Papagroove est mort
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Papagroove est mort
J'étais dans ma voiture sur la route qui mène à mon supermarché préféré lorsque la radio annonça la mort de Manu Dibongo. Je crois avoir crié : Papagroove est mort ! A cet instant un petit nuage blanc traversait les cieux j'ai pensé que c'était lui qui rejoignais ta dernière demeure. Alors Papa, j'ai décidé de t'écrire une lettre d'adieu...
Te souviens-tu Papa de ce jour de 1969 où nous sommes revenus en France en empruntant les mêmes avions. J'arrivais du Tchad après plusieurs sauts de puces dans l'antique DC3 d'Air Cameroun: Maroua, Garoua, N'Garoundéré et enfin Yaoundé. Là, je me suis installé dans la vieille Caravelle qui allait à Abidjan. Tu es arrivé (en retard) ton étui de saxo à la main. Tu as regardé les sièges vides et tu as grogné :
- Il n'y a pas de place dans ce mètro. Comment vais-je faire pour rentrer dans cette boite à sardines ! Tu as tourné plusieurs fois sur toi-même avant d'inserrer ton grand corps entre les fauteuils. Je crois me souvenir que c'est toi qui a engagé la conversation, tu t'es présenté :
- Emmanuel, N'Djoké Dibango...
- Manu Dibongo ?
Je me rappelle avoir manqué d'air et toi ça t'a beaucoup fait rire, de ton grand rire communicatif qui t'allait si bien. Tu t'étonnas que je connaisse ta musique, même si à cette époque là je préférais Sonny Rolling, John Coltrane, Gerry Mulligan et des dizaines d'autres saxophonistes réputés. Avant d'arriver à Lagos tu as voulu savoir qui j'étais.
Je venais de passer deux ans dans la brousse du Chari-Baguirmi au Tchad. Dix jours plus tôt les rebelles avaient incendié le village de Mafaling où je travaillais. Mon organisation avait décidé de me rapatrier. Je quittais l'Afrique saoul de nostalgie, la tête pleine d'inquiétudes pour "mes villages" que je ne reverrai plus jamais. J'étais encore loin du monde, j'avais le sentiment de déserter...Compatissant, tu m'as dit comprendre cela. Toi aussi tu étais partagé entre deux nations, deux civilisations, le Cameroun et la France où tu vivais depuis l'âge de quinze ans. Tu me racontas ton départ et ton arrivée en France, apportant avec toi quelques kilos de café, ta vie d'adolescent à St-Calais dans la Sarthe. Lorsque je t'ai annoncé que mon père était natif de ce département tu as explosé de rire, tu m'as tendu les mains pour un check. - Ah! mon cher, nous sommes cousins ! m'as-tu dis. En cet instant j'en ai les larmes aux yeux.
A Abidjan la navette-métro, comme tu l'appelais nous déversa sur la tarmac où le DC-10 nous attendait. Toi tu étais déjà "un grand" connu du monde, tu voyageais en 1ère. Moi, j'étais un petit volontaire de l'humanitaire, j'étais en "éco" dans la queue de l'avion, près des toilettes. Tu vins me voir plusieurs fois pendant la traversée du Sahara, toi, assis sur l'accoudoir du siège vide d'en face, moi bien callé au fond du mien. Nous avons parlé, parlé... de l'Afrique, de la France, du jazz, de ta "boite" le Tam-Tam, de Dick Rivers et Nino Ferrer dont tu étais le musicien. De la difficulté d'être noir parmi les blancs. Mais lorsque j'ai évoqué "Concerto pour un vieux masque" de Francis Beybey, j'ai vu l'émotion sur ta figure. - Francis! c'est mon frère, c'est un Douala comme moi, nous nous connaissons depuis, depuis...Lui aussi on l'a déraciné...
A Genève nous devions attendre l'avion de Rome qui nous menerait à Paris, on nous cloîtra pendant une heure dans une grade salle ronde au milieu des pistes. Nous étions une cinquantaine dont à peine une dizaine d'africains qui se réunirent au milieu de ce hall sans se connaître. Au bout d'un quart d'heure ils se marraient bruyamment, sans retenue. Les européens, eux, faisaient la gueule en regardant le va et vient des avions. Moi, complètement à l'écart, je me délectais de la sitution. Tu es venu me chercher par la main comme un vieux copain. Tu m'as présenté à tous ces grands messieurs : ministres, banquiers, directeurs et je ne sais quoi... En quelques minutes je fus intégré. J'étais revenu sur la place de "mon village". Pour te taquiner j'ai dit :
- J'écouterais bien un petit air de saxo!
De ton grand doigt tu m'as menacé, mais devant l'approbation de tous tu as cédé et tu nous as improvisé un boeuf. Lorsque tu as attaqué la bossa-nova le ministre invita une jeune américaine à danser, plusieurs couples les suivirent. L'avion de Paris étant annoncé, chacun se dirigea à regret vers le tunel d'embarquement. La Jam était finie. Le charme était rompu.
Quand ma lettre te parviendra, je sais que tu vas rire de ton grand rire qui fit de ce voyage un moment de fraternité inoublié. Et quand à l'avenir je verrai un petit nuage blanc dans un ciel bleu, je me plairai à croire que c'est toi qui joues du saxo au paradis des musiciens.
Adieu Papagroove, tu as été un grand homme, tu as été un instant mon ami...
Saloperie de virus !