non Robert! Ne crois pas cela. Je pense simplement qu'il est nécessaire que nous ayons une conversation un peu sérieuse tous les deux. Tiens, j'ai une proposition à te faire: pourquoi ne pas discuter en préparant un bon repas!
— Pourquoi je n'arrive pas à être surprise? dit Claudine dans un soupir.
Michel lui lance alors un regard complice et dit en la regardant:
— Pendant que nous nous dégotons des fourneaux, des casseroles, des victuailles, des épices et du vin, je te propose, très chère cousine, de te rendre à l'étage, dans l'aile ouest, là où se situe le centre de soin. Je suis convaincu que nos cinq amis de l'au-delà attendent sagement de se faire trifouiller par des mains expertes comme les tiennes. Prends François avec toi.
— Eh! Pourquoi moi?
— Parce que mon mignon, tu es aussi pervers que moi, même si tu ne l'assumes pas.
— Quant à toi Annie...Michel s'interrompt. Annie?
— Ne t’occupe pas de moi. Va faire ce que tu sais faire avec Robert. Et je ferai de même, de mon côté. François, accompagne Claudine, et imprègne-toi.
Tout le monde, saut Robert, comprend le sens aigu des instructions données par Annie à François. Il va donc s'imprégner avec application et espérer, comme à chaque fois, ne pas avoir à le regretter.
*****
« L'aile ouest? C'est où l'aile ouest? » maugrée Claudine. « Il s'imagine que j'ai une boussole intégrée? » Depuis qu'ils sont, avec François, montés à l'étage, ils ne cessent de déambuler d'un couloir à l'autre en trottinant et en ouvrant chaque porte afin d'y découvrir la pièce où sont entreposés les cadavres des aliens supposés. Claudine mène activement le pas, pressée de se débarrasser d'une corvée ou d'assouvir un fantasme, ou les deux à la fois. Son cousin la suit avec docilité et en silence. « Surtout, ne m'aide pas », dit-elle à François en soupirant. « D'accord », lui répond ce dernier, en continuant à gambader derrière elle sans un mot de plus.
Au bout de trente minutes d'une marche énergique, factionnée par des arrêts concis mais vains à chaque salle croisée, ils se retrouvent, essoufflés, à l'entrée d'un couloir en impasse. Au fond du corridor, de chaque côté, deux portes battantes à hublot: une verte, une blanche. Ainsi que Robert et Michel qui attendent. « Enfin » dit ce dernier.
— Tu te fous de moi Michel? dit Claudine avec colère.
— Je t'avais dit l'aile ouest, tu es bien dans l'aile ouest. Bravo. Quel est le souci?
— Le soucis, trou-du-cul…
— Le labo, la salle d'opération, la salle d'autopsie, les frigos: c'est ici, porte verte. Moi je rentre dans ma cuisine, juste là, dit Michel en désignant la porte blanche juste en face.
Claudine claque des doigts à l'intention de François pour le faire rappliquer et se dirige vers la porte verte d'un pas décidé, pendant que Robert et Michel pénètrent dans la cuisine par la porte blanche.
— Ah, au fait, je devais faire de la place dans mes réfrigérateurs. Tu ne m'en voudras donc pas d'avoir utilisé les tiens? Mais attention, pas d'erreur: l'autopsie d'une pomme, aussi juteuse soit-elle, n'a que très peu de chance de faire progresser notre enquête.
*****
Poireaux fanés, carottes desséchées, pommes de terre germées et racornies. Du sel gonflé d'humidité, des grains de poivre délavés et de l'huile un peu rance. Du colza de surcroit et son gout un peu trop prononcé. Enfin, une bouteille en verre fermée par un bouchon de liège, au contenant liquide parfaitement transparent, totalement translucide.
— Tu aimes les potages Robert?
— Oui, bien sûr.
— Moi également, enchaine Michel en balayant brusquement du revers de l'avant-bras le plan de travail pour tout mettre dans la poubelle attenante, sauf la bouteille. Nous en cuisinerons un dès que nous disposerons d’ingrédients dignes de ce nom. En attendant, apporte-nous deux verres, dans le buffet, là.
Il désigne du doigt un meuble en formica. Robert s'y rend et reviens avec deux verres. Michel prend la bouteille, tente de saisir le bouchon du bout de ses doigts, n'y parvient pas, le saisit entre ses dents et mord délicatement, fait vriller la bouteille qui se sépare en crissant de son bouchon suintant. Un parfum de térébenthine se repend dans l'air, obligeant Michel à rapidement éloigner la bouteille de son nez et de ses yeux, qui commencent à pleurer. Il remplit les deux verres et les donne à Robert en lui disant :
— Bois.
— C'est quoi?
— Je ne sais pas, mais bois.
Robert hésite. Mais, sous le regard insistant de Michel, insistance renforcée quand sa main fut posée sur la crosse nacrée de l'arme à sa ceinture, insistance prolongée par le canon de l'arme appuyé sur sa tempe platinée par l'âge et les années, puis par le cliquetis claquetant du cran de sécurité et enfin le crac craquant du chien enclenché, Robert boit.
— Les deux.
Robert boit le second, également.
— Et maintenant? dit-il sur le point de vomir et de s'évanouir.
— Nous attendons.
— Nous attendons quoi?
Michel désigne une porte au fond de la cuisine, et dit: "les toilettes sont par-là."
*****
— Attends. Déplace ton doigt. Je ne sens absolument rien là.
François, grimaçant, enfonce un peu plus son index puis le fait glisser sur la gauche.
— C'est vraiment répugnant, Claudine. C'est le troisième que l'on charcute, tu n'en as pas assez? Et puis, tu aurais pu me fournir des gants.
— C'est vrai que ça aurait été préférable. On ne sait jamais ce que tu peux choper. En même temps ce n'est que ton doigt, non?
Il s'apprête à lâcher toute une série d'insultes et de mots déplacés, mais elle enchaîne rapidement.
— C'est le dernier. Promis. J'ai un peu salopé les deux premiers. Et je veux valider certaines observations puis confirmer une hypothèse. C'est bon je le sens maintenant. Ne bouge plus, on bascule à trois. Un, deux, trois!
La dépouille insolite bascule de côté sur la table d’autopsie, dos tourné vers Claudine, poitrine vers François.
— Ne relâche pas, ou ça va encore gicler. Je ne voudrais pas que tu y prennes goût. Maintiens bien la pression, je vais clamper.
Elle s'empare d'une petite pince posée sur un champ bleu lavande, l'enfonce profondément jusqu’au point de contact entre son propre doigt et celui de François.
— Aïe, bordel, ça fait mal! hurle-t-il en retirant précipitamment sa main.
— Oups, j'ai libéré la pince un peu vite.
— Bordel, je saigne. Mon sang s'est mélangé à cette mélasse infâme qui coule dans leurs veines à ces putains d'aliens! Je vais choper un sale truc.
— Une question d'habitude. Ça brûle un peu au début et après on s'y fait. Et c'est toujours jouissif de le refiler aux autres.
— Tu es vraiment obscène Claudine.
— Merci. Allez, on continue. On le repositionne sur le dos maintenant. On va pouvoir ouvrir.
Elle saisit un scalpel et d’un mouvement appuyé, net et déterminé, découpe un carré de quarante centimètres de côté au milieu de l’abdomen. Un filet fluide et légèrement visqueux, enrichi de grumeaux sablonneux s’écoule de l’entaille, nappe la lame étroite d’un glaçage couleur caramel. Elle glisse de biais l’aplat de l’outil sous la peau tranchée pour faire levier, en soulève un repli, puis de ses doigts gantés, saisit l’extrémité et tire. La régularité de son mouvement et l’homogénéité de la force appliquée permettent au carré de se décoller facilement, sans adhérence, dans un bruit mêlé de banane épluchée et de cuir déchiré. Une fenêtre est ouverte sur son intimité. Ne reste qu’un rideau, légèrement occultant, fait de muscles somptueux et de tendons saillants : un treillis impeccable qui prouve que là-haut la mode est au fitness, aux crunchs et aux abdos.
Elle prend note mentalement des structures visibles, des strates organiques distinctes, croisées ou décroisées, et de leurs insertions, puis découpe à nouveau un carré identique pour accéder enfin aux organes vitaux. Libérés de la gaine qui les maintenait en place, ils s’étalent sur la table, se propagent en se dépliant, débordent sur les côtés, se répandent grassement, propulsent des parfums étonnement camphrés puis des odeurs écœurantes, émettent des sons ignobles à faire tourner le sang. « Ho putain! Le pied! Du grand art! » Claudine est excitée. Faut-il s’en étonner?
— Tu veux que je te laisse seule avec lui quelques instants? Je m'en voudrais de me mettre entre vous. Tu vas bien réussir à trouver un ou deux organes à ton goût, je suppose.
— C’est probable. En attendant, admire ce somptueux travail: un chef d'œuvre de viscères et de tissus adipeux, glandes, stromas et lobules enlacés tendrement, une étreinte charnelle de textures, de couleurs, de formes baroques et sophistiquées. Crois en mon expérience, ce sont les parties molles qui sont le plus dures à falsifier. Pourtant les parties molles, toi, aussi tu connais!
— Tu veux dire que ce sont des faux en fin de compte? Tu vas réussir à surmonter ta déception?
— Ce n'est pas ce que je dis. Ils sont peut-être faux, ou bien authentiques. Je ne le sais pas. Mais si ce sont des faux, ils sont parfaits. Meilleurs que tous ceux que j’ai moi-même créés en tout cas.
Elle se saisit d’un dernier bistouri, plus petit, et libère une masse à peine moins grosse qu’un poing.
— Tu vois cet organe couleur abricot?
— Tout est couleur abricot!
— Non, le reste est orange. Celui-là est couleur abricot. En forme de chaudron.
— Il y a deux jours, ils étaient verts bleutés, alors les couleurs…Et en forme de chaudron? A proximité d'une citrouille, d’un balai poussiéreux et d'une sorcière crasseuse qui te ressemble un peu?
— Rappelle-moi pourquoi ta mère t'a mis au monde déjà?
— Ok, c'est bon. Je ne tiens pas à m'en prendre plein la gueule. Celui-ci? Il désigne un organe en forme de bocal arrondi, attaché solidement au tissu qui l’entoure par un réseau tressé de petits filaments fixés sur ses côtés.
— Oui. Tu vois l'ouverture? Mets ton majeur à l’intérieur.
— Pourquoi moi? Vas-y toi! Et pourquoi le majeur?
— Parce qu'y mettre autre chose est interdit au moins de dix-huit ans et que j’ai besoin d’avoir les mains libres.
— Il va m'arriver quoi?
— Mais rien, dis Claudine agacée. Je veux juste vérifier quelque chose. Fais-moi un peu confiance.
— Non.
— Tu veux que je débite à ta sœur la fois où...
— C'est bon, je le fais. François ne sait même pas de quoi parle Claudine. Mais c'est inutile. Vérité ou mensonge elle parviendra à le faire passer pour un pervers frustré.
Du plus grand de ses doigts il pénètre l’orifice. C'est en touchant le fond qu'un doux mouvement reflexe commence à s'enclencher. La glande se déforme. Le sphincter d’entrée se referme et se love autour de sa peau claire pour former un anneau enveloppant et serré. Des milliers de très minces picots pénètrent jusqu'à l'os. Le tout ainsi formé se met à onduler, se gonfler, se détendre et ainsi imiter un mouvement alternant de succion-injection humide et régulier. Une pression idéale, un glissement lubrifié, une sensation folle qui ne veut pas cesser.
« Maintenant, je sais », dit Claudine en souriant, profitant d'avoir les deux mains libres pour saisir une pomme posée à proximité et la croquer, sans même prendre soin d'essuyer les tâches de fluides organiques projetés sur son écorce un peu flétrie. Elle observe François, ravie du tour qu'elle vient de lui jouer.
— Quoi? dit François d'une voix parfaitement apaisée. Il est, à l'évidence, totalement défoncé.
— Tu ne devines pas ? Tu as dû oublier la finalité de ce type d’organe, ça doit faire un certain temps que tu n'y as pas fourré quoi que ce soit.
François n’écoute pas. Il se sent envahit par douce euphorie. Il est comme envouté, son bras et ses épaules, sa tête et tout son corps, complétement aspirés. Dans cet état second, il n'a pas conscience du temps qui s'écoule. L'instant est figé. Il ne s'aperçoit pas non plus de la panique de Claudine et reste sourd à ses cris.
— Michel, Annie, ramenez vos culs, on a un problème!
Mais ils ne viendront pas, car ils sont occupés. Le premier penché au-dessus d'un pauvre type qu'il tente de réanimer, la seconde à se battre contre deux revenants acharnés, l'un grêlé de deux balles, l'autre à peine dépliée.

