Festina Lente - Chapitre 3
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Festina Lente - Chapitre 3
Je fais n’importe quoi.
Des olives, du vin, des mains, de belles mains inconnues, un regard parlant et une attitude avenante, il ne m’en faut pas plus ce soir pour oublier que nous sommes enfermés en ce moment même dans un bien qui n’appartient à aucun de nous. Mais voilà, la conversation avec Paris est fluide, vivifiante, je ne reconnais pas l’homme des entretiens d’avant, celui qui a toujours l’air occupé et coupé de ses émotions. Il me montre une part de lui que je n’aurais jamais envisagée.
Sa voix ou sa présence -comment mettre tout ça au clair- obstrue tout le reste. Ou bien est-ce le vin qui a quelque chose à voir avec ça ? Je ne sais plus vraiment. Je ressens simplement.
- Je suis vraiment désolée de cette situation. Et dire que vous deviez rejoindre votre ami... Je comprendrais que vous ne souhaitiez pas poursuivre nos visites, dis-je dans l’espoir de désamorcer la culpabilité qui me ronge depuis quelques jours et qui est à son zénith aujourd’hui.
Paris me jauge avec un regard que je n’arrive pas à traduire mais que je ne devine pas mauvais.
- Ne dis pas de bêtises, tu n’y peux rien si je suis si difficile.
Alors c’est ça, mes angoisses d’échouer avec lui c’est uniquement parce qu’il est difficile et qu’il en a conscience ? Je me sens tout à coup abattue par le fait que j’ai pris à cœur une problématique qui vient de lui et qui ne me concerne pas directement.
Étrangement, il n’évoque pas plus que ça notre enfermement, ce qui me laisse un peu perplexe. J’ai l’impression qu’il n’y voit pas la même gravité que moi. Ou alors c’est moi qui dramatise tout inutilement.
- Vous ne pouvez pas vous en vouloir d’être vous-même tant que vous faîtes les choses justement.
Paris m’étudie soudain avec un autre intérêt -comment est-ce possible- manifestant dans sa suite un sourire franc, bombé par mon entendement, je suppose. Je le lui rends, et cette fois-ci, je le sens franc également. Je ne peux cependant ma lui rendre son tutoiement.
- Tu sors des phrases de psy à tous tes clients, Bevess ? ajoute-t-il en passant sa langue sur ses lèvres après s’être désaltéré une nouvelle fois.
- Bien sûr que non. Le contexte joue un peu, et puis vous n’êtes pas un homme méchant. Enfin j’espère, parce que je ne peux pas m’échapper.
Je noie ma phrase dans mon verre, consciente que ma blague n’est même pas drôle et qu’en fait, elle est plutôt gênante. Hors de question de regarder comment il réceptionne ce que je viens de dire, je préfère faire semblant d’être occupée à ne rien faire.
- Depuis combien de temps est-ce que tu exerces ce métier ?
Je termine d’avaler une des olives avant de répondre. Ma prise de parole est gauche, elle suit le sentiment de l’instant.
- Cinq ans, dès que j’ai eu mon diplôme, j’ai débuté.
- Tu es une de ces girlboss inarrêtable c’est ça ?
Le mot girlboss dans sa bouche est une sacrée blague. Je lâche un petit rire malgré moi. Ça ne me correspond pas du tout d’être une girlboss.
- Non pas vraiment, disons que je fais juste ce que l’on me dit de faire. Cela dit vous, vous êtes un véritable boss. J’ai lu des choses sur vous et...
J’arrête ma tirade. Je n’aurais jamais dû lui dire que depuis ces dernières ventes ratées, je me suis renseignée sur lui afin de comprendre sa manière de fonctionner, ou du moins me familiariser avec sa personne. Je rougie d’un coup.
- Tu as enquêté sur moi ?
J’ai enquêté sur lui, c’est bien exact. `
Comment me dépêtrer de tout ça sans mentir ? S’il perd le peu de confiance qu’il a en moi, je peux dire adieu à ma vente à jamais. J’avise de changer de sujet discrètement afin de m’aider moi-même dans mes maladresses. J’ose espérer que concentrer l’attention sur lui, lui fera oublier ma personne. Sans transition aucune, je m’intéresse donc à la grosse mécanique argentée qui pend à son poignet, orientant mon regard là-dessus.
- Sympa votre montre. C’est une... Festina ?
- Très juste. Plus précisément une édition ultra limitée, il n’en existe qu’un seul exemplaire et il est devant toi. Je l’ai gravée spécialement pour moi.
Paris me tend sa main, forte, hâlée, habituée au travail manuel, j’assimile ça en constatant des quelques marques qui cerclent ses doigts et son dessus de main. Puis je lis attentivement la gravure imprimée sur le cadran.
-... Festina lente. Vous avez fait graver le mot lente en-dessous du nom de la marque ?
Je me retrouve un instant interdite, mal préparée à un hasard pareil. Je n’ai jamais fait de latin et je connais encore moins de mots ou de groupes de mots en latin. Je n’ai que ce festina lente que je sors maladivement comme on sortirait une dose d’héroïne quand une situation nous échappe et que seul le temps nous promulguera l’issue adéquate.
- Tu sais ce que ça signifie ?
Je navigue jusqu’à la mer de ses yeux, cherchant le bon gouvernail pour ne pas me perdre dans mes émotions. Égoïstement, je veux garder pour moi cette locution, me l’approprier car elle m’a tant de fois sauvée mais aussi parce qu’elle a pour moi une portée beaucoup plus symbolique que des lettres s’assemblant pour former des mots.
Une part de moi ne veut pas partager cette histoire qui m’appartient, et encore moins l’offrir à un inconnu, si ce n’est ce qui est bien plus pire qu’un inconnu, un client dans le cas présent.
- Ce n’est pas très important, ça parle de patience je crois, comme tous les dictons du monde.
Je choisis de brouiller la nature des choses que cela concerne. Il n’a pas besoin de tout savoir sous prétexte que nous sommes dans une intimité incongrue.
- Raconte-moi ce que ça veut dire pour toi.
Je baisse les yeux, soudain étonnée par l’élan dans sa voix... Et le désespoir ? Après tout, je ne risque pas de revoir Paris Verdi après tout ça. Notre situation partagée crée cette atmosphère, mais elle se dissipera d’elle-même une fois que nous serons loin d’ici. Nul doute là-dessus. Je décide donc de me confier, et, dans les moments où je le regretterais, je me dirais que le vin m’a fait parler. Il ne reste plus qu’à espérer que cela suffise.
- J’ai appris ces mots d’un garçon que j’ai connu plus jeune, j’avais une dizaine d’année, lui était un peu plus vieux. On s’est rencontré à Annemasse, où je suis restée une année scolaire à cause du travail de ma mère. Il disait toujours ça, festina lente, comme si ça avait le pouvoir de ramener quelqu’un à la vie. Et ça a bien dû me ramener à la vie, toutes les fois où j’ai mené des combats internes, personnels et dévastateurs. Je suis partie du jour au lendemain. Il m’a laissé un baiser d’adieu et je ne l’ai jamais revu. On dirait un mauvais film à l’eau de rose, ce passage de ma vie. C’est du passé, de toute façon.
Je secoue la tête, reprenant mes esprits, quelque peu troublée d’avoir lâché ces informations comme si elles ne voulaient rien dire. Je reprends calmement.
- Excusez-moi, Paris, c’est l’alcool qui me rend nostalgique. Parlez-moi de votre métier. Vous construisez bien des horloges ? Comment vous vient l’inspiration ?
Mes propos se mélangent tellement qu’ils ne veulent plus rien dire. Je m’offusque moi-même.
Mais Paris ne m’écoute pas. Paris ne me regarde plus. Il a les yeux accrochés à sa montre, comme s’il s’ennuyait. Quand il relève la tête, ses sourcils se froncent, sa fermeté habituelle me parvient, je vois même sa mâchoire se contracter.
La soirée m’échappe définitivement.