La bière et les festivals, c’est un peu comme Bigflo & Oli : une idylle pour la vie, qu’on trouve au début plutôt sympa mais qui finalement peut donner un peu mal à la tête. On entend souvent dire qu’elle n’y est pas vraiment excellente, mais c’est un autre débat. Présente à la carte de tous les festivals, elle fait partie intégrante de leur économie.

Au début, il y a toujours – ou presque – Kronenbourg ou Heineken. Sollicités par nos soins pour étayer cette enquête, les deux géants n’ont pas souhaité répondre officiellement à nos questions, ou seulement au compte-gouttes. Cela étant dit, une précieuse source interne chez Heineken France – qui a souhaité rester anonyme et qu’on appellera Rita – reconnaît qu’il « est très compliqué de parler de « budgets » car ils dépendent de négociations avec les festivals qui font jouer la concurrence. »

Quand deux mastondontes vendent bien plus que de la bière

Prenons l’exemple de Kronenbourg, marque adossée au groupe Carlsberg (Danemark) qui revendique la vente d’une bière sur trois en France. Le marché des festivals de musique l’intéresse forcément, des Francofolies à Rock en Seine en passant par le Printemps de Bourges. « Kronenbourg avait un énorme déficit d’image, perçu il y encore dix ans comme un groupe vendant de la bière à papa. Ce n’est pas un hasard s’ils ont joué sur les produits davantage que sur la marque pour attirer la jeunesse », nous confie un attaché de presse – disons Bruno – préférant lui aussi garder l’anonymat.

L’acquisition d’un marché ne réside pas dans la seule consommation de bière sur un festival, mais aussi sur l’image véhiculée par le vendeur de bulles à 5°. Comme tous les alcooliers, le groupe Heineken – l’autre mastodonte qui tire la bourre à Kronenbourg – n’a pas le droit, juridiquement parlant, de faire de la publicité en son nom, et a donc créé la marque écran Greenroom, et les scènes qui vont avec. En investissant les festivals comme We Love Green, les Eurockéennes de Belfort ou les Trans Musicales de Rennes, c’est une image d’acteur de la diversité musicale que s’achète le producteur hollandais. « Clairement, les brasseurs sont mécènes et apportent de l’activation sans gagner d’argent même si, évidemment, ça leur permet d’avoir de la visibilité. Si Greenroom sort des Trans demain, le festival ne survit pas », analyse Rita, chez Heineken France.

Pression Live avait permis pendant une vingtaine d’années à Kronenbourg de faire émerger des groupes novateurs de la scène rock à travers des tremplins. Le brasseur basé en Alsace a arrêté au milieu des années 2010, « pour des raisons d’arbitrage budgétaire » nous glisse son service communication, laissant place à l’opération Recycler c’est Gagner, dédiée à l’art du recyclage au Printemps de Bourges, Garorock, Les Francofolies et Rock En Seine. Le concept : donner une seconde vie à de vieux tee-shirts en les transformant en tote bag que les festivaliers créent eux-mêmes, tout en s’initiant au street art.

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Mais comment diantre les organisateurs choisissent leur(s) fournisseur(s) ?

Jérome Tréhorel, directeur général des Vieilles Charrues, axe ses choix autour de deux critères : un partenaire financier et technique à la hauteur de la fréquentation, couplé à la capacité à répondre au cahier des charges spécifique aux Charrues depuis 15 ans. « Lorsque nous avons demandé au prestataire de trouver des solutions techniques pour ne plus avoir des fûts, Kronenbourg nous a proposé l’installation de pipelines de bière afin de répondre à la demande ». Évidemment, quand le festival finistérien achète la bière au litre à son fournisseur, le prix comprend indirectement une participation technique. Plutôt que délivrer un chiffre en hectolitres, la direction des Charrues a quantifié la consommation moyenne à une bière par festivalier (qui en compte 280 000 festivaliers sur quatre jours). En appui, Coreff est aussi sollicité, comme brasseur de soutien.

Son confrère du Hellfest, Yoann Le Nevé, va plus loin. Outre une histoire de confiance née au début de l’aventure, « Kronenbourg n’a pas de concurrence en ce qui nous concerne car à ce jour, en France, aucun autre brasseur n’est en mesure de mettre en place le même dispositif pour faire couler la bière en répondant à toutes nos exigences. Heineken n’est pas favorable à la technologie citerne et tank devenue indispensable à notre bon fonctionnement, Inbev (Budweiser, Corona, Jupiler, Leffe…) n’est semble-t-il pas encore prêt à investir techniquement et financièrement le marché français des gros festivals – excepté le Tomorrowland Winter à ma connaissance – et Swinkels (Bavaria, 8.6, Cornet…) développe une stratégie sur notre territoire qui ne les autorise pas encore, je pense, à s’attaquer aux très gros festivals. Mais rien ne dit que ces marques ne changeront pas leur fusil d’épaule à court ou moyen terme. » Cette année, le festival du 44 a écoulé 880 000 pintes (soit 20% des recettes globales). Un chiffre énorme, qui tranche étonnamment avec celui des Vieilles Charrues. Le festivalier de Clisson boirait un peu plus d’une pinte et demie par jour, pendant que celui de Carhaix écluserait seulement un demi sur le même temps.

Aux Eurockéennes de Belfort, Frédéric Adam, responsable du pôle commercial, est sous contrat avec Heineken depuis 2010 après vingt ans de partenariat avec Kronenbourg. « Avec 800 hectolitres vendus, on est loin des volumes du Hellfest ou des Charrues. Il y a une explication culturelle chez les metalleux et les Bretons. Mais je confirme que sur une soirée rock un soir de grande chaleur, on vendra beaucoup plus de bière qu’avec PNL sous la pluie », confie Frédéric Adam. Rita chez Heineken France résume les trois acteurs phares de ce marché de la bière autour d’un triptyque: festival, distributeur et brasseur. « Le brasseur ne gagne rien, il perd généralement car il donne des commissions qui lui servent cependant à exploiter l’espace. Le distributeur met en place les bars et marge fois deux généralement, quand le festival revend fois huit. »

« Les autres ont plein d’argent, nous plein de copains » Matthieu Breton (Coreff)

Ils ont choisi des brasseries locales

Offrant une vue bluffante sur la rade de Brest, à Plougonvelin, Visions s’approvisionne auprès de trois brasseurs finistériens. Coreff (référence historique) permet de compléter les achats chez Tri Martolod (Landerneau) et à la Brasserie du Baril, qui vend de la bière bio 100% brestoise. « On a commencé à commercialiser cette bière locale bio il y a 4 ans. La Brasserie du Baril grandit mais ne pourrait pas fournir à elle seule nos 7000 festivaliers sur le week-end », tempère Guillaume Derrien, cofondateur du festival qui trouve l’équilibre grâce à la billetterie (50 à 60% du chiffres d’affaires) et à la bière (35% environ). Un chiffre démesuré comparativement au reste de la France, mais comme s’amuse à le rappeler les organisateurs : « On est en Bretagne ! Et puis on a un public plus âgé que la majorité des festivals, ce qui induit un pouvoir d’achat plus fort, regardant moins à la dépense. »

Pour autant, l’équipe bretonne refuse les louanges d’un approvisionnement local. « On ne va pas se vanter de faire ce que tout le monde devrait faire. » A noter que les Vieilles Charrues n’oublient pas les brasseurs du cru puisqu’un bar à bières bretonnes permet à des microbrasseries sélectionnées de vendre leurs breuvages pendant une journée. Au Hellfest, trois petits brasseurs proches de l’organisation fournissent les bars bénévoles et techniques, soit l’équivalent de 200 fûts. « Nous avons développé la bière Hellfest avec Mélusine, qui fonctionne très très bien », précise Yoann Le Nevé, qui achète par ailleurs le muscadet uniquement à des producteurs de Clisson.

Retour chez Coreff, à Carhaix. Son patron, Matthieu Breton, se réjouit d’avoir accru sa capacité de croissance année après année pour se structurer et se professionnaliser à mesure que le festival gagnait en popularité. « Au départ, les Charrues réunissaient 600 personnes dans l’équivalent d’un fest noz. On n’alimente pas en bières ce genre de manifestations de la même manière qu’un festival de 280 000 personnes ». Il salue la fidélité des Charrues, qui auraient pu être tentées par un contrat d’exclusivité chez Kronenbourg.

Le brasseur finistérien fournit également le Festival du bout du monde (Crozon), la Fête du bruit (Landerneau) ou le Binic folks blues festival, pour ne citer qu’eux. « Les autres ont plein d’argent, nous plein de copains », se réjouit Matthieu Breton. Avant de reprendre son sérieux et de rappeler qu’être présent les années de disette comme les nuits où il faut réalimenter en fûts un festival réussi, est la base d’une collaboration saine. L’essentiel reste de connaître ses limites. C’est pourquoi le patron de Coreff a su dire non aux voisins des Charrues pour devenir le fournisseur n°1. « Je ne communique pas les chiffres, comme un bon médecin de famille, mais on ne joue pas dans la même catégorie que Kronenbourg, tout particulièrement en terme d’infrastructures ». 

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Le bien-manger bien-boire

Avant que le développement durable soit un argument commercial, le festival Cabaret Vert de Charleville-Mézières – qui réunit près de 100 000 festivaliers – a fondé son ADN sur le bien-manger/bien-boire et le développement du territoire, se fixant une zone de 200 km à la ronde pour se fournir en boissons et nourriture. « Les festivals misaient avant tout sur la musique. De plus en plus, ça change. Pour preuve, le Hellfest qui mise énormément sur la déco et sur l’aspect communautaire des metalleux. Nous, c’est centré aussi sur la bonne bière avec un bon plat », constate Julien Sauvage, fondateur du festival ardennais.

Environ 85% des breuvages vendus sont issus des brasseries proches (françaises et belges). « Même s’il est difficile de dire non à Kronenbourg ou Heineken, qui arrivent avec des moyens financiers délirants et une logistique événementielle folle, on le fait pour rester fidèle aux micro-brasseurs et à nos valeurs ». Si la majorité des bières provient de Météor, brasserie familiale et indépendante capable de couvrir 30 à 40% des besoins, Julien Sauvage s’enorgueillit de valoriser seize micro-brasseries – quatre tournent quotidiennement – afin d’offrir des découvertes gustatives aux festivaliers.

Quand on lui demande si le degré d’alcool des bières triples n’est pas « dangereux » et s’il freine la consommation vis-à-vis d’une blonde à 5°, l’Ardennais rappelle qu’il y en a pour tous les goûts. Le jus de pomme, la limonade, le pétillant de mirabelle proviennent également de la région selon les récoltes de l’année. La gestion des stocks, alcool et softs, est beaucoup plus complexe que sous-traiter par une multinationale, mais « nos 300 références à la régie buvette, c’est l’âme du Cabaret Vert ». Côté chiffres, les buvettes représentent un chiffre d’affaires d’environ un million d’euros sur un budget de six millions, autrement dit la deuxième rentrée d’argent après la billetterie.

Diffusion originelle : https://sourdoreille.net/biere-et-musique-la-pression-nest-pas-la-meme-pour-tout-le-monde/ le 28.01.2021

Photo principale : Marianne Nicolas
Crédits photos : A. Thome (pour le Cabaret Vert)