Les quatre éléments de Yourcenar
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Les quatre éléments de Yourcenar
L'antiquité
Disons-le tout de suite : l’antiquité, pour Marguerite Yourcenar, c’est plus que des vieilles pierres et des livres ennuyeux. Elle se baigne, elle nage dans le monde antique. Ce fut un désir très précoce : à l’âge de onze ans, elle tannait son père pour apprendre le latin. Bientôt elle saura lire tous les auteurs grecs et latins dans le texte original.
Cette passion est indissolublement liée à des sensations. Enfant, elle découvre avec son père l’Italie, le sud de la France et la méditerranée. Sans toutefois s’y baigner mais…
« Une première couche de bleu avait été déposée en moi. »
Plus tard, son père lui fait découvrir la mer en citant les expressions d’Homère : « le vent, bon compagnon », « la mer violette » , et surtout, la plus émouvante de toutes dit-elle, « la mer solitaire » ,
« cette mer à la fois humaine et divine, par laquelle les corps à demi-nus, à peine moins sinueux eux-mêmes que les vagues, se laissent à la fois caresser et porter ».
Le monde antique, pour elle, c’est donc tout à la fois des langues (le grec et le latin), des poètes, des sensations, une couleur dominante, une certaine esthétique.
C’est peut-être aussi un certain moment privilégié dans l’histoire des hommes. Elle raconte dans ses entretiens à quel point l’a marquée cette idée venue de la correspondance de Flaubert :
« Les dieux n’étant plus, et le Christ n’étant pas encore, il y a eu, de Cicéron à Marc Aurèle, un moment unique où l’homme seul a été. »
Pendant cette période, le sacré ne disparaît pas : il enveloppe la vie humaine elle-même. Nous touchons ici à la racine de l’humanisme très particulier de Marguerite Yourcenar : « Devant les très grands moments de la sculpture grecque », dira-t-elle, « on sent, par delà l’équilibre des proportions et la perfection des formes, je ne sais quoi qui est le divin dans l’être. »
Les mythes
Redonnons sa force au mot. Aujourd’hui, on a tendance à l’employer pour surenchérir face à l’inflation générale des superlatifs : de Gaulle est un mythe, Messi est un mythe, Aznavour est un mythe, telle finale de coupe du monde est « mythique »… Rectifions : un mythe est un récit exprimant une dimension (généralement tragique) de la condition humaine, nos passions, nos fantasmes secrets. Par exemple, la figure mythique du minotaure, au fond de son labyrinthe, peut s’interpréter comme la monstruosité enfouie au fond de nos désirs.
Les mythes possèdent des caractéristiques qui sont chères à Marguerite Yourcenar : ils sont universels, et riches d’interprétations multiples. Elle utilise aussi par ailleurs des légendes venues d’autres cultures : hindoue, ou taoïste (Comment Wang-Fo fut sauvé par les eaux) -rien de ce qui est humain ne lui est étranger. Mais le mythe grec et la culture grecque, qui vient abonder son œuvre comme une source principale, touche le coeur de sa pensée, au carrefour de l’humain et du divin, dans un univers tragique, où évoluent des relations amoureuses et sexuelles moins normées que les nôtres, où les identités s’échangent et se métamorphosent.
« Feux est presque entièrement construit sur des mythes, des mythes devenus intérieurs et représentant (…) certains paroxysmes de passion. »
Dans le récit de Feux, le personnage de Sappho, figure historique dont le suicide touche au mythe, « trop ailée pour le sol, trop charnelle pour le ciel » , change d’identités et traverse les époques, devient trapéziste, comme pour figurer le mouvement de balancier, l’alternance de Marguerite Yourcenar entre les hommes et les femmes.
La sagesse
« Un homme presque sage » : c’est ainsi que Marguerite Yourcenar qualifie son Hadrien. Il faut savoir que dans le monde antique, pour les stoïciens notamment, la sagesse est un idéal, mais il n’y a pas de sage. Trop difficile. On peut donc aspirer à être presque sage, et c’est déjà beaucoup. Dans cet idéal et dans cette humilité, on peut déjà lire un message de l’écrivaine. Nous sommes peu de choses, mais nous pouvons aspirer à beaucoup, et notamment, comme dit Montaigne dont elle est si proche, « à jouir loyalement de son être ». Cette quête est pleine d’obstacles :
« L’homme est une entreprise qui a contre elle le temps, la nécessité, la fortune, et l’imbécile et toujours croissante primauté du nombre. […] Les hommes tueront l’homme. »
Dans ces conditions, le risque est de tourner le dos à la société. Pourtant, ce n’est pas le chemin que nous indiquent les livres de l’auteure. L’empereur Hadrien s’approche de la sagesse, mais pas en s’éloignant du monde. Cherchant la maîtrise de soi, il vit pourtant la passion amoureuse et le mysticisme. Plongé dans sa propre culture, il passe son temps aux frontières de son empire, fasciné par ceux que l’on appelle les barbares. Et dans son propre empire, il n’hésite pas à tuer ceux qui menacent son autorité. Les portraits de sages que l’on nous propose sont souvent des personnages détachés du monde, sans responsabilités. L’action salit, et compromet nécessairement. Comment peut-on incarner une forme de sagesse à la tête d’un empire ? C’est une des questions que posent les Mémoires d’Hadrien.
La lucidité
« Tâchons d’entrer dans la mort les yeux ouverts », fait dire Marguerite Yourcenar à l’empereur Hadrien. La lucidité passe avant le bonheur.
Mais pour être lucide, il ne suffit pas simplement de le vouloir. La vie humaine est en effet multiple et souvent insaisissable. C’est le constat d’Hadrien, qui essaie d’y voir clair dans son existence : « Quand je considère ma vie, je suis épouvanté de la trouver informe. » La vie d’un homme n’est pas toujours celle d’un héros grec, tendue vers son destin. Nous sommes souvent incertains, inconscients, et contradictoires avec nous-mêmes selon les époques de notre vie : première difficulté. D’autre part, la lucidité ne vaut, pour Marguerite Yourcenar, que si elle passe par l’épreuve de la passion, par laquelle nous nous arrachons à nous même, en extase, mais qui soumet notre capacité d’expression à rude épreuve. C’est justement là où l’écrivain a un rôle particulier à jouer, comme elle le dira à son interlocuteur dans Les Yeux ouverts :
« Tout écrivain est utile ou nuisible, l’un des deux. Il est nuisible s’il écrit du fatras, s’il déforme ou falsifie (même inconsciemment) pour obtenir un effet ou un scandale ; s’il se conforme sans conviction à des opinions auxquelles il ne croit pas. Il est utile s’il ajoute à la lucidité du lecteur, le débarrasse de timidités ou de préjugés, lui fait voir et sentir ce que le lecteur n’aurait ni vu ni senti sans lui. »
Pour approfondir : Marguerite Yourcenar, sur Littératurefrançaise.net