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Le contrat

Le contrat

Publié le 27 août 2024 Mis à jour le 27 août 2024 Jeunesse
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Le contrat

 

 

Chapitre 1. Lancelot.

 

C’est comme ça.

Quand je m’ennuie, et je m’ennuie souvent, j’aime bien aller sur les réseaux.

Je scrolle à en attraper des cloques aux doigts.

 

Je regarde tout : des vidéos de chats, des danses de meufs en bikini, des trailers de films que je n’irai jamais voir au cinéma (d’ailleurs qui va encore au cinéma alors que tout est dispo sur le Net), des recettes de desserts, des démos de krav maga, des mecs à moto sur le périf, des « pranks » sur une plage des États-Unis, des points de ouf au tennis, des pubs pour avoir des abdos en forme de six-pack, des vidéos avec des filles qui ont des cœurs à la place des yeux, des gens qui partagent ce qu’ils mangent, ce qu’ils boivent, le nombre de kilomètres parcourus ou courus par des sportifs du dimanche, des stars de la red carpet, des inconnus sur un marché provençal, des gens connus dans une vidéo Kombini, des humoristes pas drôles, des chanteurs en playback, des fêtards qui jouent au beerpong, des virtuoses du ballon rond, des yamakasis parisiens, des rappeurs toulousains, des infos en ukrainien, des intox en russe …

Tout.

Je regarde absolument tout.

Je suis bou-li-mi-que.

 

Mes parents, enfin mon père et ma belle-mère, n’arrêtent pas de me dire « lâche ton portable », « quitte ton écran », « on dirait que t’es pas là », et plein de trucs bien rabat-joie.

Qu’est-ce que ça peut leur faire si j’aime ça ?

J’en peux rien s’ils m’intéressent moins que ce que je vois en ligne.

Et, en plus d’être amusant, c’est parfois bien utile.

 

On a créé un groupe avec la classe et on partage plein de trucs dessus : des réponses à des devoirs, des questions d’examens, bien sûr. Mais aussi des choses bien plus intéressantes comme des images volées dans le vestiaire des filles, des histoires chelous sur les profs, etc.

Bref, on se marre bien sur ce groupe.

Moi, je ne poste pas trop de messages, mais j’aime bien les lire. C’est un peu comme lire un « Voici » des gens que tu connais. Cela ne vole pas toujours très haut, mais c’est amusant.

 

Ils peuvent me critiquer, mais mes parents lisent aussi la presse à scandale en vacances. Et je les comprends. Cela a un côté rassurant de savoir que les autres ne vont pas bien.

« Leonardo a quitté Janice par SMS ».

Putain, le salaud. Ce mec est aussi lâche que moi.

Rassurant.

« Jennifer a pris beaucoup de poids ».

Serait-elle à nouveau enceinte ? » Cette chanteuse se goinfre. Moi aussi.

Rassurant.

« Elon M. serait-il au bord de la faillite ? »

Les fins de mois sont difficiles pour tout le monde ?

Rassurant.

 

Je suis en 4e B au Lycée George Sand, en section « aménagement paysager ».

Ce n’est pas tellement que j’ai la main verte, mais cela s’est fait comme ça, un peu par facilité.

Ce n’est pas loin de la maison de mon père (trois arrêts de métro) et puis ce n’est pas trop compliqué. Et en plus, il y a des travaux pratiques à l’extérieur. Et, quand je ne suis pas sur ma tablette ou mon smartphone, j’aime bien être dans la nature. Mes parents m’y ont donc inscrit.

 

Quand j’arrive ce matin-là, je commence par deux heures de botanique qui se donnent dans la serre principale.

Je suis à l’heure, car je sais que Leïla y sera aussi.

Leïla est une fille de 4e A avec qui je m’entends bien.

Elle est plus grande et plus jolie que la moyenne. Beaucoup la charrient pour cela, mais elle s’en fout.

Quand nos deux classes ont cours ensemble, comme ce matin, on s’installe côte à côte. On rigole entre nous et c'est cool.

Mais aujourd’hui, Leïla ne rigole pas.

Je m’installe à côté d’elle et elle me calcule à peine.

Le prof, monsieur Bertinchamps, est déjà là. C’est un vieux qui aime commencer à l’heure.

Je décoche un coup de coude à Leïla pour lui demander ce qu’il y a.

Elle me fait signe « laisse tomber ».

OK.

Ce n’est pas ma journée. Ni la sienne, visiblement.

Je la regarde de biais et je vois qu’elle a les yeux humides.

Je lui écris un billet que je lui glisse : « tu es sûre que ça va ? Ça n’a pas l’air. »

Elle me répond laconiquement « T’expliquerai ».

Ouf. Un instant, j’ai cru que c’était moi qui avais fait quelque chose qui la rendait malheureuse.

 

Je dois attendre les deux heures de bota pour pouvoir enfin lui parler.

On profite de l’intercours pour aller chercher une bouteille d’eau au distributeur.

On s’assied sur les marches comme on en a l’habitude.

 

  • Allez, Leïla, raconte-moi, qu’est-ce qu’il y a ?
  • C’est rien. Ou en tout cas, pas grand-chose. T’inquiète.
  • Ben si, c’est le propre des potes de s’inquiéter.
  • Parce qu’on est potes ? sourit-elle.
  • Un peu qu’on est potes…

En disant ça, je regarde son sourire triste et je sais que, pour moi, c’est bien plus qu’une pote.

  • Ben voilà. Tu vois qui c’est, Kevin Detry ?
  • Le type de 6equi a redoublé ?
  •  
  • Eh bien quoi ?
  • Il n’arrête pas de m’ennuyer.
  • Comment ça « t’ennuyer » ?
  • Ben l’autre jour, il est venu s’asseoir à côté de moi à la cantine avec sa bande. Il m’a dit des trucs cochons, comme quoi je l’excitais, que je devais me décoincer et que lui, avec son expérience, était prêt à m’aider…
  • Et ?
  • Et je lui ai dit que je n’avais pas besoin d’aide.
  • Bien joué.
  • Oui, si ce n’est que, comme j’ai dit ça devant ses potes, ça l’a vexé.
  • Ben tant mieux, « chat échaudé craint l’eau froide », dirait mon daron.
  • Pas sûr. Depuis, il me regarde vraiment d’un drôle d’air. J’ai l’impression qu’il m’en veut de lui avoir foutu la honte devant ses copains.
  • T’inquiète pas, c’est une grande gueule, c’est tout.
  • Oui, mais maintenant, je suis mal à l’aise au lycée, j’ai tout le temps l’impression qu’il m’espionne.
  • Tu es sûre que c’est pas dans ta tête ?
  • Non… enfin je ne sais pas.

 

La sonnerie indique à ce moment la reprise des cours.

Leïla se lève et va rejoindre sa classe. Et moi, la mienne.

En partant, je lui lance :

 

  • Si tu as besoin d’aide, tu m’appelles, hein… ?
  • C’est ce qu’on fait… entre potes, répond-elle.

Et elle disparaît au milieu d’une nuée d’élèves boutonneux.

 

Je n’ai pas cours de bota avant la semaine prochaine.

Je ne devrais donc pas revoir Leïla d’ici là.

Le soir, à mon habitude, je surfe quelques heures sur les réseaux avant d’aller dormir.

Je scrolle et je mate plein de trucs différents sans autre ordre ni logique que celui de l’algorithme de la plateforme.

À un moment, Insta me propose de suivre Leilatomic723.

Serait-ce Leïla ? Ma Leïla ?

Je clique sur la photo. C’est bien elle.

Je clique sur « suivre ».

Sur son profil, pas grand-chose. Elle a juste publié une photo de chien. Le sien, je suppose. Un jeune golden retriever beige au regard humide.

Visiblement, elle préfère observer que s’exposer.

Elle a bien raison.

 

Le reste de la semaine se passe sans rien de bien intéressant.

Le vendredi, je prépare ma valise pour ma semaine chez ma mère.

Car, jusqu’à la fin de l’année scolaire, je suis encore au régime des enfants de parents divorcés.

Une semaine chez Papa.

Une semaine chez Maman.

Sylvie, la nouvelle copine de mon père n’est pas géniale, mais, globalement, ça va.

En revanche, le nouveau mec de ma mère est vraiment un gros veau. Je ne sais pas ce qu’elle fait avec lui. Ce type n’aime que trois choses : le foot, la gonflette et lui-même. Il est chauffeur de taxi et passe au moins trois heures par jour à la salle de fitness. Tous les matins, il pèse ses poudres protéinées pour ressembler à Apollon. Pour couronner le tout, il s’appelle Jean-Pierre, mais demande qu’on l’appelle « Jipé ».

 

Quand je suis chez ma mère, je reste enfermé dans ma chambre le plus possible afin de ne pas croiser Jipé.

Malheureusement, à l’heure des repas, impossible de ne pas être confronté à sa bêtise.

 

  • Mange convenablement, mon p’tit, me dit-il. Si tu ne prends pas de masse à ton âge, quand en prendras-tu ?

 

Ensuite, en prenant ma mère à partie :

 

  • C’est vrai quoi, il est taillé comme un cure-dents, ton fils.
  • Ça viendra, ça viendra, tout le monde n’a pas un corps comme le tien, Jipé, sois compréhensif.

 

Le gros veau sourit. Car c’est typique des gros veaux. Ils sont sensibles aux flatteries.

 

  • Oui, mais c’est surtout du travail, de la rigueur et une bonne alimentation. Ton fils, crois-moi, il est mal barré. Un coup de vent et il s’envole. Moi, à son âge … blablablabla.

 

Ce mec est con et saoulant. Je me mets en mode veille, le temps que Jean-Claude Van Damme termine son discours.

Quand je remonte dans ma chambre et que je me reconnecte, je vois que Leïla s’est abonnée à moi en retour.

 

C’est lundi. Je suis content de retourner au lycée, car aujourd’hui, j’ai bota.

Mais ma joie est de courte durée.

Quand j’entre dans la serre, Leïla n’y est pas.

Monsieur Bertinchamps commence son cours, mais je n’écoute pas vraiment. Où est-elle ? Depuis le début de l’année, elle n’a raté aucun cours.

Je n’ai même pas son numéro de téléphone.

Je lui envoie un message sur Insta. « T où ? », mais elle n’est pas connectée.

Le cours se passe.

À un moment, on frappe à la porte et je pense que c’est elle qui arrive en retard. Finalement, ce n’est que le proviseur qui vient dire quelque chose à monsieur Bertinchamps.

Le cours se termine sans que Leïla fasse son apparition ou ne réponde à mon message.

Après la pause, je me dirige vers la classe de 4e A et j’apostrophe une élève que j’ai déjà vu discuter avec Leïla.

 

  • Salut, je suis un… pote à Leïla. Tu l’aurais vue, des fois ?
  • Euh… non, pourquoi ?
  • Ben, j’ai cours de bota avec elle et n’était pas là….Je me demandais si elle n’était pas malade…
  • Euh… Je ne crois pas.
  • OK, merci. Encore un truc, tu aurais son numéro de portable ?
  • Ouais… mais pourquoi ?
  • … ben pour prendre de ses nouvelles, tiens. Et pour euh….lui envoyer le résumé du cours qu’elle a raté…
  • OK, OK.

 

Et elle me donne le numéro de Leïla, que je note précieusement.

 

À la fin de la journée, dans le métro qui me ramène chez ma mère et Jean-Claude Van Damme (8 stations, 1 changement), je me demande ce que je dois faire par rapport à Leïla.

L’appeler ?

Lui envoyer un message ?

Finalement, je ne la connais pas bien.

Est-ce qu’elle ne va pas mal le prendre ?

Ne va-t-elle pas se sentir draguée ? Rien que le mot me donne la nausée.

Et puis, quelles chances j’ai, moi qui suis taillé comme « un cure-dents » ?

Je suis tellement absorbé par mes pensées que je loupe mon arrêt et que je dois faire demi-tour.

 

Le soir, après un blanc de poulet-riz, « tu vas voir, ça c’est nickel pour sécher tes abdos et faire apparaître les tablettes de chocolat », je monte dans ma chambre.

Toujours pas de nouvelles de Leïla.

N’y tenant plus, vers 21h, je lui envoie un SMS :

« Salut, c’est Lancelot, de 4e B. Tu vas bien ? Si tu veux, j’ai les notes de bota pour toi. »

Après ça, je regarde deux heures de conneries sur YouTube, mon portable à côté de moi.

Pas de réponse.

 

Cette nuit-là, je dors mal.

Et je fais un cauchemar à répétition.

Monsieur Bertinchamps nous donne un cours sur les plantes carnivores géantes.

À un moment, il saisit un chat et le lance dans la « gueule » de la plante.

Celle-ci l’avale avec de grands bruits de mastication.

C’est à ce moment que je me rends compte qu’il s’agit de Mushu, le chat de chez mon père.

Je crie, mais personne ne m’entend.

Toute la classe se met à rire en montrant la queue du chat disparaître dans la gueule de la plante.

Aucune idée de ce que signifie ce rêve.

Faudrait demander à Freud.

 

 

Quand je me réveille, la première chose que je fais est de regarder mon portable.

Toujours rien.

Je dois avoir une gueule de déterré quand j’arrive à la table du petit-déj’, car Jipé m’accueille d’un « alors, la crevette, on a du mal à sortir de la mer ? »

Je regarde ma mère en espérant que, pour une fois, elle vienne à mon secours.

Mais non.

Elle sourit et caresse la joue de l’humoriste.

J’avale mon bol de céréales en vitesse tout en faisant semblant de lire ce qui est inscrit sur la boîte de Coco Pops, juste pour ne pas croiser leurs regards.

Je m’habille fissa et fonce à la station Delta.

Je suis en retard, mais la chance est de mon côté, la rame de métro aussi.

Je la chope juste à temps pour arriver au lycée.

 

Le midi, après mes 4 heures de cours, je vais traîner du côté de la classe de Leïla, histoire de voir si elle est là.

Je ne sais pas si elle est venue ce matin, mais je ne la vois pas.

Je croise sa pote, mais je n’ose pas lui demander de peur de passer pour un gros lourd.

C’est dans le métro pour rentrer chez ma mère que je reçois une notification. Enfin.

 

  • Déso de te répondre si tard, mais j’étais malade. J’ai pas pu aller au cours. Merci pour bota.

Aussitôt je lui réponds.

  • Pas de quoi. Ça va, rien de grave ?
  • Non, non. Juste un rhume, je crois.
  • OK, cool. Tu reviens au lycée quand ?
  • Je ne sais pas encore. C’est pas encore la top forme.
  • OK, tu veux que je t’apporte mes cours ?
  • Non, non, ça va.
  • Sûre ?
  • Tkt.
  • Justement, je m’inquiète. Tu te souviens, c’est le propre des potes.
  • T’as pas envie d’aller boire un verre ?
  • Je suis malade, je te dis.
  • Ben, c’est pas grave, tu prendras un thé avec du miel. 

 

Ça y est, j’ai osé l’inviter. Mon cœur s’emballe alors que je regarde les trois petits points qui indiquent qu’elle est en train de me répondre.

 

  • Quand ?

 

Bingo. Demander « quand », c’est accepter. De toute manière, elle me demanderait à 3h du mat’, j’accepterais.

 

  • Quand tu veux. Maintenant ?
  • …OK… tu habites où ?
  • Près de la station Delta. Et toi ?
  • Station St Exupéry.

 

Merde. La station St Exupéry est sur la ligne 4. À 8 arrêts et 2 changements.

 

  • Pas de problème, je suis déjà dans le métro. Je serai là dans une demi-heure.
  • OK, rendez-vous près des guichets ?
  • Ça marche.

 

Quand je lève les yeux de mon portable, je remarque que j’ai déjà dépassé la station Delta.

Je descends à l’arrêt suivant et prends la direction de St Exupéry.

Je me souviens, en deuxième j’avais dû lire « Le Petit Prince », c’était pas mal, très poétique. En plus, c’était court. Et comme je ne suis pas un grand lecteur, cela m’arrangeait bien.

En route vers Leïla, je regarde quelques vidéos dont une parle du Dark Net, le réseau internet parallèle sur lequel on trouve de tout : des armes, de la drogue… Bref, tout ce qui est illégal. Marrant et un peu effrayant à la fois.

En même temps, j’ai du mal à me concentrer, car je vais me retrouver en date avec Leïla.

J’ai le cœur qui palpite et je me respire le dessous des aisselles pour voir si tout est OK. J’avale rapidement un chewing-gum à la menthe. Je regarde si je ne suis pas habillé de manière trop ringarde, mais cela a l’air d’aller. Si j’avais su, je me serais préparé, je me serais habillé pour la circonstance, mais là, je n’ai pas eu le temps.

 

Putain. Station St Exupéry. Déjà.

Je sors sur le quai et regarde l’horloge. J’ai 5 minutes d’avance.

J’arrive dans le hall et m’installe sur un banc, en face des guichets, j’essaie d’afficher un air décontracté. Je ne dois pas attendre longtemps. Leïla arrive. Elle porte un manteau noir et parcourt l’endroit d’un regard morne avant de m’apercevoir.

 

  • Tu es venu ?
  • Ben oui, tu croyais quoi ? Que j’allais te poser un lapin ?
  • Je ne sais pas.
  • Ben, tu vois, je suis là. On va boire ce thé au miel ?
  • OK, dit-elle dans un sourire.
  • Tu connais un endroit dans le coin ? C’est ton quartier ici…
  • Oui, oui, viens, suis-moi.

 

Moi, je me dis que je la suivrais bien comme ça jusqu’au bout du monde.

Tout en marchant, je la regarde du coin de l’œil.

Elle a les traits tirés, elle a la peau très blanche et ses yeux sont cernés de noir. On pourrait croire que c’est de l’eye-liner, mais je crois plutôt qu’elle ne dort pas beaucoup.

On sort de la station de métro.

Je ne connais pas ce quartier, mais il est pas mal.

Les avenues sont larges, bordées d’arbres, des platanes me soufflerait monsieur Bertinchamps, des arbres qui stockent très bien les gaz polluants, idéaux pour la ville.

Les trottoirs sont propres, en tout cas plus propres que ceux près de chez ma mère, où il faut toujours faire gaffe pour ne pas marcher dans une merde de chien.

On arrive près d’une brasserie à l’allure quelconque.

Sur la devanture, un néon hurle « Le Knock Out ». Le KO, quoi.

Je ne sais pas si les tenanciers sont fans de boxe ou s’ils promettent à leur clientèle une biture dont on ne se relève pas.

On pousse la porte et on entre.

Il est 17 heures et il y a pas mal de monde, deux ou trois couples et surtout des gens qui sortent du boulot, portant costume et cravate. Putain, pourvu que je n’en arrive jamais là. Pas de costume ni de cravate pour moi. Jamais. Une cravate, pour moi, c’est la corde avec laquelle les adultes mâles se pendent.

Une musique lounge baigne l’établissement et un mobilier sans âge achève de le rendre insipide.

 

  • C’est pour manger ou pour boire un verre ? demande un serveur aussi sympathique qu’une porte de prison.
  • Boire un verre, répond Leïla.
  • Suivez-moi.

Le serveur nous installe à une petite table non loin des toilettes.

  • Le serveur va venir prendre vos commandes.

 

Je souris. Je pensais que c’était lui, le serveur. Mais non, j’ai dû confondre.

Lui, il est sans doute chef de salle. La hiérarchie, c’est important dans l’Horeca.

On s’installe.

Leïla me regarde fixement.

 

  • Quoi ? dis-je.
  • Rien, je te regarde.
  • Je vois.
  • Tu vas bien ?
  • Ça va. Pourquoi tu m’as envoyé ce message ?
  • Quel message ?
  • Ben… celui du cours de bota, tiens.
  • Je ne sais pas, je trouvais bizarre que tu ne sois pas au cours, c’est tout.
  • Je te l’ai dit, j’étais malade. Enfin, je suis malade.
  • Et tu as quoi, au juste ?
  • Un truc de filles.
  • Ah, oui, je vois… que je dis.

 

Et merde. Me voilà à un premier rancard et je la force à me dire qu’elle a ses règles. Bravo. Bien joué. Dans le genre lourdaud, je suis balaise. Meilleur encore que Jipé.

 

  • Non, non, ce n’est pas ce que tu crois…
  • Ah, et c’est quoi alors…sans vouloir être indiscret, bien sûr…
  • C’est Kevin…
  • Quoi ? Le Kevin dont tu me parlais l’autre jour ? Qu’est-ce qu’il a fait ?
  • Je t’ai raconté, il me dit des trucs au lycée.
  • Oui…
  • Et maintenant, il m’en envoie aussi…
  • Ah ?
  • Oui, sur les réseaux, il m’envoie des messages un peu crades et, en même temps, il dit que ce serait cool si on était ensemble…
  • Tu le connais bien ?
  • Mais noooonn justement, il me harcèle. On dirait qu’il fait une fixette sur moi, je ne sais pas pourquoi.

 

Moi, je sais. Tu es plutôt mignonne. Tu as de l’humour. Tu es intelligente. N’importe qui voudrait être avec toi.

 

  • Tu as déjà essayé de lui dire « non » ?
  • Oui, sourit-elle.
  • Très drôle.
  • Non, je veux dire, « oui » je lui ai déjà dit « non ». Mais il ne veut rien entendre.

 

Le serveur arrive, plus jeune et plus sympa que l’autre. Un étudiant, sans doute.

 

  • Que désirez-vous boire ?
  • Un Coke Zero, pour moi, dit Leïla.
  • Pour moi aussi.

 

Le serveur repart.

 

  • Et… c’est pour ça que tu n’es pas venue au lycée ?
  • Oui, il devient tellement insistant que je ne sais plus quoi faire… si ce n’est l’éviter.
  • Ce n’est pas une solution durable.
  • Je sais, mais tu vois autre chose ?
  • Non, pas vraiment. L’intimider peut-être ?
  • L’intimider ? Mais comment tu veux que je l’intimide moi ? Je suis une fille…
  • Tu veux que je le fasse, moi ?
  • Hahaha
  • Quoi ? Qu’est-ce que ça a de drôle ?
  • Rien, rien. C’est juste qu’il est tout de même euh… plus baraqué que toi.
  • Tu es vexé ?
  • Non, tu as raison, il est beaucoup plus balaise que moi. Mon beau-père n’arrête pas de me dire que je suis taillé comme un cure-dents.
  • Quel con !
  • Mon beau-père et Kevin font partie de la même team, j’ai l’impression.
  • Tes parents sont divorcés alors ?
  • Ouais, cela fait 10 ans déjà. La copine de mon père est sympa, mais le jules de ma mère est lourdingue. Et toi, tes parents sont toujours ensemble ?
  • Non, ma mère m’a élevée seule. Je ne sais pas où est mon père. Cela fait plusieurs années que je ne l’ai plus vu.
  • Ah merde, c’est moche.
  • Oui… et en même temps, je me demande si ce n’est pas mieux comme ça. À la fin , il tabassait ma mère et moi, il me faisait peur…

 

À ce moment-là, mon portable se met à sonner. C’est ma mère. Je refuse l’appel.

 

  • C’était qui ? Ta copine ? demande Leïla.
  • Non, ma mère. Je n’ai pas de copine.
  • T’as peut-être pas de copine, mais tu as …une pote, c’est déjà ça, dit-elle en souriant.

 

Je rougis et elle le voit.

Je contrattaque puisque Rommel, un général allemand, a dit « la meilleure défense, c’est l’attaque. ».

 

  • Et toi, tu as un copain ?
  • Non, pareil. Juste un pote.

 

Et cette fois, c’est elle qui rougit.

 

Un partout.

Balle au centre.

Le serveur revient avec les boissons et une coupelle contenant des cacahuètes.

J’ai vu une vidéo sur les cacahuètes dans les bars. Il paraît qu’on y trouve en moyenne l’urine de 18 personnes. Pas le genre d’info à ouvrir l’appétit.

Leïla remue les glaçons de son verre.

 

  • Tu ne dois pas faire attention à Kevin, je lui dis.
  • Dès que je suis seule au lycée, il vient me raconter sa vie. Je n’en ai rien à foutre de sa vie, moi.
  • Je comprends, mais plus tu réagis, plus tu l’encourages.
  • Qu’est-ce que je dois faire alors ? Rien ? Je le laisse me harceler sans rien dire ?
  • Oui, tu laisses couler. « Le bambou plie, mais jamais il ne casse ». C’est dans Karaté kid.
  • Waw, la ref’. Tu es cinéphile, en plus ?
  • C’est ça, fous-toi de ma gueule.
  • Non, mais, sans rire, j’en peux plus, là. Il faut qu’il arrête. J’ai toujours peur de le croiser dans un couloir, au réfectoire, en allant au lycée, partout… quoi.

 

Je réfléchis vite.

Trop vite sans doute.

Et je lui dis ce que je n’aurais jamais dû lui dire :

 

  • Tu sais, je vais m’en occuper de ton Kevin.
  • Ce n’est pas mon
  • Dès demain, je vais lui parler. Tu verras, cela va s’arranger.
  • Lancelot… le héros des cours de récré, sourit-elle.
  • Non, je te jure. Viens demain au lycée, tu verras.
  • Mmmmmh, tu es presque convaincant.

 

C’est à peu près là-dessus que nous nous quittons.

On termine rapidement nos boissons, car elle a promis à sa mère de rentrer tôt.

Je veux payer, mais elle insiste pour m’inviter.

Avant de partir, elle me claque une bise sur la joue.

En reprenant le métro, je marche à un mètre du sol.

 

 

 

 

Chapitre 2. Leïla.

 

Mon cœur bat vite.

Un peu parce que je suis assise à côté de Lancelot.

Mais pas que.

 

On guette l’arrivée de Kevin.

En fait, nous sommes là depuis une demi-heure et avons terminé notre collation depuis longtemps. On l’attend nerveusement.

Ce n’est pas un hasard si nous avons choisi le réfectoire.

C’est un lieu fréquenté, il y a du monde, et même deux surveillants qui veillent à ce que tout se passe bien durant le temps de midi.

Pour l’heure, ils sont en train de fumer une cigarette à l’extérieur.

 

Après trois quarts d’heure d’attente, Kevin fait son entrée dans le réfectoire. Il rigole avec trois de ses potes de 6e et ne nous a pas encore vus.

Son arrivée provoque une réaction similaire à un lion faisant irruption dans la savane.

Plusieurs élèves se lèvent et sortent d’un pas rapide sans demander leurs restes.

Personne ne veut d’embrouille avec Kevin.

Kev’ pour les intimes.

 

Le prédateur m’aperçoit.

Il balance un coup de coude à son adjoint et se dirige vers notre table.

Je regarde vite à l’extérieur et cela confirme ce que je crains.

Les surveillants sont toujours en pleine conversation.

 

  • Leïla, ma chérie, ça fait plaisir de te voir, fait Kevin.
  • Je ne suis pas ta chérie, je lui dis d’une voix que j’aimerais assurée.
  • Pas encore, pas encore…
  •  
  • Houlala, tu t’es levée du pied droit, on dirait…
  • On dit « du pied gauche », pas du pied droit… intervient Lancelot.

 

Je lui jette un coup d’œil étonné.

Je ne le savais pas candidat au suicide.

 

  • Qu’est-ce que tu baves, toi ? Je t’ai pas demandé ton avis.
  • Je disais que l’expression, c’est « se lever du pied gauche ». Pas du pied droit.

 

Je vois Kevin qui déglutit.

Il a un sourire carnassier et regarde ses trois potes l’air de dire « ça va chier ». Et comme son vocabulaire est limité, il dit à Lancelot :

 

  • Ça va chier.

 

Tant qu’il lui reste des dents, Lancelot en profite pour lâcher :

 

  • C’est Leïla que tu fais chier. Fous-lui la paix. Elle ne t’a rien fait. Ce n’est pas en la harcelant que tu obtiendras quoi que ce soit d’elle. Elle en a marre que tu la suives, marre que tu lui fasses des avances, marre de toi et de tes potes lourdingues. Si tu continues, elle ira se plaindre à la direction et, comme tu as déjà des antécédents, tu ne feras pas long feu. Tu vas dégager aussi sec, tu seras renvoyé sur le....

 

Il n’a pas l’occasion de continuer sa phrase.

Arthur, un de ses potes que je connais, passe derrière Lancelot et l’étrangle en lui faisant une clé de bras.

 

  • Tiens-le bien, Arthur.

 

Kevin n’est pas un grand orateur, mais il sait se faire comprendre.

Tandis que Lancelot est maintenu par Arthur, il lui envoie un grand coup de poing dans le ventre. Puis un deuxième. Et un troisième.

Lancelot se plie en deux.

Je crie d’arrêter et veux les séparer, mais les deux autres potes de Kevin m’en empêchent.

Puis je vois le visage de Kevin qui se rapproche de celui de Lancelot.

 

  • Alors, le bavard, on a quelque chose à ajouter ?

 

Lancelot a le souffle coupé par la douleur, alors il ne rajoute rien.

Et, même s’il avait encore du souffle, je crois qu’il la bouclerait.

Kevin s’éloigne un peu et je crois que Lancelot est sauvé.

Grossière erreur.

Kevin prend juste un élan et lui file un coup de boule en plein sur le nez.

J’entends un craquement bizarre et Lancelot se met à pisser le sang tandis qu’il hurle de douleur.

Le bourreau s’écarte pour ne pas être aspergé.

 

  • Ne me dis plus jamais ce que je dois faire ou ne pas faire, pigé ?

 

Lancelot émet un vague grognement que Kevin prend pour un « oui ».

Des larmes lui montent aux yeux.

Décidément, avec le sang qui lui pisse du nez, il coule de partout.

Le pauvre, tout ça à cause de moi.

 

  • En attendant, si tu m’accuses de quoi que ce soit, mes potes diront le contraire. Et toi (il se tourne vers moi), tu tiens ton toutou en laisse et tu ne perds rien pour attendre. (Il me souffle un baiser de loin, le con)

Allez, on se casse.

 

Ils disparaissent du réfectoire aussi vite qu’ils sont arrivés.

Au loin, n’écoutant que leur courage, les élèves restants sortent aussi. Ils ont peur qu’on les prenne à témoin.

 

Lancelot est affalé sur sa chaise, le visage en sang.

C’est plus fort que moi, je me mets à pleurer.

Entre deux sanglots, je balance :

 

  • Je te l’avais dit, ce mec est dingue.
  • T’avais raison.

 

Je n’ai rien d’autre à dire.

Lancelot pensait le raisonner, mais ce type n’est pas raisonnable.

Je prends un rouleau d’essuie-tout sur la table et éponge le visage de Lancelot.

 

  • Aïe
  • Pardon, je ne voulais pas…
  • Je crois que ce con m’a pété le nez.
  • Faut aller à l’infirmerie.
  • Ouais… ou aux urgences sinon on va devoir expliquer comment c’est arrivé.
  • OK, allons-y.

 

 

Le médecin de garde de l’hôpital St Pierre est plutôt rassurant. Il ausculte Lancelot et estime qu’une opération n’est pas nécessaire, car il n’y avait pas eu de déplacement osseux. Cependant, son nez a triplé de volume.

Une infirmière l’orne d’un gros pansement qui lui entoure la totalité de la tête.

Cela lui fait une vraie tête de boxeur.

Je reste aux urgences avec lui.

Je culpabilise.

Et j’ai peur.

D’ailleurs, comment ne pas avoir peur ?

Kevin est quelqu’un de vraiment dangereux, on vient d’en avoir la preuve.

 

 

Chapitre 3. Kevin.

 

Voilà une bonne chose de faite.

Une leçon dont ce petit con se souviendra longtemps.

Avec mes potes, on va fêter ça au McDo.

J’offre la tournée de milkshakes.

 

  • Vous avez vu comment je lui ai refait le portrait.

Cela m’étonnerait  que Leïla ait envie de sortir avec un mec sorti tout droit d’un épisode de Walking Dead.

 

Mes potes se marrent.

Ils tirent sur leurs pailles et cela fait des bruits de succion.

Les gens autour de nous se retournent, mais je m’en fous.

Nous sommes ici chez nous et personne ne va nous dire ce que l’on peut faire ou pas.

Leïla et son copain l’ont bien compris.

Maintenant, ils vont filer doux, mais cela m’étonnerait que Leïla veuille encore sortir avec moi après ça.

Pourtant qu’est-ce que j’ai fait ?

En vrai, trois fois rien.

Quelques messages de drague sympas et un peu secoué son copain, c’est tout. On ne va pas en faire un fromage quand même…

De toute manière, ce n’est pas grave.

Une de perdue, dix de retrouvées.

Je dis ça, mais, en même temps, cela me plaît bien ce petit challenge. Cette meuf me rejette et cela rend la chose excitante.

Si elle croit que je vais abandonner si facilement, elle se trompe grave.

Son petit minois me plaît.

Et tôt ou tard, le mien va lui plaire aussi.

Forcément.

 

Ceci dit, au niveau scolaire, il faut que je me reprenne.

C’est en tout cas ce que j’ai promis à mes parents.

L’année passée, quand j’ai redoublé, ils ont voulu arrêter de me payer mon appart’ et me couper les vivres.

J’ai insisté pour qu’ils ne le fassent pas et la seule chose qui les a fait céder, c’est la promesse de bons résultats scolaires.

Tu parles.

Jusqu’ici, c’est plutôt médiocre.

 

En même temps, je pense que ça les arrange bien que je vive loin de la maison. Je pense qu’ils en ont un peu marre de moi.

Il faut bien avouer que je leur en ai fait voir de toutes les couleurs.

Ils ont dû aller tellement de fois au commissariat pour me rechercher qu’à la fin, ils ne devaient plus se présenter. Tout le monde les connaissait.

Cela a d’abord été pour un vol à l’étalage.

Une bêtise en fait.

J’avais juste voulu chourer une carte-cadeau Spotify chez Carrefour. Pas de chance, l’alarme a fonctionné et le vigile m’a attrapé.

Puis, avec des potes, on se promenait sur des chantiers d’immeubles en construction. On avait forcé la porte d’un cabanon pour y voler des outils dont on n’avait même pas besoin. On l’avait fait parce qu’on trouvait ça marrant.

Là encore, j’ai joué de malchance. Il a fallu qu’un combi de police passe justement par-là alors qu’on s’enfuyait avec les outils.

Après, j’ai été accusé de destruction de biens publics parce qu’on avait bouté le feu à quelques poubelles. De nouveau, beaucoup d’exagération. Ce n’était pas l’incendie de Notre-Dame, non. C’était des poubelles publiques aux arrêts de bus. Là, j’ai été arrêté sur dénonciation d’un riverain. Tu parles d’une bande de collabos dans ces petits villages de banlieue. Il y a toujours une mégère à reluquer ce qui se passe dans la rue.

Ici, au moins, chacun reste chez soi.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Quand je rentre chez moi, je ressemble à une momie.

Ma mère est effrayée tandis que Jipé se marre.

 

  • Alors, la crevette s’est battue ? C’est bien ça. Ça fait partie de la vie. « Struggle for life ». Seuls les plus forts survivent.
  • Arrête Jipé, tu vois bien qu’il est mal en point. Comment c’est arrivé, mon chéri ? demande ma mère.

 

Dingue. Ma mère vient de prendre ma défense. Cette journée est à marquer d’une pierre blanche à plus d’un titre.

 

  • Oh, c’est rien, une bêtise au lycée…
  • Une bêtise ? J’espère qu’elle valait le coup, ta bêtise.
  • Je vais aller voir le directeur, moi. Ce n’est tout de même pas normal que mon fils revienne à la maison avec la gueule de Ribery.
  • Non m’man, s’il te plaît, ne fais pas ça. Cela va m’attirer encore plus d’ennuis.
  • Il a raison, dit Jipé.

 

C’est bien la première fois qu’il me donne raison. Qu’est-ce que ça cache ?

 

  • … il ne veut pas que tu ailles geindre chez le directeur, car il veut régler ses problèmes lui-même. Je trouve ça bien, moi. Mais, la prochaine fois, il faudra que tu sois un peu mieux équipé… au niveau musculaire je veux dire.

Lancelot, ça te dirait de venir avec moi à la salle ? Je te ferais un petit programme « prise de masse » et dans quelques mois, crois-moi, tu ne seras plus le même homme… Hein ? T’en dis quoi ?

 

L’idée n’est pas mauvaise, je dois le reconnaître. Si Kevin peut comprendre un message, c’est bien celui de la force physique.

 

  • Oui, pourquoi pas ?
  • À la bonne heure. Je vais t’organiser ça. Plutôt que de regarder tout le temps tes vidéos, cela te fera du bien de soulever de la fonte. Moi, ça fait 15 ans que je le fais et regarde le résultat. (Ce faisant, il soulève la manche de son T-shirt et nous montre un biceps aussi gros que ma cuisse).

 

Dans la soirée, Leïla prend de mes nouvelles.

Je crâne en disant que tout va bien, mais j’ai le moral dans le même état que le nez.

Je me mets sur le dos pour que mon nez ne touche pas l’oreiller.

Le sommeil met longtemps à venir.

Je revis cent fois la scène du réfectoire en essayant de voir comment j’aurais dû agir pour que cela n’arrive pas. Mais je ne trouve pas.

Finalement, la fatigue et les antidouleurs l’emportent et je m’endors.

 

Les semaines qui suivent sont assez calmes.

Mon nez redégonfle et Kevin laisse Leïla tranquille.

Il a sans doute peur des représailles scolaires, d’une plainte de ma part, de son exclusion du lycée, tout ça.

 

En fait, tout va bien.

Je me rapproche doucement de Leïla.

Je pense que, même si mon intervention n’a pas franchement été couronnée de succès, elle a apprécié que je prenne sa défense face à Kevin.

 

De mon côté, une fois par semaine, parfois deux, j’accompagne Jipé à la salle, même quand c’est la semaine chez mon père.

Il s’implique à fond, car il a décidé de faire de moi une montagne de muscles.

Chaque matin, il me prépare une boisson protéinée contenant des céréales, du lait, une banane et du beurre de cacahuète. Le goût n’est pas terrible, mais je m’y fais. Il me dit que c’est indispensable. Que cela va de pair avec des heures d’exercices. Il me jure que ça paiera. Pour le moment, honnêtement, je ne vois pas de différence, à part que je sors de la table du petit-déj’ l’estomac lourd.

Le soir, torse nu devant mon miroir, je guette une ombre sur mon torse, un biceps un peu plus saillant, mais, non. Rien.

La bonne nouvelle, c’est que mon nez a retrouvé sa forme initiale.

Depuis que je me suis battu et que je vais à la salle, mes relations avec Jipé se sont franchement améliorées. J’ai le sentiment qu’à ses yeux, la crevette est devenue un homard. Pas encore un lion. Mais déjà un homard.

 

Leïla et moi passons nos midis ensemble.

On a gardé nos places au réfectoire et on voit souvent Kevin passer au loin.

Il est toujours entouré de sa cour et nous jette des regards mauvais sans s’approcher.

Nous, on est un peu tendus, mais, plus les jours passent, plus on se détend.

 

Mon père m’a questionné sur ce qui m’était arrivé au lycée, mais j’ai réussi à mon sortir en disant que je m’étais pris un ballon de basket dans la tronche.

 

  • Tu joues au basket, toi? m’a-t-il demandé.
  • Non, non, je regardais des potes qui jouaient.
  • Ah oui, je me disais aussi.
  • Bon ben, mets-toi moins loin du terrain la prochaine fois.
  • Oui, oui.

 

Je vois bien que, lui aussi, pense que je suis une crevette.

 

Cette semaine ne commence pas bien chez mon père.

Mushu, le chat de la famille, se cache dans un coin de la buanderie depuis plusieurs jours.

Il ne mange plus.

Ne boit plus.

Et son comportement d’ordinaire si câlin a changé.

Il a l’air complètement désorienté et cela fait vraiment mal au cœur.

À la séparation de mes parents, Mushu est allé chez mon père.

Je le retrouvais une semaine sur deux et il me faisait toujours la fête comme si lui aussi était content de me retrouver.

En fait, comme l’ambiance n’était pas top avec ma belle-mère, Mushu m’a été d’un grand réconfort.

Souvent encore, il vient se lover sur mes genoux alors que je regarde mon portable. Il y jette un vague regard de ses yeux verts avant de s’endormir en ronronnant.

Vu son état préoccupant, mon père et ma belle-mère décident d’aller consulter le vétérinaire.

Je pousse mon copain à poils au fond d’une cage de transport et les accompagne.

Le vétérinaire, un homme proche de la pension, nous reçoit dans un cabinet bordélique, rempli de posters aussi vieux que lui et d’étagères remplies de nourriture pour animaux.

Il palpe longuement Mushu, lui prend sa température, lui ouvre la gueule, lui inspecte les pupilles et puis nous regarde d’un air grave.

Avant qu’il ouvre la bouche, je sais que son verdict n’est pas bon.

 

  • Votre chat a des tumeurs au niveau des mamelles.
  • Mais, ce n’est pas une femelle, dit ma belle-mère. C’est un mâle.
  • C’est rare chez les mâles, mais ça arrive. Je suis désolé. C’est comme chez les humains. Les hommes aussi peuvent développer un cancer du sein.
  • Et, on peut l’opérer ? demande ma belle-mère, les yeux embués de larmes.
  • On peut oui, mais honnêtement, cela ne sert pas à grand-chose. Non seulement c’est éprouvant pour l’animal, mais cela risque d’accélérer l’apparition de métastases.
  • Et une biopsie ? Peut-être que les tumeurs sont bénignes ?
  • C’est possible aussi, bien sûr. Mais sachez que chez les chats, les tumeurs sont très souvent malignes. Là encore, pour faire une biopsie, il faut opérer.
  • Non, dit mon père. Nous devons veiller à ce qu’il termine sa vie de la manière la plus douce possible. S’il est condamné (la voix de mon père tremble quand il dit ça), nous devons veiller à ce qu’il ne souffre pas.
  • Je pense que vous avez raison, monsieur. Car, pour l’instant, cet animal est en souffrance.
  • Il n’en a pas l’air, dit ma belle-mère. Il est juste un peu ... apathique et discret.
  • C’est le propre des chats, madame. Ils n’expriment pas vraiment leur douleur. Il se cachent. C’est tout. Mais je peux vous assurer qu’il souffre.

 

Je ne peux m’empêcher de faire la comparaison avec ma belle-mère. Dès qu’elle a un rhume, on a l’impression qu’elle est à l’article de la mort. Dans le genre « pleureuse », c’est une championne du monde.

 

Mon père se tourne vers moi.

 

  • T’en penses quoi, bonhomme ?

 

Mon père ne m’appelle jamais « bonhomme ». Ou alors cela fait longtemps qu’il ne l’a plus fait. En fait, cela doit dater du temps où nous vivions encore avec ma mère. Je pense qu’il s’adresse à l’enfant que j’étais.

Je sens les larmes qui me montent aux yeux. Je regarde Mushu qui me regarde de son grand regard plein d’innocence depuis la table d’auscultation.

J’ai bien compris que l’on parle d’abréger ses souffrances. De l’euthanasier.

 

  • Je suis d’accord avec toi, dis-je dans un sanglot.
  • Il n’y a pas d’urgence, dit le vétérinaire. Si vous voulez en discuter en famille et revenir demain, vous le pouvez. C’est comme vous voulez.

 

On se regarde tous les trois puis on se retourne vers Mushu, comme si on lui demandait son avis.

Notre chat ne bouge pas. Il a adopté une posture ramassée, les pattes sous le corps. On dirait un poulet à poils.

On se rapproche et on le caresse, pour le rassurer. Pour nous rassurer.

Nous nous consultons du regard puis faisons signe « oui » de la tête au vétérinaire.

Nous venons de condamner un membre de la famille. C’est horrible.

 

  • Je vais chercher ce qu’il faut. Je reviens dans un instant.

 

Nous continuons à caresser Mushu.

Celui-ci lève la tête et regarde par la fenêtre située en hauteur comme s’il savait que c’était sa prochaine destination.

Nos larmes coulent en silence.

Le vétérinaire revient armé de 3 seringues contenant des liquides différents.

Il nous explique :

 

  • Voilà. Maintenant, je vais lui administrer deux doses d’anesthésiant afin qu’il soit tout à fait calme et endormi. Cela peut prendre un peu de temps. Il ne se rendra compte de rien quand je lui donnerai la dose léthale.
  • Devons-nous sortir de la pièce ? demande ma belle-mère.
  • C’est comme vous voulez, mais il est peut-être préférable que vous restiez autour de lui jusqu’à la fin. Cela le rassurera.
  • D’accord, faisons cela, dit mon père.

 

Le vétérinaire pique alors notre chat, mon Mushu, dans le cou.

Celui-ci, après un sursaut, revient dans sa position « petit poulet ».

Rapidement, le produit fait son effet et il se couche.

La deuxième dose, elle, l’endort complètement. On peut même dire définitivement.

Nous restons à ses côtés, essayant de le rassurer de nos mains tremblantes.

10 minutes plus tard, le vétérinaire prend la troisième seringue.

Elle contient un liquide rose qu’il injecte au niveau du cœur.

Je serre les dents tandis que je vois le souffle de Mushu ralentir.

Ralentir.

Ralentir.

Et puis s’arrêter.

 

À ce moment, j’ai comme un flash.

Je vois Kevin à la place de Mushu, une aiguille plantée dans le cou.

C’est comme une évidence.

Ce serait tellement mieux s’il disparaissait. Hop. Fini les craintes. Fini les menaces. Fini la souffrance.

Adios, Kevin.

 

Si j’avais su à ce moment-là que la souffrance ne faisait que commencer, peut-être que j’aurais essayé de voler une fiole de liquide rose au véto. Au cas où j’en aurais besoin pour Kevin.

Mais je ne le savais pas.

Dommage.

 

 

 

  1. Leïla.

 

Le lendemain, au lycée, je vois bien que Lancelot n’est pas au top de sa forme.

Il arrive en traînant les pieds.
Au-delà de son nez qui va beaucoup mieux, il me semble que, cette fois, c’est son moral qui en a pris un coup.

On s’assied sur les marches  de l’escalier qui mène aux classes du haut et il m’explique qu’ils ont dû euthanasier son chat.

Je l’écoute raconter son histoire.

Il m’explique sa relation avec Mushu, le véto, la souffrance.

Je compatis, mais j’ai un peu de mal à comprendre que l’on puisse être autant affecté par la mort d’un… chat.

Un chien, je comprendrais mieux. Un chien, ça communique, ça répond quand on l’appelle, ça fait la fête qu’on arrive, je le sais bien.

Je pense à Sandy, mon jeune golden retriever, qui fait vraiment partie de notre famille.

Mais visiblement, un chat aussi peut faire partie d’une famille et le fait de voir Lancelot triste me touche.

Et le fait qu’il se confie à moi me touche aussi.

Je l’écoute parler de la disparition de Mushu et à un moment, il a les larmes aux yeux et je passe mon bras autour de lui et pose ma tête sur son épaule.

Et cela me plaît beaucoup.

Je crois que cela lui plaît aussi, car on se tait tous les deux.

 

Au loin, je vois Kevin et sa clique.

Il nous aperçoit et, contrairement aux dernières semaines, il s’approche.

 

  • Ça va, les amoureux ?
  • Ben quoi ? Vous causez plus ?
  • Fous-nous la paix, Kevin, dit Lancelot.
  • T’inquiète, Lancelot, je te la laisse, ta pouf.
  • Quoi, tu ne savais pas que c’est une pute, ta Leïla ? Hein Arthur, que c’est une pute ?

 

Arthur a l’air un peu mal à l’aise.

Il me regarde furtivement et je sens sa gêne.

N’empêche, il répond :

 

  • Grave que c’en est une. Une vraie allumeuse. Une putain de salope.

 

Arthur fait une drôle de tête et je le regarde.

Cette fois, il fuit mon regard.

J’ai peur de comprendre ce qu’il s’apprête à dire.

Kevin, fier de son effet, continue sur sa lancée :

 

  • Faut pas lui cacher des trucs, comme ça Leïla. Il a le droit de savoir que tu es une chaudasse. Mais bon, ça l’excite peut-être ton p’tit copain… qui sait, ptêt même qu’il le savait….Parce qu’il a du flair, hein normal avec un pif comme le sien…

 

Là-dessus, content de son allusion subtile au fait qu’il a explosé le nez de Lancelot, il part d’un grand rire grinçant. On dirait une hyène. Aussitôt, ses copains embraient comme de bons petits soldats et ils éclatent de rire comme si la blague de leur chef était la meilleure de l’année.

Et ils nous laissent en plan, Lancelot et moi, sur nos marches.

 

  • Tu m’expliques ? dit Lancelot.
  • Je t’explique quoi ?
  • Ben c’est quoi le plan entre ce Arthur…et toi.
  • C’est rien, ça.
  • Ben si, ça a l’air d’être quelque chose, à voir ta tête.
  • …ce n’est rien, j’te dis, c’était l’année passée.
  • Quoi, « l’année passée » ?
  • Ben, c’était avant qu’Arthur soit dans la bande de Kevin…
  • Et ?....
  • …et on s’entendait bien…
  • Et ?.....
  • …on est sorti ensemble quelques semaines. Rien de sérieux. C’était une erreur.
  • Ah…OK…et tu comptais me le dire, un jour ?
  • Ben, je ne sais pas. T’es pas mon daron, non plus.
  • Non d’accord, je ne suis pas ton père, mais on est… potes quand même. On est même amis… et puis avec les histoires de Kevin, t’aurais pu me le dire…
  • Oui…je sais…je suis trop conne.
  • C’est pas ce que j’ai dit. Maintenant, je le sais, c’est pas grave. Mais j’aurais préféré l’apprendre autrement que par… Kevin.
  • Je comprends.

 

Je fixe mes Jordan Air.

J’ai peur de ce qui se trame.

Peur de ce que Kevin me réserve.

Si jamais c’est ce que je pense, Lancelot risque de me repousser.

Et je n’en ai pas du tout envie.

 

La sonnerie de reprise des cours retentit.

On se quitte sur les marches.

 

  • À demain ?
  • Ouais, à demain.

 

 

Le soir, on échange des messages :

           

  • Encore déso. Tu ne m’en veux pas trop ?
  • Non tkt. Je survivrai.
  • Bonne nuit.
  • Bonne nuit.

Je dors mal, car je repense sans cesse à Arthur.

Quelle conne j’ai été de sortir avec lui.

Pourtant, au début, je le trouvais sympa.

Il n’était pas encore sous la coupe de Kevin et était plutôt attentionné.

N’empêche, il avait de drôles de demandes.

J’ai bien fait de le larguer.

Mais j’ai aussi peur de ce qui pourrait arriver.

Malheureusement, cette pensée était presque prophétique.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Le lendemain, quand j’arrive au lycée, je remarque des attroupements dans la cour.

Par petits groupes, des élèves commentent quelque chose sur leurs portables. Sûrement un but de MBappé.

 

Je m’approche de ma classe.

Là aussi, des petits groupes s’esclaffent.

En me voyant arriver, il me jettent des coups d’œil furtifs.

Qu’est-ce qui se passe ?

Je m’approche d’un des groupes.

 

  • Salut, les mecs, qu’est-ce que j’ai raté ?
  • Quoi ? T’as rien vu sur les réseaux, ce matin ?
  • Euh… non, qu’est-ce que je suis supposé avoir vu ?
  • Ben, ta copine Leïla, elle cache bien son jeu…
  • Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Ben, c’est euh…. Attends, je te montre…

 

Le gars me met son portable devant les yeux.

On y voit un nude.

Une fille qui montre ses seins.

On ne voit que le bas de son visage, mais je reconnais immédiatement Leïla, l’ovale de son visage, sa bouche… Il n’y a pas de doute, c’est bien elle.

Pour me crucifier davantage, l’image est accompagnée d’un hashtag.

#leilapute.

J’ai le cœur qui s’arrête.

Une bouffée de chaleur me monte au visage.

Saloperie.

Pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir qui est l’auteur de la publication signée Ronaldo74.

Ronaldo mon cul.

C’est Kevin.

Ce connard de Kevin.

Cet emmerdeur de Kevin.

Ce harceleur de Kevin.

 

J’en ai assez vu.

Je vais chercher Leïla pour lui parler.

Évidemment, je trouve le même attroupement devant sa classe.

Ça caquète, ça cancane, ça rigole, ça cause dans tous les sens.

Une vraie ruche.

Et, bien sûr, pas de Leïla.

Je l’appelle.

Une sonnerie, deux sonneries, trois sonneries.

Pas de réponse.

J’essaie un message. « J’ai vu. Je suis sûr que tu as une explication. Viens au lycée. Je suis avec toi. »

Toujours rien.

 

La journée se passe et aucun signe de Leïla.

Je suis dans le métro quand, enfin, elle se manifeste.

« Besoin de parler. On se rejoint au Knock out ? »

Je réponds : « J’arrive ». Emoji bras musclé.

 

Il pleut quand j’arrive à la brasserie.

Elle est déjà là, au même endroit que la fois passée.

Et, comme c’est curieux, elle a sa tête des mauvais jours.

Son mascara a coulé et lui des traces sur les joues qu’elle s’efforce de gommer d’un revers de manche.

Elle me montre sa manche noircie quand j’arrive.

 

  • Tu vois, aujourd’hui, rien ne va.
  • J’ai vu.
  • Je me doute bien que tu as vu. Tout le lycée l’a vu. Le monde entier l’a vu. C’est la honte la plus totale.
  • Ne dramatise pas non plus.
  • Si, justement, je dramatise. Mes seins m’appartiennent. Je n’ai pas envie que tout le monde les voie.
  • Ben, là c’est trop tard. Mais comment c’est arrivé ?
  • Comment ça ?
  • À un moment, tu as bien dû prendre une photo de tes seins si cela se retrouve sur le net…
  • C’est ce connard d’Arthur.
  • Comment ça ? Qu’est-ce qu’il a à voir là-dedans ?
  • Pendant les deux semaines qu’on était ensemble, on a un peu joué à se « chauffer ». C’était pas méchant. Je lui ai envoyé cette photo de merde. Et, visiblement, il l’a gardée. Et mise en ligne.
  • Le salaud.
  • C’est pas vraiment un salaud. Il était cool avant d’être avec cet enfoiré de Kevin. Je suis sûre que c’est pas lui qui a eu l’idée de mettre cette photo sur les réseaux. C’est Kevin.
  • Je pense aussi.
  • Faut vraiment qu’on parvienne à l’arrêter. Lancelot (elle me prend la main de l’autre côté de la table) faut qu’on trouve quelque chose. Aide-moi, s’il te plait.

 

Est-ce qu’elle ne m’utiliserait pas, là ?

C’est sûr, elle est aux abois.

Mais, en même temps, elle s’est foutue dans la merde toute seule.

Qu’est-ce qu’elle avait besoin de s’exhiber comme ça ?

Moi, jamais je n’enverrais une photo de ma teub à ma copine…

 

N’empêche.

Il faut que je la tire de là.

Si j’y parviens, je serai vraiment son héros.

Pas comme la dernière fois.

Je repense à la seringue avec le liquide rose qui a abrégé les souffrances de Mushu.

Il existe parfois des solutions faciles pour régler définitivement des problèmes difficiles.

 

Mais tout d’abord.

Peut-on annuler ce que Kevin a fait ?

Ou ne fut-ce qu’amoindrir ?

Porter plainte ? Peu de chances que cela aboutisse. Il faudrait prouver que l’auteur original est bien Kevin et il a bien veillé à être anonyme, Ronaldo 74. Après, ce ne sont que d’autres qui ont republié le message.

Peut-on contacter les réseaux pour qu’ils « enlèvent » ce message ?

Je n’en sais rien.

Je prends mon portable et demande à Google.

Apparemment, cela peut parfois fonctionner, mais les démarches sont longues et fastidieuses.

En ligne, les informations de la Cyber Crime Unit ne laissent pas beaucoup d’espoir.

Leurs actions sont plutôt préventives, du style « n’envoyez rien de personnel ».

Merci pour ces précieux conseils. 

Ou alors, une fois que le mal est fait, ils rappellent que seuls 2% des gens qui voient le message sont d’accord avec lui. Bref, que 98% s’en foutent.

OK, ça, c’est bon à savoir. Cela relativise un peu l’impact que cela peut avoir.

Ceci dit, faut espérer que tes parents et tes proches ne le voient pas et, visiblement, tout le lycée fait partie des putains de 2%.

Autre conseil avisé. Ignorer le message n’est pas une option. Il faut prendre la peine d’y répondre ou de réagir, mais de manière polie.

Mais comment répondre poliment à quelqu’un qui balance une photo de tes seins sur le net ? « Merci d’avoir publié cette photo de mes seins, tes talents de photographe sont indéniables. Bonne journée. » ?

Car, répondre, c’est faire comprendre à ceux qui regardent que vous êtes une vraie personne. Pas juste un compte Insta.

Leïla et moi discutons de la meilleure tactique à adopter sans nous mettre d’accord quand une illumination me vient.

 

  • Mais… tout ça, c’est légal…
  • Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Que l’on est en train de chercher des solutions légales.
  • Oui, pourquoi ? Il y en a d’autres ?
  • Peut-être…
  • Lancelot, ne fais pas ton mafieux, glisse Leïla dans un sourire.
  • Non, c’est rapport à une vidéo que j’ai vue sur le Dark Net.
  • Tor…, tout ça ?
  • Oui, il paraît qu’on trouve tout sur le Dark Net. Des armes, de la drogue… peut-être qu’on peut trouver quelqu’un qui va nous aider à nettoyer ton image sur le Net… ?
  • Une sorte de mercenaire des réseaux ?
  • Oui, c’est ça. Mais je ne suis même pas sûr que ça existe.
  • Ça vaut la peine de se renseigner.
  • Ça ne coûte rien. Mais si on en trouve un, cela pourrait bien résoudre notre problème.
  • Pas con…
  • Mais je sais que ce n’est pas évident d’aller sur le Dark Net. Faut prendre plein de précautions.
  • Comment ça ?
  • Je pense qu’il faut d’abord installer un VPN.
  • Un quoi ?
  • Un VPN. C’est un logiciel qui permet à ton ordi d’être sécurisé quand il va sur le Dark Net.
  • Sécurisé comment ?
  • Anonyme, quoi. Comme ça, quoi que tu « achètes », on ne saura jamais remonter jusqu’à toi. Ou jusqu’à nous.
  • OK, mais on va « acheter » quoi, au juste ?
  • Je ne sais pas, moi, les services de quelqu’un qui te « refait » une virginité numérique.
  • Ce serait cool.
  • Oui, mais je ne sais pas si cela existe, hein.
  • OK, on verra.
  • Et puis, ce genre de truc, ce n’est pas gratuit.
  • Avant tout, il faut un VPN. D’ordinaire, c’est payant, mais dans la vidéo, ils disent qu’il y a des versions, comme ExpressVPN, où ils ont une clause de 30 jours satisfait ou remboursé. C’est donc gratuit pendant 1 mois et puis on arrête.
  • OK…
  • Puis on devra installer Tor, qui est un moteur de recherche sur le Dark Net. Et puis, ensuite, aller sur un site qui résume ce qu’on peut trouver, par thématiques.
  • Et on cherche quoi au juste ?
  • Ben, je te disais, une espèce de nettoyeur digital, quelqu’un qui nous aide à neutraliser les posts de Kevin.
  • … ou Kevin lui-même, rajoute Leïla.

 

Quand elle dit ça, je repense à nouveau à la seringue au liquide rose.

 

 

  1. Kevin.

 

Leïla 0 – Kevin 2.

Et pan dans la gueule de la chaudasse.

Cela lui apprendra.

Et elle l’a bien cherché.

Il ne fallait pas qu’elle me repousse, tout simplement.

Et, en plus, je rends un service à tout le lycée.

Comme ça, tout le monde sait que cette fille est une allumeuse.

Elle l’a été avec Arthur et avec moi.

Maintenant c’est chose faite.

D’élève « populaire », elle va passer à élève « impopulaire. »

Je me marre.

En plus, je me suis montré malin.

Personne ne peut remonter jusqu’à moi.

En pétant le nez de Lancelot dans l’enceinte du lycée, j’ai été con, car j’ai pris un risque. On aurait pu me voir ou me dénoncer. Sur les réseaux, en revanche, pas de risque.

Je suis anonyme, tapi dans l’ombre du web, comme un fauve qui guette sa proie.

J’aime bien cette image.

Je suis un grand fauve.

 

Je me demande comment la traînée va se sortir de là.

Tout le monde a vu ses seins, qui, il faut le reconnaître, sont pas mal du tout.

Et qu’importe si le message a été partagé dans la sphère privée.

Aujourd’hui, je l’ai rendu public.

C’est tout ce que j’ai fait somme toute.

Un peu comme le Wikileaks de Julian Assange.

Je révèle au monde ce qu’on lui cache.

On devrait me remercier pour cela, car c’est un travail d’intérêt public.

 

  1. Lancelot.

 

Le soir, je fais ce que j’ai dit à Leïla.

À l’aide de mon ordi, je m’abonne à VPNExpress et télécharge Tor.

Un frisson me parcourt l’échine.

J’ai l’impression d’être un gangster.

J’avance dans un milieu dont je ne connais rien, rempli de petits yeux rouges qui me suivent dans l’obscurité.

Or, normalement, il n’en est rien.

Je suis anonyme, couvert.

Pourtant, j’ai l’impression d’avoir franchi la ligne interdite.

J’ai franchi la frontière du Mordor et je suis Frodon Saquet.

 

Sur OnionLinks, un annuaire de liens, je trouve différents onglets bien organisés par thèmes.

C’est curieux, tous les sites s’y terminent par « onion ».

Parce que non, sur le Dark Net, les adresses des sites ne se terminent pas par .com ou.fr.

Le plus souvent ils se terminent par .onion.

Le site est clean et bien foutu.

Il inspire confiance, même si ce qu’on y vend n’est pas ordinaire du tout. Plutôt extraordinaire, même.

Sur le côté de mon écran, une bannière promotionnelle annonce à grand renfort de flashes : « Maintenant, deux grenades offertes à l’achat d’un fusil-mitrailleur FN ».

On croit rêver.

Ici, tout est possible.

Je découvre un monde parallèle au nôtre dont je n’avais qu’une vague idée il y a quelques minutes à peine.

J’imagine la tête de mes parents s’ils entraient à ce moment dans ma chambre.

Mais bon, je poursuis mon exploration.

 

À côté « d’escort girls », je vois « digital services ».

Ça doit être ce que je recherche.

Je clique.

L’onglet est sous-divisé en différentes catégories :

  • Vol de données : adresses IP, localisation…
  • Piratage (hacking) de compte Facebook, Instagram, TikTok, LinkedIn, Snapchat…
  • Piratage de compte bancaire
  • Codes de triche pour jeux vidéos
  • Codes crackés pour Netflix, Canal+, Disney, Amazon Prime…
  • Achat de clics, likes, vues, fermes à robots (botfarms)…
  • Achat d’abonnés

 

Piratage me paraît bien.

C’est un peu ce qu’on recherche.

Quelqu’un qui peut pirater le compte de Ronaldo74 et retirer ses publications, par exemple.

 

Plusieurs liens suivent.

Ils sont assortis d’un certain nombre d’étoiles en fonction des avis positifs reçus.

Un nom retient mon attention parmi les autres. Léonlenettoyeur.

La ref’ au film de Besson me fait dire que c’est un Français. Il a 5 étoiles. De plus, s’il est bien français, la communication sera plus aisée.

Je décide de le contacter.

 

« Salut. Je cherche quelqu’un capable de mettre un hater hors d’état de nuire. Par exemple en supprimant, son compte, ses publications, etc. » Messi81.

 

Il est connecté, car, aussitôt, mon ordi fait « bling ».

Message reçu de Léonlenettoyeur.

 

« Salut Messi81, c’est tout à fait dans mes cordes. Explique-m’en un peu plus. »

 

Je lui réponds :

Il s’agit d’un connard qui harcèle ma copine. J’ai essayé de le calmer, mais c’est l’inverse qui s’est produit. Il m’a même pété la gueule. Il y a deux jours, il a publié un nude d’elle sur les réseaux. On a l’impression qu’il est devenu incontrôlable. C’est une espèce de fou furieux et on ne sait pas où il va s’arrêter. On a besoin d’aide. »

 

Quelques secondes plus tard, il me demande :

 

« File-moi son pseudo, pour que je vérifie. »

 

« Ronaldo74, sur Insta. »

 

« Haha, maintenant, je comprends pourquoi tu as pris « Messi » comme pseudo. Vous voulez tous les deux le ballon d’or ? Je vérifie ses publications et te recontacte demain. Quelle est la véritable identité de CR7 ?»

 

« Kevin Detry »

 

En écrivant son nom, j’ai un peu l’impression de mettre un contrat sur sa tête.
Je ne le sais pas encore, mais c’est exactement ce dont il s’agit.

 

Le lendemain, je retourne chez ma mère.

Jipé m’emmène à la salle.

Il m’a inscrit à un cours de spinning sans me prévenir. « Tu vas voir, un peu de cardio, c’est bon pour toi. « 

Tu parles.

Dans une salle sombre, il y a une vingtaine de vélos d’appartement disposés en arc de cercle.

Devant, il y a celui de l’entraîneur.

Et là, pendant 1 heure, sur de la musique techno poussée au maximum, on pédale comme des fous. L’entraîneur possède un petit micro dans lequel il gueule ses ordres « plus vite, plus vite, plus vite », « on augmente la difficulté », etc.

C’est tellement physique qu’on laisse tous une flaque de sueur au pied de notre vélo. Je n’ai plus rien de sec sur moi. Après la séance, c’est un Jipé rougeaud et à l’air épanoui qui me dit :

 

  • C’était chouette, hein ? 
  • Génial, Jipé, génial, que je réponds dans un râle.
  • Content que cela t’ait plu. On recommence mercredi ?
  • Euh… oui… enfin, je ne sais pas, on verra si ça se mettra…

 

Putain, je suis vraiment trop lâche.

 

  • Et maintenant, une petite douche puis on rentre à la maison et on se fait un blanc de poulet avec du riz. Ça va être top.
  • Ah ouais, à donf.

 

Jipé fait un pas en arrière et me regarde de la tête aux pieds, les mains sur les hanches. Son T-shirt gris clair est devenu gris foncé.

 

  • Lancelot, tu sais quoi ? Je suis vraiment fier de toi. C’est vrai, avant tu étais tout le temps sur tes écrans, aussi dynamique qu’une algue. Depuis que tu t’es battu au lycée, je sens que tu t’es réveillé. La chenille devient papillon. C’est chouette. Vraiment.
  • Merci, Jipé, mais tu y es pour beaucoup.

 

J’en fais vraiment trop.

Je suis vil et servile.

Le bon Jipé me regarde avec un regard mouillé.

On dirait un labrador.

Moi, je n’en ai rien à foutre de la gym et du poulet.

Je n’en ai rien à battre de ses métaphores avec la nature.

Je veux juste péter la gueule de Kevin.

Point barre.

 

En rentrant à la maison, et après la douche et le poulet, je m’installe devant mon ordi et je me connecte à Tor pour voir si j’ai une réponse de Léon.

Je vois que oui et je m’apprête à l’ouvrir quand, soudain, une suée froide me couvre le corps.

Le VPN.

Le putain de VPN.

J’ai oublié de l’activer.

Je ne suis plus du tout anonyme, là.

J’ai l’impression d’être dans une soirée masquée, mais d’être le seul à ne pas porter de masque.

J’appuie vite sur « escape » et puis j’éteins mon ordi.

Je ne sais pas si cela sert à quelque chose, mais on ne sait jamais.

Mieux vaut le faire.

 

Je récupère.

Je suis presque autant en nage qu’après le spinning.

 

Une fois que mon rythme cardiaque est revenu à la normale, je rallume, mon ordi, active le VPN et me relance sur Tor.

J’ai effectivement reçu un message de Léon.

 

« Salut. J’ai un peu enquêté sur ton gars. Je peux m’en occuper. Maintenant, c’est à toi de me dire ce que tu veux exactement. Tu veux que je l’emmerde sur les réseaux ? Que je vide son compte en banque ? Ou que je fasse vraiment de sa vie, un enfer ? »

 

Je lui réponds :

 

« Je  dois voir avec ma copine, mais, à priori, je serais pour la 3e option. »

 

Mon cœur bat fort.

Il faut que j’appelle Leïla pour décider ce que l’on fait.

 

On se retrouve au Knock Out.

Cette fois, j’arrive avant elle et je prends un peu le temps de regarder autour de moi.

C’est un endroit somme toute assez banal.

La clientèle est assez hétérogène. On y voit des vieux, des jeunes, des ouvriers, des cadres, de tout en fait.

Le mobilier n’est ni moche ni beau.

Même la musique n’a pas de style précis.

Là, c’est Dua Lipa qui minaude des « Tell me what you wanna do right now ». Un peu d’électro, un zeste de rock, une pincée de rap, le tout nappé de pop. Ce n’est pas désagréable à entendre, mais cela ne marquera pas l’histoire de la musique.

Dans le fond, trois ados de mon âge jouent au billiard.

Au bar, un quinqua en costume drague une fille plus jeune. Sans doute sa secrétaire. Je vois qu’il lui susurre des trucs à l’oreille et qu’elle rit un peu trop fort. En fait, j’ai l’impression que son rire pue le sexe, qu’il est un encouragement. Il dit : « vas-y ». C’en est presque indécent. Mais je me fais peut-être des idées.

D’ailleurs, je me fais peut-être aussi des idées pour ce qui est en train de naître entre Leïla et moi.

 

 

 

  1. Leïla.

 

J’arrive au Knock-Out.
Lancelot est déjà installé et sourit en me voyant.

Il a l’air en meilleure forme que l’autre jour.

En revanche, de mon côté, je n’arrête pas de penser à ce putain de post.

J’ai trop la honte.

J’ai l’impression d’être sale et que tout le monde voit mes seins dans ce café où je ne connais personne.

En plus, j’ai mal dormi cette nuit, ce qui n’arrange rien.

Je dramatise tout quand je dors mal.

Je m’installe.

Lancelot me fait un topo des dernières heures en me parle de Léon, le nettoyeur digital.

 

  • Tu penses qu’on peut lui faire confiance ? je lui demande.
  • Je ne sais pas. Je ne le connais pas, mais son « rating » est bon, au vu du nombre d’étoiles sur son profil.
  • Oui, mais si c’est son job, il a très bien pu les ajouter lui-même ces avis et ces étoiles...
  • C’est vrai, mais il a l’air vraiment OK. Dès que je l’ai contacté, il a été réactif.
  • C’est déjà ça. Et vous avez parlé de ses tarifs ?
  • Euh… non. J’imagine que cela dépend de ce qu’on lui demande. Si on lui demande la totale, ce sera plus cher…
  • Oui, mais, en même temps, si on veut vraiment se débarrasser de Kevin, a-t-on vraiment le choix ?
  • Non, je ne pense pas.
  • Alors, on fait quoi ?
  • Ben, je dirais qu’on y va. Et que, la prochaine étape, c’est de lui demander ses tarifs. OK ?
  •  
  • Bon, ben on est associés alors ?
  • Oui, je dis. On est potes et associés.

 

En disant cela, je ressens une boule de chaleur qui me monte à la tête.

Je me lève de ma chaise et lui plaque un bisou sur les lèvres.

Et me rassieds aussitôt.

Mais qu’est-ce qui m’a pris ?

J’en avais envie, mais c’est sans doute une connerie.

Et s’il n’éprouvait pas ce que j’éprouve pour lui ?

Et si, en brûlant les étapes, je sabordais notre relation ?

 

 

Lui n’a pas bougé.

Il a l’air estomaqué.

Bouleversé.

Il lui faut quelques secondes pour parvenir à articuler :

 

  • J’aime beaucoup quand on est potes et associés.

 

Je souris, mais fais machine arrière, car, sur le coup de l’émotion, j’ai peur d’avoir été trop vite.

 

  • T’emballe pas non plus, hein. On n’est pas mariés.
  • Je t’aime bien, c’est tout.
  • Moi aussi, je t’aime… bien.

 

C’est incroyable comme ajouter le mot « bien » derrière « je t’aime » lui retire toute sa substance.

N’empêche, il est clair qu’aujourd’hui notre relation a franchi un palier supérieur.

Et j’en suis folle de joie.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Le soir, je reprends contact avec Léon.

Cette fois, je n’ai pas oublié de brancher mon VPN.

 

« J’en ai discuté avec ma copine. On veut vraiment lui pourrir la vie de Ronaldo74, l’annihiler, le faire taire une bonne fois pour toutes. Peux-tu nous dire ce que cela nous coûtera et ce que l’on aura exactement pour ce prix-là ? Merci d’avance. »

 

Coup de chance, Léon est à nouveau en ligne et me répond immédiatement.

 

« Salut Messi81. Il faut compter environ 2000€. Ce qui fait environ 0,1 bitcoin. 0,05 à verser maintenant sur mon compte bc1q3jcrsjkrtxefz8pxxdfzye5v6t4vjs9x7khgac à la banque Crypto.com. Et 0,05 bitcoin quand le travail sera terminé. Avec la cryptomonnaie, les transactions sont totalement intraçables. Tu ne pourras jamais savoir qui je suis. Et je ne pourrai jamais connaître la provenance de ton argent. Quant à savoir exactement ce que je vais faire à Ronaldo74, je ne sais pas exactement. Cela dépend de ce que je trouve surlui et de ce que je peux utiliser contre lui. Cela dépend aussi du degré de sécurisation de ses données. Mais, rassure-toi, la majorité des gens sont des proies pour le chat. Et le chat, c’est moi. Une fois l’acompte versé, je me mets au travail. » 

 

« Et quelle garantie a-t-on que tu feras ton boulot, si on ne te connaît pas ? »

 

« C’est une question de confiance. »

 

« OK. Faut juste qu’on réunisse la somme. On est étudiants. On ne trouve pas deux mille euros comme ça. »

 

« Pas de soucis. Mais que ce soit clair, je ne commencerai qu’une fois l’acompte versé. »

 

« OK, c’est clair. Je te recontacte une fois qu’on a réuni la somme. »

 

« Ça marche, à plus’ »

 

Le lendemain, Leïla a pris son courage à deux mains, a ravalé sa fierté et est allée au lycée.

Son arrivée a fait sensation.

Les élèves se sont écartés sur son passage comme sur celui d’un Intouchable, en Inde. En une journée, elle était passée du statut d’élève ordinaire à celui de paria, de persona non grata, comme ils diraient en classe de latin.

Elle a été convoquée dans le bureau du préfet et en est ressortie les yeux rougis.

 

Je l’ai retrouvée le midi à la cantine, au bord des larmes.

 

  • Deux mille euros ? Mais comment on va trouver ça ?, demande Leïla.
  • Ben, moi, j’ai environ 150 sur mon compte…
  • … et moi, un peu plus de 100.
  • On est loin du compte…
  • Tu vois, c’est impossible…
  • Pas sûr… il doit bien avoir un moyen. Réfléchissons…
  • On peut travailler.
  • Ou vendre un truc qui a de la valeur.
  • Comme quoi ?
  • Je ne sais pas moi, une montre, une bague, un portable…
  • Je n’ai rien de tout cela moi. Enfin oui, j’ai un portable, mais j’en ai besoin.
  • Moi, j’ai mon ordi, mais il est vieux et ne vaut pas grand-chose.
  • J’ai aussi une vieille collection de timbres que mon grand-père m’a donnée. Peut-être que cela vaut quelque chose ?
  • Tu ne vas pas vendre un cadeau de ton grand-père pour Kevin, tout de même…
  • Non, tu as raison.
  • Moi, je peux laver des voitures. Je suis sûr que mes voisins seront d’accord . Avec les travaux dans la rue, les voitures sont toujours dégueu…
  • Et tu demanderais combien par voiture ?
  • Je ne sais pas moi… 15€ ?
  • OK… alors cela te ferait… environ 130 voitures à laver…

Et tu peux en laver combien par jour ?

  • Je dirais une, pas plus, avec les cours…
  • Cela veut dire que l’on aura la somme dans ….2 mois, si on s’y met tous les deux.
  • Deux mois ? C’est trop long. Faut agir maintenant.
  • Je sais, oui. Je te dis, c’est impossible…
  • Leïla, ne dis pas ça. On va trouver une solution.
  • Et si on piquait un truc ? Et puis qu’on le vendait ? Ou bien qu’on revendait du shit ? Il paraît que c’est de l’argent facile…
  • Tu es malade ? Si on se fait prendre, ça va nous coûter cher. Plus cher que deux mille euros…
  • Bon, ben comment se faire un max de tunes en peu de temps ?
  • Faire un casse ?
  • Tu as vu trop de films.
  • On se prostitue ?
  • Pas pour moi.
  • Pour moi non plus, évidemment.
  • Lancelot, tu es plutôt un bon élève ?
  • Oui…
  • Moi aussi. On pourrait donner des cours particuliers…
  • Ou faire des devoirs à la place des autres…
  • Il faudrait viser des élèves riches alors. Pour qu’ils aient les moyens de nous payer au prix fort.
  • Et si on passait les examens à la place d’autres ? Ça, ça peut rapporter de la tune…
  • Comment tu veux faire ça ?
  • Imagine que ce soit un examen écrit.
  • Oui…
  • Que celui ou celle qui passe l’examen ait une oreillette.
  • OK
  • Et que nous soyons connectés avec cette personne, en dehors de la classe et avec les cours.

Dès qu’il a une question, il nous la pose à l’aide d’un mini-micro, genre un micro-cravate que l’on trouve sur Amazon, et nous on fouille dans les cours pour lui donner la réponse.

  • Pas con.
  • Oui, et quasi sans risque.
  • Combien tu crois qu’on peut vendre ça ?
  • Je ne sais pas moi, cela dépend un peu de l’importance de l’examen…
  • Oui, mais je dirais que cela mérite 100€. Pas moins…
  • Les examens, c’est dans 15 jours.
  • Ça nous laisse le temps de nous organiser.
  • Et surtout de nous trouver des clients.
  • Dans ma classe, je vois au moins deux clients potentiels.
  • Dans la mienne, certainement trois.
  • Mais comment on fait pour aider quelqu’un alors qu’on a soi-même un examen ?
  • Ben, tu t’occupes de ma classe et moi de la tienne…
  • Cela peut marcher si on n’a pas d’autre examen à ce moment-là.
  • Faut qu’on vérifie sur les horaires des examens, ils ont été affichés aux valves ce matin.
  • On va voir ?
  • On va voir.

 

Leïla me prend la main (ah la chaleur de sa paume dans la mienne) et m’emmène devant les valves accrochées dans le hall du lycée.

Là, les horaires des examens sont indiqués par année et par classe.

On repère rapidement les 4es.

La chance est contre nous.

On a nos examens en même temps.

En revanche, on constate que les 3es commencent leurs examens avant nous.

Là aussi, il y a des clients potentiels. Avec l’avantage que nous connaissons déjà la matière. Et que nous avons encore les livres de cours.

 

  • Bon, tu as des contacts en 3e?
  • J’en connais l’un ou l’autre. Je peux leur expliquer le deal.
  • Pareil pour moi.
  • Pour le prix, on demande 100€ alors ?
  • Oui, cela me paraît bien.
  • De mon côté, je commande des oreillettes ?
  • Non, tout le monde en a. Au pire, je prête les miennes.
  • OK, tu as raison. Il faut limiter les frais.
  • Mais pour les micros-cravates, on fait comment ?
  • Ben, je dirais qu’on en achète deux, au cas où on opère tous les deux avec un élève différent.
  • Cela va pas nous coûter une blinde j’espère.
  • Attends, je vérifie.

 

Je cherche rapidement sur mon portable. C’est fou ce qu’il y a de matériel disponible pour les apprentis-espions.

Je trouve ce que je cherche. 20 Euros pièce et livraison dans les 3 jours avec Amazon.

J’en commande deux.

 

Les journées qui suivent sont consacrées à trouver des élèves intéressés par notre « système ».

 

Ceux que j’aborde sont surpris par ma proposition.

Il sont intéressés, mais je vois qu’il y a de la suspicion dans leur regard. Ils pensent que je vais les arnaquer. Leur prendre leur pognon et ne pas être présent le jour de l’examen.

Je me rends vite compte que cela ne va pas marcher si je n’ai pas une garantie.

Je leur propose d’abord, comme l’a fait Léon avec moi, de payer la moitié avant l’examen et la moitié après.

Mais les candidats hésitent toujours.

Je dis « candidats », car aucune fille ne se montre intéressée. En tout cas, jusqu’ici.

 

Ce qu’il me faudrait, c’est quelqu’un qui pourrait attester de mon sérieux. Quelqu’un qui peut rassurer les élèves en disant « tu peux lui faire confiance, il ne va pas se débiner. »

 

La solution va se présenter à moi sous les traits de Sarah, une troisième qui était dans le réfectoire le jour de mon altercation avec Kevin.

Je suis dans un groupe de 4 élèves de troisième en train d’expliquer notre combine quand elle me demande :

 

  • C’est pas toi qui t’es battu avec le grand Kevin, l’autre jour ?
  • Oui… enfin c’est surtout lui qui m’a battu…
  • Mais tu as pris la défense de ta meuf ?
  • … de Leïla, oui.
  • Kevin et ses potes terrorisent tout le monde. Une vraie bande de chacals. J’ai vraiment trouvé ça courageux de ta part.
  •  

 

L’histoire de mon nez explosé a fait le tour de la cour il y a quelques semaines et je vois que les élèves me regardent d’un autre œil. Quelque part, je vois une lueur d’admiration au fond de leurs prunelles.

Je pense que c’est ce qui me permet de décrocher mon premier « client ».

Il s’appelle Cédric Delacourt et est le fils du directeur d’une entreprise de meubles située non loin du lycée.

C’est le profil parfait. Ses résultats sont déplorables, surtout en physique. Et il a les moyens.

 

J’envoie un texto à Leïla.

« On tient notre premier client ».

 

Elle me répond par un pouce levé.

 

Visiblement, le premier client a amorcé la pompe.

Le lendemain, deux élèves de la classe de Cédric me demandent si je peux les « aider ».

Heureusement, comme c’est en math, je peux les accepter.

Leïla et moi devrons être sur le pont en même temps ce jour-là.

 

J’ai maintenant 150€ en poche. Et 150 qui tomberont après les exams.

On n’y est pas encore, mais on progresse.

 

De son côté, Leïla a plus de mal à trouver des candidats ou des candidates.

Elle se heurte au même problème que moi.

On ne lui fait pas confiance, car elle n’est pas assez connue en 3e.

 

On se retrouve au Knock Out pour faire le point.

L’établissement sans style est maintenant devenu notre QG.

Le serveur nous reconnaît et nous apporte systématiquement deux Coke Zéro quand on s’installe.

Notre bilan n’est pas brillant.

 

  • À raison de 100€ par client, il nous faut 20 clients pour payer Léon. Pour l’instant, on en a 3. Manque 17.
  • 16, corrige Leïla.
  • Ah ?
  • Oui, j’ai une cousine en 3e qui galère en chimie. Elle vient de m’envoyer un message pour me dire que notre « solution » l’intéressait.
  • Tu verras, cela va peut-être en ramener d’autres, comme avec Cédric.
  • J’espère…
  • J’espère aussi.
  • N’empêche, faut en trouver encore 16…
  • Il reste une semaine avant les examens. Le stress va monter. Les élèves vont être aux abois, à la recherche de résumés de dernière minute ou d’une « aide » providentielle…
  • Comme nous.
  • Tout juste.
  • Tu as reçu les micros ?
  • Oui, regarde.

 

Je sors de ma poche ce qu’Amazon m’a envoyé.

Deux minuscules micros qui s’attachent à n’importe quel support textile grâce à une petite pince.

 

  • Pas mal. Tu les as déjà essayés ?
  • On essaierait maintenant ?
  •  
  • Je t’attache le micro là, sur ton col. Je le synchronise avec mon portable. Voilà. Il ne reste plus qu’à mettre ton oreillette. Maintenant, tu t’éloignes, genre dans les toilettes. Et on fait le test.
  • J’y vais.

 

Leïla se lève et pousse la porte des toilettes.

Ça y est, je ne la vois plus.

Elle doit être à une bonne dizaine de mètres de moi, ce qui est déjà un bon test.

 

  • Leïla, tu m’entends ?
  • Aïe
  • Quoi ?
  • Tu parles trop fort. J’ai les oreilles qui saignent, dit-elle en rigolant.
  • Désolé …attends, je règle le volume.

C’est mieux comme ça ?

  • Oui, ouf.
  • Murmure-moi un truc, comme si tu étais dans la salle d’examen et que tu devais être super discrète.
  • N’importe quoi ?
  • Oui, oui n’importe quoi, c’est juste pour voir si je te comprends bien.
  • OK… Lancelot ?
  • Oui…
  • Je… c’est cool tout ce que tu fais pour moi.

 

Elle l’a murmuré, mais j’ai très bien compris ce qu’elle disait.

Je déglutis.

 

  • Euh… Lancelot, tu es toujours là ?
  • Oui…
  • Tu as entendu ce que je t’ai dit ?
  • … oui…
  • Et ?
  • C’est… normal, ce que je fais pour toi.

 

Leïla sort des toilettes et pose à nouveau ses lèvres sur les miennes.

Brièvement.

Trop brièvement.

Juste sa manière à elle de me dire merci, sans doute.

Je ne sais pas si cela veut dire plus ou pas.

Je n’ose pas me lancer et lui dire à quel point elle compte pour moi.

Je n’ose pas parce que j’ai peur de tout perdre, de l’effrayer.
J’ai peur de perdre son amitié.

Peur qu’elle pense que je fais ce que je fais de manière intéressée.

Peur qu’elle pense que je ne suis qu’un gros con comme les autres.

 

  • Bon, ben le test est concluant. Il fonctionne, ton matos d’espion, me dit Leïla.
  • Oui, pas mal. Il faudra cependant le recommencer en augmentant la distance. La notice indique que la portée est de 50 mètres, mais ce n’est pas une raison pour la croire sur parole…
  • Tu penses à tout, hein…
  • J’essaie.

 

Là, je pense surtout à toi.

J’ai l’impression que le fait de préparer notre revanche sur Kevin lui donne une nouvelle énergie. Elle me dit d’ailleurs :

 

  • Demain, je retourne au lycée et je fais comme si rien n’était arrivé.
  • Cool ? Cela ne sera pas facile…
  • Je sais, mais si je n’y retourne pas, c’est Kevin qui aura gagné. Et ça ce sera encore plus difficile à supporter.

 

 

 

  1. Leïla.

 

Le lendemain, j’arrive au lycée.

À peine arrivée, je suis convoquée par le préfet, monsieur Lignac, comme le pâtissier.

Lancelot m’accompagne jusqu’à la porte de son bureau et s’assied sur une chaise dans le couloir en m’attendant.

 

  • Installez-vous, mademoiselle… Blanchard… fait-il en indiquant un fauteuil devant lui.

 

Son bureau est un fouillis sans nom.

Des piles de dossiers et de feuilles y sont entassées.

Sur un coin, un cadre montre une grosse femme entre deux âges et deux enfants, bien en chair, eux aussi. Sans doute la famille Lignac. C’est sûr, dans cette famille, ils aiment bien manger. Cela leur fait encore un point commun avec le pâtissier.

Tout ce petit monde est blond. Le préfet aussi est blond, même si une calvitie bien avancée dévoile un crâne bien rose.

Des étagères métalliques croulent sous des classeurs à la couverture en plastique de couleurs. Visiblement, il y a une couleur par année.

Devant lui, monsieur Lignac a posé un classeur mauve ouvert.

 

  • Mademoiselle, vous savez sans doute pourquoi j’ai demandé à vous voir.
  • Je m’en doute.
  • Oui, bien sûr…

 

Il saisit son téléphone portable.

 

  • Dites-moi, c’est vous, sur cette photo ?
  • Oui, c’est moi.
  • … et ?
  • …Mais ce n’est pas moi qui l’ai postée…
  • Ah, d’accord. Et avez-vous une idée de qui pourrait être la personne qui l’a mise en ligne ?

 

J’hésite.

Faut-il lui dire « Oui, c’est Kevin Detry » ?

Si je le fais, Kevin sera convoqué à son tour et répondra certainement que ce n’est pas lui. D’ailleurs, la photo n’est pas issue de son compte, mais de celui d’un certain Ronaldo74. Et, à part une passion pour le ballon rond, il n’y a aucun lien entre Ronaldo et Kevin.

Le préfet, même s’il connaît bien les antécédents de Kevin, ne pourra rien faire.

Et voilà, affaire classée.

C’est pourquoi je réponds :

 

  • Non, aucune idée.
  • Hmmm… mais quand même, comment cette photo de vous est-elle arrivée là ?
  • Je… je ne sais pas. Enfin si, je sais… ou je crois savoir…
  • Dites-moi ?
  • C’est une photo que j’avais envoyée à mon copain qui n’est plus mon copain. Mon ex, quoi. Alors, je ne sais pas. Peut-être que quelqu’un lui a pris son portable et en a fait… mauvais usage.
  • Mais ce n’est pas tout simplement lui qui en a fait, mauvais usage, comme vous dites, mademoiselle Blanchard ?
  • Non, je ne crois pas.
  • Vous ne croyez pas ou vous ne savez pas ?
  • Je… je ne sais pas.
  • Vous voulez que je lui demande ?
  • Non, non, surtout pas. Cela va jeter de l’huile sur le feu. Je vais lui demander, moi…

 

Cette fois, c’est à Arthur que je pense.

Quel lâche, celui-là.

Si je le balance, c’est lui qui va en prendre plein la gueule. Et pas Kevin. Or, c’est Kevin qu’il faut arrêter. Et ce que Lancelot et moi lui préparons va être beaucoup plus drôle.

 

  • J’imagine que cette situation n’est pas facile à vivre pour vous, mademoiselle. Et que vos congénères ne sont pas tendres avec vous parce que, quand même, se montrer dénudée comme ça…
  • Oui, je sais, c’est nul…
  • C’est pour le moins… particulier. Ce n’est pas moi qui ferais ça, en tout cas…

 

J’ai l’image devant moi. Monsieur Lignac, sa femme et sa progéniture à poil. Une jolie famille de cochons roses. Je réprime difficilement un sourire.

 

  • En tout cas, si vous avez besoin d’aide ou tout simplement d’en parler, vous savez que madame Milquet, notre psychologue, est prête à vous recevoir…
  • Merci, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire.
  • Quoi qu’il en soit, elle est là. Si vous changez d’avis, n’hésitez pas.
  • D’accord. J’y réfléchirai.
  • Et surtout, ne recommencez pas ce genre de photo, n’est-ce pas ?
  • Non, bien sûr que non. Cela m’a servi de leçon.
  • Je l’espère bien.
  • Soyez-en sûr, monsieur Lignac.
  • Eh bien, je pense que ce sera tout, mademoiselle. Je vous remercie d’être venue.
  • Je vous en prie.
  • Bonne journée.
  • Bonne journée à vous aussi, dis-je en me levant et en sortant du bureau.

 

À la sortie, je raconte mon entrevue à Lancelot.

Il trouve aussi que j’ai bien fait de ne balancer aucun nom.

Cela me rassure.

 

Ce matin, nous avons cours dans la serre principale.

Sujets du jour: l’élagage.

On se retrouve chacun armé d’un sécateur devant une plante dont on doit couper une branche. Le tout est de savoir laquelle.

Monsieur Bertinchamps circule entre les élèves et nous dit d’une voix claironnante :

 

  • Tout d’abord, il est nécessaire de rappeler la différence entre taille et élagage. Quelqu’un peut-il m’éclairer ? Quentin, par exemple.
  • Euh… ce qu’on appelle l’élagage ne concerne que les branches jugées inutiles, dangereuses ou mortes. La taille, elle, permet de donner une forme voulue pour des raisons esthétiques, d’entretien ou de fructification, répond Quentin, le chouchou de Bertinchamps.
  • Très bien, Quentin. Merci.

 

Je me tourne vers Lancelot pour voir s’il pense à la même chose que moi.

Dans le cas de Kevin, il s’agit clairement d’élagage. Comme l’a dit Quentin, il est « inutile et dangereux ». Il est donc de notre devoir de nous en occuper.

Il en va de notre santé et de celle du lycée.

J’empoigne une branche de l’arbuste devant moi et la coupe d’un claquement sec.

Je me tourne vers Lancelot en affichant un petit sourire carnassier.

Et il fait pareil.

 

Cela fait un bout de temps qu’on n’a plus vu Kevin, mais, en sortant de la serre, on le croise dans le couloir, qui n’est pas large, avec ses potes.

Ils font semblant de ne pas nous voir et nous bousculent violemment avant de dire « oh, pardon » et de continuer leur route. Mons sac tombe par terre et mes feuilles de cours s’éparpillent sur le sol. Lancelot m’aide à les ramasser avant que les élèves qui nous suivent ne marchent dessus.

J’enrage.

Je sais que si j’avais encore mon sécateur à la main, je l’aurais utilisé directement sur Kevin.

Je me vois en train de lui planter dans le ventre.

Ou en train de lui couper ce qui lui sert de sexe.

 

Nous mangeons ensemble à la cantine avant de nous séparer, car, cet aprèm, nous n’avons pas cours ensemble.

Nous n’avions plus besoin de preuve que Kevin est un gros connard, mais, à la pause, j’en ai une de plus.

Je vais aux toilettes, dont les murs sont un modèle de poésie et, tout en faisant ce que je dois y faire, et entre une caricature ratée du préfet avec un balai dans le cul et un tag « les profs sont tous des enculés », une inscription toute fraîche au gros feutre noir attire mon attention :

 

Moi, comme hobby, je suce des bites. #Leïlapute

 

J’en prends une photo et l’envoie à Lancelot.

« Kevin continue. Voilà ce que j’ai trouvé dans les toilettes. »

 

« Oh, le con. »

 

Heureusement, la fin de journée nous apporte au moins une bonne nouvelle.

Ma cousine a trouvé 3 autres clientes.

Cela nous en fait donc 7. Plus que 13.

 

Le soir, je vais rechercher mes bouquins de 3e dans le grenier devant ma mère étonnée.

 

  • T’en as encore besoin ?
  • Oui, c’est pour euh…… revoir les bases avant les examens.
  • Ah ? OK, répond-elle, à moitié convaincue.

 

Je les parcours en vitesse, histoire de me souvenir au moins de leur structure pour pouvoir aider mes clients.

Car, si je n’assure pas, je ne verrai pas la couleur des 50€ restants.

Faut donc que je sois prête.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Le lendemain, j’ai filé un rancard à Cédric, mon premier client, pour vérifier la bonne connexion du micro-cravate.

Comme je l’ai fait avec Leïla, je lui demande d’aller dans les toilettes et m’éloigne de plus en plus pour vérifier la portée de l’engin. Au bout de la cour, c’est-à-dire environ 40 mètres, je l’entends encore. C’est donc parfait. Du moins techniquement.

 

Le moment de vérité, ce sera demain, à l’examen de physique de Cédric, que maintenant j’appelle Ced’, pour le mettre à l’aise.

 

La nuit, je dors mal.

J’ai peur de tout faire foirer et je me réveille en sueur.

À 6 heures du mat’, je suis debout.

Je vérifie 5 fois que j’ai bien les deux bouquins de physique de 3e, que mes oreillettes sont chargées et le micro-cravate aussi.

 

J’attends Céd’ à l’entrée du lycée et je l’équipe du micro-cravate.

Je le sens nerveux.

 

  • T’inquiète. Tout va bien se passer.
  • Mais tu seras où ?
  • Dans les toilettes. J’ai calculé : 15 mètres me séparent de ta classe. Ça va le faire.
  •  
  • Faut juste que tu chuchotes les questions. Attention de ne pas parler trop fort, sinon tu te feras choper.
  • OK, OK, j’ai pigé.
  • Bon, allez, vas-y maintenant. On se voit après.
  • D’ac.

 

Cédric entre en classe.

Moi, je me rends directement dans les toilettes.

Je choisis celle du fond, pour ne pas être dérangé.

En principe, comme ce sont les toilettes réservées aux élèves, personne ne devrait y entrer pendant les cours.

J’abaisse la planche et m’y installe, les deux bouquins de physique de 3e sur les genoux.

 

Après une courte introduction que je n’entends que très vaguement, le prof distribue les questionnaires d’examen.

Cédric fait semblant de les relire pour lui-même alors qu’il le fait pour moi.

Et c’est étonnamment facile.

L’examen est constitué de beaucoup de questions de théorie à choix multiple.

Il me suffit donc de consulter mes livres pour dire à Cédric si la bonne réponse est la A, la B ou la C.

La première est celle-ci :

Qu’est-ce que la poussée d’Archimède ?

  1. La force d’un solide quand il est immergé dans l’eau.
  2. La force opposée au poids d’un solide immergé dans l’eau.
  3. La force de l’eau quand on en ressort un solide.

J’aurais pu y répondre sans consulter le manuel de physique, car j’ai encore la matière de l’an dernier fraîchement en tête, mais je vérifie quand même. La bonne réponse est la B. Je la chuchote à Cédric qui me répond par un petit « ok ».

Les autres questions théoriques sont du même acabit. Le plus difficile pour moi est de trouver rapidement le bon chapitre et donc, la bonne réponse.

La fin est plus compliquée. Il s’agit d‘un exercice.

Une guirlande de Noël comporte 4 rangées de 20 ampoules montées en série. Elle est alimentée par une tension de 220V.

  • Sous quelle tension fonctionne chaque ampoule et que se passe-t-il si une ampoule est grillée ?
  • De plus, si chaque ampoule est traversée par un courant égal à 0,5 A, quelle est l’intensité de courant débitée par la prise ?

 

Je dois alors sortir un crayon et une feuille pour le faire.

Je fais mes calculs et livre l’essentiel de mon raisonnement dans l’oreillette de Ced’.

  • En principe, la tension est de 11V et toutes les ampoules d’après s’éteignent.
  • L’intensité est de 2 ampères.

 

Soudain, la porte des toilettes s’ouvre.

Je m’arrête de parler et je retiens mon souffle.

Ils sont deux et ils discutent fort.

J’entends distinctement ce qu’ils disent.

 

  • Tu as imprimé les affiches ?
  • Oui, oui.

Je reconnais cette voix.

C’est celle de Kevin, le harceleur.

 

  •  
  • Ça va la détruire encore un peu plus, hein Kev’ ?
  • Evidem’, c’est le but.

 

J’entends le bruit de leurs jets sur les urinoirs.

Il sortent des toilettes.

Sans se laver les mains, bien sûr.

Bande de porcs.

Dans l’oreillette, Ced’ s’impatiente :

 

  • ‘tain Lancelot, tu es toujours là ?
  • Oui, t’inquiète, il y avait quelqu’un dans les toilettes, j’ai dû m’interrompre.
  • La solution à la deuxième question, c’est 10 ampères.
  • OK

 

 

À la sortie de sa classe, peu avant la fin de l’heure de cours, je retrouve un Cédric transformé.

Fini le stress, il arbore un sourire des grands jours.

Il me file le billet de 50, comme convenu.

 

  • Génial, mec. Merci.
  • De rien.
  • Je pense que j’ai cartonné.
  • Euh… oui, je pense que nous avons cartonné, je rectifie.
  • Oui, nous, bien sûr. Euh… j’avais une question.
  • Vas-y.
  • Tu pourrais m’aider pour d’autres exams ?
  • D’autres exams ? Oui, bien sûr. Mais tu as de la tune ?
  • T’inquiète pas pour ça. Mon daron a tout le blé qu’il faut.
  • Oui, mais tu ne vas tout de même pas lui dire ce qu’on fait, hein ? Faut que ça reste entre nous.
  • Non, non. Je lui dirai que j’en ai besoin pour des cours particuliers. Et dans un sens, c’est un peu ça, non ?
  • Oui, c’est une manière de voir les choses…
  • Cool, alors. Tu es engagé.

 

Je ris.

Tout est plus facile quand on a de l’argent.

Aujourd’hui, c’est Cédric qui se paie mes talents.

Mais demain, ce sera moi qui me paierai ceux de Léon.

 

En attendant, j’ai fidélisé un client.

Je ne sais pas encore pour combien d’examens il aura besoin de moi, mais, à voir son enthousiasme, je dirais certainement…trois examens supplémentaires, soit 300€ de plus.

À ce rythme-là, on devrait atteindre notre objectif rapidement.

 

Cependant, il va falloir jongler avec les horaires des examens, car la semaine prochaine, moi aussi j’ai des examens.

Je me rends devant les valves pour vérifier tout cela.

Mais ce ne sont pas les horaires que je vois en premier.

 

En plein milieu, je vois… les seins de Leïla.

Ou plutôt une capture d’écran du post où on les voit.

Encore un coup de Kevin.

Je comprends mieux pourquoi il parlait d’ « affichette » dans les toilettes.

J’arrache le papier et le glisse dans mon sac à dos.

Mais le lycée comprend des valves un peu partout.

La sonnerie annonçant la deuxième heure de cours va bientôt retentir.

J’ai peu de temps, mais je me mets à courir dans les couloirs à la recherche des autres valves. Sur toutes celles que je trouve, la même capture d’écran a été punaisée. Et le hashtag #leïlapute a été agrandi afin d’être bien lisible.

Quand la sonnerie se fait entendre et que les élèves sortent de leur classe, je ne pense pas avoir réussi à retirer toutes les affichettes, mais certainement une grosse partie.

 

J’imagine la tête de Leïla si elle voit ses seins affichés partout dans le lycée. Cela va lui foutre encore un coup au moral. Comme si elle avait besoin de ça.

Je ne comprends pas l’acharnement de Kevin. Pourquoi lui en veut-il autant ? Parce qu’elle a repoussé ses avances ? Peut-être n’a-t-il pas l’habitude qu’on lui résiste ? Peut-être est-il le fils caché d’Harvey Weinstein et de Kevin Spacey ? Des gènes de harceleur ? Peut-être ses parents ne connaissent-il pas l’expression « Protégez vos filles et éduquez vos fils » ? Peut-être veut-il humilier parce qu’il a lui-même été humilié ?

 

Quoi qu’il en soit, il est temps que Kevin s’arrête.

Il est temps que Léon le nettoyeur l’arrête.

Qu’il remette les pendules à l’heure.

 

Voilà une belle expression du passé.

Aujourd’hui, toutes les pendules sont à l’heure, à la seconde près, tout est connecté.

Cependant, sa signification est tout à fait d’actualité : remettre les pendules à l’heure, c’est rétablir la vérité, rétablir de bonnes bases de départ, mettre les choses au clair, mettre les choses au point, faire un « reset ».

 

C’est exactement ce dont Leïla et moi avons besoin.

 

Le soir, Cédric, m’envoie un message :

 

« Salut, tu pourrais m’aider pour chimie (mercredi 8h30), français (jeudi 10h30) et anglais (vendredi 15h) ? »

 

« OK pour moi sauf anglais, car j’ai un examen à ce moment-là. Mais, si tu veux, je t’envoie mon associée. »

 

« Ton associée ? Elle est fiable au moins ? »

 

« Plus que ça. J’en suis garant. »

 

« Et son prix ? »

 

« Même service. Et même prix. »

 

« OK, ça marche. »

 

Le week-end, je ne vois pas Leïla, mais on se parle par messages.

On doit étudier nos propres examens en plus d’aider nos clients.

Cela fait beaucoup de taf.

Mais on sait que la réussite de notre projet en dépend.

On doit avoir cet argent, mais on doit aussi réussir nos examens.

 

De son côté, Leïla aide sa cousine de la même manière que j’ai aidé Cédric.

Cela se passe bien aussi.

La cousine est ravie.

À un moment, on espère qu’elle demande à Leïla de l’aider dans une autre matière, mais finalement, faute de moyens, elle ne le fait pas. Mais elle vante nos services auprès de ses copines.

 

Pour ne pas perdre de temps en trajets, et en accord avec mes parents, je reste chez ma mère le temps des examens, c’est-à-dire 15 jours.

Le samedi après-midi, Jipé m’emmène à la salle pour une nouvelle séance de spinning.

Pour la première fois, j’y prends goût.

Après tout le stress de la semaine, monter le mont Ventoux sur un vélo d’appartement défoule formidablement. Chaque coup de pédale me rapproche de la sérénité, malgré l’odeur de transpiration qui envahit la pièce et les encouragements du coach qui, curieusement, ne semble même pas essoufflé.

À la sortie, Jipé me congratule :

 

  • Tu as aimé ça, on dirait ?
  • Ouais, en vrai, ça défoule pas mal…
  • Tant mieux, tant mieux… Moi, à un moment, faire du sport, ça m’a empêché de faire des conneries…
  • Ah bon ?
  • Oui, c’était avant ta mère, hein. Je filais un mauvais coton. J’avais plus de taf et j’étais nerveux. J’ai commencé à boire. Et puis, quand on boit, on ne sait plus ce qu’on fait…
  • Je vois…
  • J’ai rencontré un type qui faisait de la salle et quand il m’a amené ici, je n’étais pas plus épais que toi. Aujourd’hui, regarde un peu la bête.

 

Je connais la bête, qui retrousse la manche de son t-shirt en me montrant son biceps pour la deux centième fois. Mais, comme je suis poli, je fais semblant que je découvre son impressionnante musculature:

 

  • Pas mal.
  • En plus, les femmes aiment les mecs baraqués. Demande à ta mère.

 

Moi, je ne pense pas à ma mère. Je pense à Leïla.

Leïla aime-t-elle les mecs baraqués ? Je n’en sais rien. Je crois qu’elle s’en fout. Le seul ex que je lui connais, c’est Arthur, qui est… normal. Ni baraqué ni malingre. Moi, je ne suis pas très costaud, mais je suis euh… fit, je dirais.

 

  • Et puis, ce sport, ce n’est pas que de la prise de masse, tu sais. C’est avant tout mental.
  • Comment ça ?
  • Eh bien, cela nécessite une volonté de fer. Faire ses exercices régulièrement, observer sa diète, ne pas renoncer, ne rien lâcher… moi, cela m’a donné une rigueur et une discipline que je n’avais pas avant.
  • Un peu comme l’armée ?
  • Maintenant, je suis capable de me contrôler. Avant, pas.

 

Je me dis que ce serait peut-être une solution pour Kevin.

Mais je ne me vois pas lui dire : « Salut Kev’, ça te dit d’aller faire un petit tour à la salle avec mon beau-père ?  Tu verras, tu deviendras un autre homme. Pas ce psychopathe que tout le monde déteste.»

 

Ce qui suit est connu. Douche. Maison. Poulet. Riz.

 

C’est samedi soir et j’aimerais bien parler à Leïla, mais sa mère lui a demandé de l’aider à recevoir des amis.

Ce n’est que vers 23h que l’on s’entend.

 

  • Ça a été, ta journée ?
  • Oui, j’ai bien travaillé, puis j’ai été à la salle avec mon beau-père, c’était cool.
  • Cool ? Je croyais que c’était un gros con.
  • Je ne sais pas. On s’entend bien pour le moment. C’est une espèce de Jean-Claude Van Damme. Con, mais sympathique. Et un peu philosophe aussi.

Et toi ?

  • Moi ? J’ai bien bossé aussi. Et là, j’ai fini d’aider ma mère. Tu sais, je devais l’aider pour sa soirée « copines divorcées »…
  • Oui, je me souviens. C’est con, on aurait pu se voir sinon…
  • Ouais, je sais. Peut-être demain ?
  • Je ne pense pas. Faut pas qu’on loupe nos exams.
  • Ni ceux de nos clients.
  • Bon, ben à lundi alors ?
  • À lundi.

 

 

Après un dimanche studieux, une semaine décisive commence.

C’est maintenant que se joue notre réussite.

On va devoir jongler entre nos examens et ceux des autres.

Ce n’est pas facile, mais pas impossible, car, après notre examen du jour, nous sommes licenciés. On peut rentrer chez nous pour étudier l’examen du lendemain.

Sauf que nous restons un peu, assis dans les toilettes à tour de rôle pour aider les 3es.

Nous ne sommes pas dérangés, ni par Kevin ni par d’autres. Le lycée semble vide, à part ceux qui passent leurs examens.

 

Leïla et moi nous nous voyons peu.

On se croise souvent, mais avec notre emploi du temps bien chargé, on ne peut pas s’attarder.
Le soir, par messages, on fait le bilan de notre journée.

Et cela se passe plutôt bien.

Nous réussissons nos examens et ceux des autres.

Cédric me demande de l’aider aussi en « Français ».

Et, à la fin de la semaine, nous avons 800 euros.

 

Le vendredi après-midi, on se fixe un rendez-vous au Knock Out.

Leïla m’attend.

Cela fait une semaine que l’on ne s’est pas vu en vrai.

Elle pose un léger baiser sur mes lèvres quand j’arrive.

Je ne sais pas si je m’habituerai un jour à cette sensation merveilleuse.

Si elle voit mon trouble, elle ne le relève pas.

 

  • J’ai pensé à un truc, dit-elle d’emblée.
  • Oui ?
  • Léon, il demande la moitié de la somme avant et l’autre moitié après ?
  • Oui…
  • On y est presque alors. Dès qu’on a 1000€, et on en a déjà 800, on pourrait lancer l’opération et continuer à gagner des tunes pendant …
  • Oui sauf que les exams seront finis. Et sans exams, comment on va faire pour gagner de l’argent… et payer la deuxième partie ?
  • C’est pas faux.
  • Heureusement qu’il y en a un de nous deux qui réfléchit, dis-je.

 

Elle sourit de toutes ses dents, qu’elle a blanches et bien rangées.

Un orthodontiste a dû passer par là.

 

  • On a deux problèmes alors, dit Leïla.
  • Je t’écoute.
  • Primo, on doit trouver un moyen de continuer à gagner des tunes. Et vite.
  • Oui…
  • Deuxio, on doit payer Léon pour qu’il commence son boulot.
  • Il nous manque 200€, je te rappelle.
  • Pas si on ajoute nos économies.
  • C’est vrai.
  • Tu sais comment le payer, notre hacker, notre … tueur à gages virtuel ?
  • Oui, il m’a filé son n° de compte.
  • Je te verse 100€ directement.

 

Elle sort son tél. portable, ouvre l’appli de sa banque et scanne le QR code que j’ai généré.

Les 100€ sont virés immédiatement sur mon compte, j’en ai la confirmation.

 

  • Maintenant, tu peux lui virer ?
  • Non, attends, ce n’est pas si facile.
  • Ah ?
  • Il faut que j’ouvre un compte dans une banque en ligne du Dark Web…
  • Pourquoi ?
  • Pour rester anonyme. Et que Léon le reste aussi.
  • Sinon ?
  • Sinon, après, on pourrait remonter jusqu’à lui ou jusqu’à nous. Et ça, j’en n’ai pas du tout envie.
  • Moi non plus.
  • Donc ce soir, je nous créerai un compte et je verserai nos 1000€. Et puis, je les convertirai en bitcoins. Comme ça, la transaction sera intraçable. On ne saura pas de qui part le virement et chez qui il arrive.
  • C’est top ça.
  • Oui, dans une banque traditionnelle, ils gardent des traces de tout.
  • … et ici, il n’y a de traces de rien.
  •  
  • Mais pourquoi pas le faire maintenant ?
  • Parce qu’ici, je n’ai pas mon ordi. Et, sans mon ordi, pas de VPN. Et sans VPN, pas de Dark Web.
  • OK, OK, c’est toi le responsable technique…

 

Quand j’y pense, ce compte en banque, ce sera un peu notre compte commun, comme celui de ma mère et Jipé. Comme si on vivait ensemble, Leïla et moi.

Cette idée me fait chaud au cœur.

 

  • Reste à nous trouver une nouvelle source de rentrées.
  • Je pourrais… me prostituer ? glisse Leïla.
  • Quoi ? Mais tu es complètement malade, toi…

 

Et je me lève de ma chaise, furieux.

Au bar, un client se tourne vers moi, interloqué.

Leïla me regarde, hilare.

 

  • Je rigole, qu’elle me dit. C’était juste une blague par rapport au hashtag #leïlapute…
  • Ouf… un moment j’ai cru que tu étais sérieuse…
  • T’inquiète, je suis parfois barge, mais pas à ce point…
  •  
  • N’empêche. Comment on va faire pour les réunir les 1000 restants ?
  • On pourrait faire comme Greg…
  • Comme Greg ? Qu’est-ce qu’il fait Greg ?

 

Greg est un garçon de ma classe qui adore s’habiller avec des fringues de marque. Pour pouvoir se les payer, il a plusieurs plans. Le premier est de les acheter d’occasion, que ce soit sur Vinted ou dans des friperies. Le second, c’est d’attendre les soldes et de les acheter neuves.

 

  • Greg fait tout ce qu’il peut comme petits boulots pour se payer ses fringues. Il tond des pelouses, il lave des voitures, il fait des babysittings… Mais il me confiait l’autre jour qu’il avait enfin trouvé un bon filon qui rapportait un max.
  • Il fait quoi ?
  • Il promène les chiens du quartier. Il est dogsitter.
  • Et ça rapporte ?
  • Apparemment, oui.

Il habite un quartier chic où il y a beaucoup de vieux qui possèdent des chiens et préfèrent les faire promener que de les promener eux-mêmes.

  • Pas con…
  • Pas con et rentable. Il demande 10€ par promenade d’une demi-heure. Et il promène plusieurs chiens à la fois. Une fois, je l’ai croisé avec 7 chiens en laisse.

 

Leïla calcule vite.

 

  • 10 x 7, cela fait 70 euros pour promener des chiens ?
  • … pendant une demi-heure, donc 140 euros l’heure…
  •  
  • Bon évidemment, 7 chiens à la fois, cela n’arrive pas tous les jours…
  • N’empêche, cela reste super lucratif. Et j’aime bien les chiens.
  • Moi aussi, j’aimerais bien en avoir un.
  • Tu voudrais quoi ?
  • Un berger australien. C‘est tellement beau. Et puis maintenant que Mushu est mort…
  • Je comprends.

Mais, avant tout, maintenant, il faut trouver des vieux qui ont des chiens.

  • … et les moyens.
  • Oui, évidemment.
  • On ne peut même pas poster un message sur les réseaux, il ne sont pas sur les réseaux.
  • Peut-être Facebook…
  • Oui, peut-être. Mais pas sûr.
  • Je pourrais demander à ma Mamie, dit Leïla. Elle a plein de copines. Elles jouent aux cartes tous les mardis chez elle.
  • Bonne idée. D’autant plus que demain, c’est mardi.
  • Tu viendras avec moi ? Tu verras, elle est super sympa, ma Mamie.
  • Oui, oui, OK.
  • Je vais lui téléphoner pour lui expliquer notre projet.
  •  
  • Et pour qu’elle prévienne ses amies de venir avec leur chien-chien. 
  • Tu ne perds pas de temps…
  • Non, mais on n’a pas de temps à perdre. J’ai peur de ce que Kevin nous réservera la prochaine fois…

 

Leïla a raison, je le sais.

On ne sait pas de quoi il est capable.

Nous devons anticiper.

 

Le soir, j’ouvre un compte sur crypto.com et je convertis nos euros en bitcoin.

1 bitcoin vaut environ 20.000 euros, mais le marché est très volatil.

Il peut s’emballer comme s’écrouler dans un laps de temps extrêmement court. Mais ce n’est pas notre problème vu que nous n’investissons pas.

Nous nous contentons de payer Léon le nettoyeur.

Ce qu’il fera de notre argent ne nous concerne pas.

Je vire notre 0,1 bitcoin et lui envoie un message.

 

« Salut, Léon, voilà, nous t’avons versé la somme demandée. Tu peux commencer ton piratage des comptes de Kevin. Le plus tôt sera le mieux, car il n’arrête pas de nous poser des problèmes. Il est temps qu’il sache, à son tour, ce que c’est d’être harcelé. Merci d’avance. Messi83.»

 

 

Le lendemain vers 17 heures, je retrouve Leïla devant chez sa grand-mère qui, coup de chance, n’habite pas loin de chez ma mère.

C’est un bel immeuble donnant sur un petit parc où l’on aperçoit des joggeurs, des promeneurs et quelques mamans en train de papoter tout en gardant un œil sur leur progéniture qui s’éclate dans un bac à sable.

 

Nous prenons l’ascenseur qui nous mène au 5e étage.

La Mamie de Leïla a belle allure. Elle a le cheveu mauve et le dentier bien détartré.

Elle embrasse sa petite fille et, dans la foulée, elle m’embrasse aussi.

J’ai déjà l’impression de faire partie de la famille.

 

  • Alors, comme ça, vous êtes dogsitters, dit-elle.
  • Oui Mamie, comme je te l’ai expliqué, c’est un projet que l’on mène dans le cadre de notre mini entreprise… au lycée.
  • Oui, oui, j’ai bien compris, ma chérie. Et comme je soutiens votre euh… entreprise, je vous ai trouvé des clientes. Entrez donc…

 

Dans le salon, nous trouvons une dizaine de femmes de l’âge de la grand-mère de Leïla. Elles discutent à bâtons rompus autour d’une table basse remplie de vaisselle en porcelaine et de petits biscuits.

Cinq s’entre-elles ont, sur leurs genoux, de petites boules de poils que nous identifions comme étant des chiens de type Yorkshire ou bassets artésiens.

Les chiens semblent avoir l’âge de leur maîtresse, car ils ne bougent pas.

La Mamie de Leïla est visiblement la meneuse du groupe, car elle leur dit :

 

  • Une peu de silence, s’il vous plaît. Merci. Je vous présente ma petite-fille Leïla et…euh…
  • Lancelot, madame.
  • Oui, c’est ça, Lancelot…

Leïla et Lancelot vont profiter que nous passions à table pour s’occuper de dégourdir les pattes de vos délicieux petits compagnons.

Je vous demanderais donc de bien vouloir leur passer leur laisse et de les confier à ma petite-fille et à…

  • Lancelot, madame.
  • Oui, c’est ça, Lancelot…

 

Et nous voilà, Leïla et moi, aux commandes de 5 chiens dans le parc.

En fait, il n’y a rien de plus peinard comme taf.

On se promène à deux, enfin à sept, et on discute de tout et de rien… et de Léon.

On se demande quand il va intervenir, comment il va faire, s’il va vraiment tenir ses promesses ou si c’est juste un arnaqueur qui va prendre nos 1000€, mille euros, quasi le prix d’un MacBook Air neuf, et se tirer.

Et si jamais il se tire, comment allons-nous débarrasser de Kevin ? Existe-t-il d’autres solutions que Léon ? Ne s’est-on pas lancé un peu tête baissée dans ce contrat avec quelqu’un que l’on ne connaît pas et dont on ne sait rien si ce n’est le nombre d’étoiles à côté de son profil sur le Dark Web ?

Finalement, c’est peu comme garantie pour confier mille euros à un inconnu.

Bref, nous sommes en proie aux doutes et on ne voit pas le temps passer.

Quand on réalise l’heure qu’il est, 50 minutes se sont écoulées.

Nous revenons à l’appartement de la Mamie de Leïla et trouvons les vieilles dames en pleine partie de rami, un jeu de cartes dont j’ignorais l’existence.

Elles rigolent entre elles et moi aussi, cela me fait sourire.

Je ne savais pas que les vieux aussi étaient capables de s’amuser.

Et, en plus, elles se montrent généreuses. Voyant que nous avons quasi doublé le temps prévu, elles doublent également notre salaire.

Nous voilà avec 100€ de plus.

Et ce n’est pas tout.

Elles nous donnent rendez-vous la semaine suivante à la même heure, pour le même travail tout en nous promettant de faire notre pub auprès de leurs amies.

Visiblement, leur communauté ne comprend que des femmes. J’apprendrai plus tard que leurs maris sont décédés à l’exception d’un seul, dans l’incapacité de se déplacer.

On dit que les hommes vieillissent mieux que les femmes, mais ils vivent moins longtemps, sans doute un juste retour des choses.

 

 

 

  1. Léon.

 

C’est un jeu d’enfant.

J’ai fouillé le net à la recherche de photos et de traces de Kevin.

Et le moins que l’on puisse dire, c’est que je trouve tout ce qu’il me faut.

Car les gens oublient souvent que rien ne disparaît vraiment du Net.

Même ce que l’on pense avoir supprimé existe encore.

Le net a une mémoire d’éléphant et cela fait mes affaires.

C’est presque trop facile. Je télécharge les images, les passe dans Photoshop pour faire mes montages. Je peux aussi les animer si j’en ai envie.

D’ordinaire, je manque de matériel de base, mais ce Kevin est un champion du monde. Je trouve des traces de lui partout.

Ce n’est pas le petit Poucet.

C’est le grand Pouce.

Dès que Messi81 m’a versé les 50%, je me suis mis au boulot.

Et je le fais avec plaisir, car la cible qu’il m’a donnée est un véritable enfoiré.

Il affiche des opinions d’extrême droite, réagit avec des pouces levés à tout ce qui est machiste, insulte, diffuse des propos haineux. Bref, cela a l’air vraiment d’une belle ordure.

Et c’est mieux ainsi.

Car je n’ai pas de problème de conscience.

En effet, parfois je suis pris de remords après avoir flingué quelqu’un qui ne m’a rien fait. Surtout quand cette personne ne semble pas mauvaise.

Mais pour Kevin, je me lâche.

Messi va en avoir pour son argent.

 

 

 

  1. Leïla.

 

J’avais des doutes sur Léon.

J’avais peur qu’il disparaisse une fois l’argent encaissé.

Le lendemain matin, mes doutes sont levés.

En arrivant au lycée, je vois un groupe d’élèves rassemblés autour d’un grand qui montre son téléphone portable aux autres.

Je m’approche, craignant une nouvelle publication de Kevin. Pardon, de Ronaldo74.

Mais non.

Il s’agit d’une publication d’un site d’infos que je ne connais pas. Newsinfos.

On y voit une photo de Kevin faisant le salut nazi au milieu de jeunes en uniformes dont les visages ont été floutés.

Seul le visage de Kevin est reconnaissable.

Un titre accompagne la photo. « Un élève du lycée George Sand au passé trouble, suspecté de harcèlement. »

Je ne peux réprimer un sourire.

J’en suis sûr, c’est un coup de Léon.

Je regarde mieux la publication sur mon téléphone.

La photo a l’air authentique.

Kevin est-il vraiment un facho ou est-ce un montage photo ?

J’imagine que Léon a dû fouiller le Net pour trouver un max d’infos sur Kevin. Il a pu dénicher des choses compromettantes. Et s’il ne les a pas trouvées, peut-être les a-t-il fabriquées de toutes pièces.

Je ne le saurai probablement jamais.

Et je ne lui demanderai pas.

On ne demande pas à un magicien d’expliquer ses tours.

On profite du spectacle, c’est tout.

 

Et je profite du spectacle.

Quand Kevin arrive au lycée, il n’a pas encore vu la publication.

De loin, je vois ses potes autour de lui qui le mettent au courant.

Il fait de grands gestes qui veulent visiblement dire que ce n’est pas lui, que c’est manigancé, etc.

 

Mais l’info circule vite.

Dans la matinée, il se fait convoquer par le directeur.

Il y reste un certain temps.

Il doit sans doute s’expliquer sur ses amitiés fascistes et sur les accusations de harcèlement.

Je ne le vois pas en ressortir, mais Lancelot me dit à la cantine que des rumeurs circulent sur Kevin.

Certains parlent de jours de renvoi et d’autres de renvoi définitif.

On ne sait pas très à quel saint se vouer.

Dans les toilettes, on voit fleurir des « « Heil Kevin », avec le « K » de Kevin remplacé par une croix gammée. On en oublierait presque les #leïlapute. Et ce n’est pas pour me déplaire. Le plus vite sera le mieux.

 

Au Knock Out, Lancelot et moi fêtons cela.

Faut dire que l’on n’ose pas trop manifester notre joie en public, de peur que l’on se doute que nous sommes les commanditaires de ce qui arrive à notre ennemi préféré.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Hier soir, j’ai été à la salle avec Jipé.

Séance de laquelle je suis ressorti épuisé, mais heureux.

 

Ce matin, je suis un peu courbaturé.

« Ça, c’est le métier qui rentre » m’a rassuré mon coach au petit-déj’.

J’ai une faim de loup et avale deux bols de Coco Pops.

Jipé est déjà dans sa livrée de chauffeur de taxi, prêt à aller bosser.

Je lui fais un « salut » de la main et m’engouffre dans l’ascenseur.

J’arrive dans le hall de l’immeuble, là où sont installées les 80 boites aux lettres des résidents.

D’ordinaire le hall est vide quand je pars vers 7h45.

Mais là, j’ai droit à un petit comité de réception.

 

Kevin et ses trois potes m’attendent.

Je veux faire demi-tour, mais j’ai à peine franchi la porte que l’un d’entre eux la bloque  derrière moi tandis que les 3 autres me font face.

 

  • Alors, tu t’es bien amusé ? lance Kevin.
  • Quoi ?
  • Tu penses que je ne sais pas qui se cache derrière le site Newsinfos ?
  • Je ne sais pas ce que tu racontes…
  • Ce site n’existe même pas.
  • Cette photo est un trucage sur Photomachin…
  • Tu veux dire Photoshop?

 

En disant cela, je me dis que ce n’est pas une bonne idée, que je ne suis pas en position pour le reprendre et que je ferais mieux de faire profil bas. Trop tard, le mal est fait.

 

  • C’est ça, fait le malin, Lancelot.

Tu ne vas plus le faire longtemps.

Arthur, tiens-le bien.

 

Arthur, qui était derrière moi, près de la porte, m’attrape et me ceinture de ses bras.

Kevin se rapproche, un mauvais sourire sur sa gueule de… facho.

Un petit rictus agite ses narines, on dirait un chien sur le point de mordre.

Je serre les dents, prêt à encaisser le premier coup quand tout à coup, une grosse voix se fait entendre derrière moi :

 

  • Qu’est-ce qui se passe ici ?

 

Kevin est surpris, mais garde néanmoins contenance.

 

  • Rien, m’sieur. C’est juste que je viens chercher… quelque chose que ce voleur m’a pris.
  • Ce voleur ? continue la voix derrière moi.

 

Je tourne la tête. C’est bien ce que je pensais, c’est Jipé. Dans son uniforme de chauffeur, on dirait presque un flic. Et avec sa stature, il en impose. La voix de Kevin se fait moins ferme :

 

  • Oui, il m’a piqué un truc à l’école et il ne veut pas me le rendre…
  • Et donc, tu viens courageusement avec 3 potes pour le récupérer ?
  • …c’est…c’est pas aussi simple que ça, bredouille Kevin.
  • Si, c’est aussi simple que ça. En tout cas, moi c’est ce que je vois.

 

Jipé pousse Arthur et vient se placer à côté de moi.

Il passe son bras musclé autour de mes épaules et continue :

 

  • Il se fait que moi, je le connais bien, Lancelot.

Et je sais que ce n’est pas un voleur.

  • J’en conclus donc que c’est plutôt toi qui es un menteur.
  • … mais…
  • Tss-tss, écoute-moi attentivement, ce que je vais te dire est très important.

 

En disant cela, Jipé fait un pas en avant et va se planter devant Kevin.

Sa tête de pitbull à casquette doit être à 30 petits centimètres de celle du facho.

Et il continue, d’un ton aussi menaçant qu’une journée à forte concentration de pollen sur un asthmatique :

 

  • Si jamais je te revois dans les parages, toi et tes potes, ou si jamais tu touches à un de ses cheveux, tu auras affaire à moi. Et cette fois, là, je ne me contenterai pas de te parler. Est-ce que je suis assez clair ?
  • Est-ce que je suis assez clair ?
  • Oui… oui, ne vous énervez pas…

 

Kevin n’en mène pas large.

Il est pâle comme un linge et il n’a plus qu’un filet de voix.

 

  • Cassez-vous maintenant…

 

Quand Kevin et ses potes dégagent le hall en vitesse, j’ai envie d’embrasser Jipé.

Sans lui, j’étais mort.

Moi qui le trouvais nul il y a peu, je ne peux que réviser mon jugement.

Je me suis gouré sur toute la ligne.

C’est sûr, Jipé n’a pas inventé le fil à couper le beurre. Mais il a quelque chose qui vaut bien mieux que cela.

Il a une grandeur d’âme.

Il se tourne vers moi, tout en gardant son bras pesant sur mes épaules.

 

  • Tu ne lui a rien volé, tout de même ?

 

J’ai envie de lui dire que si.

Que je lui ai pris sa réputation.

Et qu’il l’a bien cherché.

Mais je préfère assurer mes arrières, alors je dis :

 

  • Bien sûr que non, c’est juste un connard de harceleur du lycée. Tu sais, il y a un mois.
  • Oui, quoi ?
  • Mon nez… c’était lui.
  • … pourquoi tu me le dis que maintenant ? Si j’avais su, je lui aurais fait le même…

 

Je me mets à rire.

Et lui aussi.

 

  • Bon c’est pas tout ça, faut que j’y aille, me dit le meilleur beau-père du monde.
  • Ouais, bonne journée, Jipé… et merci.
  • Pas de soucis, me lance-t-il encore en sortant du hall.

 

 

  1. Leïla.

 

Je suis en route pour le lycée quand Lancelot m’appelle.

Il m’explique ce qui s’est passé dans son hall d’entrée.

Il a peur que si Kevin s’en est pris à lui, il s’en prenne aussi à moi.

Il me dit de faire gaffe en dehors du lycée, où que je sois.

De ne jamais me retrouver seule, car c’est bien sûr là que je serai la plus vulnérable.
Je ne pense pas, et au fond de moi je l’espère très fort, qu’ils oseront m’agresser en public.
Mais on n’est sûr de rien. On ne sait pas au juste ce qui se passe dans la tête de Kevin.

Et il me dit aussi qu’il me raccompagnera à la fin des cours, histoire de me rassurer dans l’immédiat. Mais je ne suis pas sûr qu’il puisse vraiment me protéger, même après la menace à peine voilée de Jipé.

Dans le métro, je fais attention. Je veux prévenir toute attaque. Mais je ne vois pas de visage hostile. Juste les visages fermés des usagers.

Saine et sauve, je retrouve Lancelot au lycée.

Il est un peu stressé après son aventure matinale.

Il a peur que cela m’arrive.

Et surtout la peur de ce qu’ils pourraient me faire.

 

Il tente de la rassurer, me répète que Jipé s’est montré menaçant et qu’ils n’oseront pas.

Il se trompe.

 

Et nous allons le savoir très vite.

 

En me raccompagnant chez moi, nous sommes sur nos gardes.

Mais nous ne voyons pas de trace de Kevin et de sa bande.

Nous ne les voyons pas et arrivons à son appartement, soulagés.

Je m’apprête à laisser Lancelot en bas de l’immeuble, mais je me ravise et lui propose de monter et de boire un verre avant de rentrer chez lui.

Je lui précise que ma mère travaille encore, histoire de le mettre plus à l’aise.

Nous prenons l’ascenseur jusqu’au 5e et il me suit jusqu’à la porte du 58.

Je reste interdite devant la porte, mes clés à la main.

 

  • Regarde…
  • Quoi ?
  • La porte est entrouverte.
  • Ben, peut-être que ta mère est rentrée plus tôt…

 

Je pousse la porte et m’arrête aussitôt.

Lancelot avance et comprend.

Tout a été saccagé dans le petit hall d’entrée, cadres arrachés du mur, tiroirs de la commode ouverts, leur contenu étalé sur le sol…

Je suis tétanisée et Lancelot passe devant moi.

 

  • Fais attention, les voleurs sont peut-être encore là…

 

Dans mon sac, je prends mon sécateur. (Pour le cours de taille, chacun doit avoir le sien).

Je le brandis devant moi et avance doucement dans l’appartement.

Dans le salon, c’est pire.

La table basse en verre est explosée, les plantes vertes ont été renversées et il y a de la terre partout. Les fenêtres sont ouvertes et le vent agite les rideaux.

Sur le mur où était accroché l’écran plat, maintenant en miettes sur le sol, l’auteur a signé son crime.

 

« #leïlapute » est écrit en grand, avec des lettres marron.

 

Par terre, on voit ce qui a servi à écrire le hashtag : le reste d’une… merde puante.

Il a été écrit avec du… caca.

 

Il me semblait bien que cela sentait bizarre.

 

Je réalise soudain qu’il fait étonnamment calme dans l’appartement.

Je murmure :

 

  • Sandy, où est… Sandy ?
  • C’est qui… Sandy ?
  • … mon chien…

 

L’appartement n’est pas très grand.

Nous sommes dans la cuisine tandis que j’appelle mon chien.

Mais Sandy n’apparaît pas.

Nous entrons dans la salle de bain qui sert aussi de buanderie.

Toujours pas de Sandy.

 

  • Les salauds, ils ont volé mon chien...

 

Je reviens dans le salon en rangeant mon sécateur.

Les auteurs ne sont visiblement plus dans la place.

Mais pourquoi ont-ils ouvert les fenêtres ? Pour l’odeur de merde ?

Je vois Lancelot s’avancer sur le balcon et observer la belle vue que l’on en a.

Une belle vue sur la ville… et sur le parking situé à l’arrière de l’immeuble.

Là, il s’arrête et me dit d’une voix blanche:

 

  • Non, ils ne l’ont pas volé…

 

Je m’avance à mon tour et regarde le parking alors que Lancelot tente de m’en empêcher.

Trop tard. Ce que je vois me donne le haut-le-cœur.

Sandy est écrasée sur le sol, 5 étages plus bas.

Une tache de beige dans une tache de rouge.

J’éclate en sanglots.

 

La police arrive sur les lieux.

Un homme et une femme, la trentaine tous les deux.

Ils me réconcilieraient presque avec la police.

Ils sont attentifs et prévenants.

L’homme inspecte chaque pièce en prenant des photos de tout.

La femme interroge ma mère, qui est accourue quand je l’ai appelée.

Non, rien ne manque.

Non, on ne leur a rien volé.

Non, elle ne voit pas quels pourraient être les auteurs.

Non, elle ne voit pas quel pourraient être les motifs de ce saccage.

Oui, elle est possède une « assurance habitation ».

 

Ensuite vient mon tour, alors que je suis toujours en pleurs.

Lancelot s’assied à côté de moi.

Il me tient la main et je le laisse faire.

La policière me pose les questions.

Oui, il manque quelque chose. Sandy, mon chien.

Oui, je vois qui pourrait être l’auteur. Kevin Detry, un élève de 6e au lycée George Sand.

Ce qui me fait dire ça ? Que j’ai refusé ses avances, qu’il a balancé un « nude » de moi sur la toile et qu’il a pété la gueule de mon copain.

Je vois Lancelot qui déglutit. Il est passé du statut de « pote » à celui de « copain ».

Ce mec me harcèle, cela ne peut être que lui le responsable.

 

La fliquette note consciencieusement tout ce que je lui dis.

Elle dit que, s’il y a visiblement un suspect, il va être difficile de prouver sa culpabilité. Ou alors, il faudrait qu’il soit assez con que pour ne pas avoir porté de gants pendant sa petite virée. Ou que des caméras de surveillance aient filmé son entrée dans l’immeuble. N’empêche, ils vérifieront. Un expert de la police scientifique sera dépêché sur les lieux demain matin. L’idéal serait que ma mère et moi logions à l’hôtel ce soir, histoire de ne pas polluer les preuves éventuelles. Ces frais seront pris en charge par l’assurance, que l’on ne s’en fasse pas. D’autre part, ils vont maintenant interroger le voisinage, car, quand même, un tel carnage, cela fait du bruit. Sans parler de ce qui est arrivé à mon chien.

 

Une fois, la police partie, Lancelot nous aide à rassembler quelques effets pour notre nuit à l’hôtel.

Sur booking.com, il nous réserve une chambre à l’Ibis Budget situé à deux rues d’ici et il appelle un vétérinaire pour qu’il vienne récupérer la dépouille de Sandy.

Il envoie un texto à sa mère pour la prévenir qu’il ne rentrera pas pour dîner et nous accompagne jusqu’à l’hôtel.

Nous nous installons dans une chambre proprette.

Pas terrible, mais proprette. On se dit que ce n’est que pour une nuit.

Ma mère a aussi contacté son assurance qui lui a promis qu’après le passage de la police, ils enverront un expert et une équipe de nettoyage à l’appartement, afin de l’aider à évaluer les dégâts et à remettre en état ce qui peut l’être.

Elle a aussi pris congé pour le lendemain, car elle doit aussi déposer plainte contre « x » à la police.

Bref, les jours qui viennent s’annoncent joyeux.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Une fois installées, Leïla et sa mère me proposent de manger au resto de l’hôtel.

Personne n’a vraiment faim, mais je pense que sa maman suggère cela afin d’apprendre à me connaître. Il est vrai que l’on aurait pu souhaiter de meilleures circonstances pour faire connaissance. De plus, elle aimerait comprendre l’ampleur de la situation avec ce « Kevin » dont elle ignore tout.

C’est donc devant un pain de viande insipide et un Coca plat que nous expliquons tout ce qui s’est passé au lycée au courant de ces dernières semaines.

Je vois bien que la maman de Leïla ouvre de grands yeux, Leïla a de qui tenir, quand elle apprend le harcèlement dont sa fille fait l’objet.

Je vois, ou plutôt je sens qu’elle culpabilise de n’avoir rien remarqué.

Pourtant, le harcèlement n’est pas un sujet nouveau. On en parle tous les jours, mais on ne pense jamais que cela pourrait toucher notre quotidien.

Je vois aussi qu’elle m’observe à la dérobée.

Que doit-elle penser de moi ? Suis-je quelqu’un de bien ? Quelle est la nature exacte de ma relation avec sa fille ? Moi-même je serais incapable de répondre à cette question.

Quand on parle de Kevin, je vois aussi qu’elle a les mâchoires qui se contractent. Sans doute l’attitude violente de ce dernier lui rappelle-t-elle celle de son ex-mari.

Vers 21h, nous avons fait le tour du sujet et elle se lève en disant :

 

  • Je vais dormir. Je dois être fraîche pour demain…

 

Je remarque à ce moment-là qu’elle est aussi grande que Leïla.

 

  • Vas-y déjà, m’man, je te rejoins, dit Leïla.
  • J’ai été ravie de faire ta connaissance, Lancelot. Et merci pour ce que tu fais pour nous…et pour Leïla.

La prochaine fois, quand tout cela sera derrière nous, j’espère que j’aurais l’occasion de t’inviter ailleurs… qu’ici, sourit-elle.

  • Je l’espère aussi, madame.
  • Leïla, ne traîne pas trop…
  •  

 

Une fois seuls, Leïla vient s’asseoir à côté de moi.

 

  • Tu as assuré, elle me dit.
  • Auprès de ta mère ? Ce n’était pas compliqué, elle est très sympa, je trouve.
  • Tu as assuré auprès de ma mère, auprès de moi… toute la journée, tu as assuré…
  • Merci, mais c’est normal…
  • C’est moi qui te dis merci.

 

Là, je n’ai pas le temps de répondre.

Elle m’embrasse.

Avec les lèvres d’abord.

Puis avec la langue. Doucement. Tout doucement.

Il n’y a que deux autres couples dans le resto de l’Ibis.

Sa langue se fait plus pressante et notre baiser se fait plus passionné.

Je la saisis par la nuque et elle fait pareil.

Je l’embrasse sur les yeux, sur le nez, partout sur le visage.

Je lui caresse le visage, les cheveux et j’aimerais bien ailleurs aussi, mais ce n’est ni l’endroit ni le moment.

Une chose à la fois.

Quand notre étreinte se relâche, trois heures plus tard, elle sourit.
Je lui rends son sourire et lui dis :

 

  • Si tu savais depuis combien de temps j’en ai envie…
  • Moi aussi.

 

 

Il est tard et je dois rentrer chez moi.

Tandis que Leïla remonte dans l’hôtel, je prends la route du métro sans la moindre appréhension.

Ce soir, je suis invincible.

 

 

 

  1. Kevin.

 

Je crois bien que j’ai pété les plombs.

En fait, j’ai comme un black-out.

Je me souviens avoir été chez Leïla, mais je ne me souviens pas exactement de ce que j’y ai fait.

Je revois une table en morceaux, de la merde sur les murs et un clebs écrasé.

C’est tout.

Toujours est-il que je suis crevé.
Épuisé même.

Bordel, mais qu’est-ce qui se passe dans ma vie pour le moment ?

J’ai l’impression de ne plus contrôler les choses.

Je vais réunir la bande et régler tout cela une bonne fois pour toutes.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Le lendemain au lycée, je retrouve Leïla.

Cette fois, c’est officiel, nous sommes ensemble, car, quand j’arrive, elle discute avec ses copines et m’embrasse sur la bouche.

 

  • Ça va ? Bien dormi ?
  • Oui, super. Et toi ?
  • Super aussi. Malgré tout ce qui s’est passé…

 

Je vois à la tête compatissante de ses copines qu’elle a expliqué le saccage de son appartement et la mort de son chien. Je ne pense pas qu’elle ait raconté le reste, mais, en m’embrassant, elle n’a pas besoin de la faire.

 

Plus tard dans la journée, je vois que de nouvelles inscriptions Heil, Kevin ! ont fleuri dans les toilettes. Dommage que l’intéressé ne soit pas là pour les voir. Mais peut-être les verra-t-il dans quelques jours, quand son purgatoire hors du lycée sera terminé.

 

C’est en milieu d’après-midi, alors que Leïla et moi sortons du lycée, que je vois Kevin et sa bande qui nous attendent de l’autre côté de la rue.

J’arrête Leïla du bras.

 

  • Attends, ils sont là pour nous…
  • On reste encore un peu au lycée ?
  • Oui, ou alors j’envoie la cavalerie…
  • Qu’est-ce que tu veux dire ?
  • Tu vas voir.

 

Pendant une demi-heure, nous attendons dans la cour du lycée, en n’osant pas sortir.

La bande de Kevin, elle, n’ose pas entrer.

Nous sommes les cow-boys retranchés dans le fort.

Ils sont les Sioux qui font le siège.

Jusqu’à ce qu’un taxi jaune se gare juste devant l’entrée.

La cavalerie.

Jipé nous fait signe de monter à bord de sa Mercedes de fonction puis se dirige droit vers Kevin. Nous lui emboîtons le pas.

 

  • Je pense que je n’ai pas été clair, hier matin, dit Jipé.
  • Mais, on n’a rien fait, se défend le nazi.
  • Et mon chien ? Espèce de connard, hurle Leïla.
  • Quoi ? Ton chien ? J’ai rien fait à ton chien, dit-il en regardant Jipé du coin de l’œil.
  • C’est quoi, cette histoire de chien ? demande Jipé. Je pensais que je venais pour vous, dit-il en me regardant. Parce qu’il était là pour vous… emmerder…
  • C’est le cas. Il nous attendait à la fin des cours, car il ne peut plus mettre un orteil au lycée. C’est un nazi, tu comprends ?

 

Cette fois, c’est Kevin qui hurle :

 

  • Je ne suis pas un putain de nazi. Tout ça, c’est eux qui l’ont diffusé sur les réseaux, mais c’est faux.
  • Comme toi, tu as diffusé une photo de Margaux, je lui réponds.
  • Avec le hashtag #leïlapute
  • C’était pour rire, ça…
  • Eh bien, c’était pas drôle.
  • C’est pas une raison pour pleurer dans les jupes de Papa, en tout cas…

 

Je n’ai pas envie de lui expliquer que Jipé n’est pas mon père. Cela ne changerait rien. En plus, c’est mon beau-père. Presque un détail de sémantique.

Je lui dis donc :

 

  • Il n’aurait pas été là, tu aurais fait quoi ? Tu m’aurais courageusement pété le nez comme la dernière fois, avec tes larbins pour me tenir ? Ou comme hier, à quatre contre un dans le hall de mon immeuble ? Alors, si tu veux parler de courage, tu es plutôt mal placé, il me semble…
  • Sans oublier que tu as tué mon chien… et que tu as foutu en l’air notre appart’, rajoute Leïla.

 

Je vois que ses trois potes regardent Kevin bizarrement. J’ai le sentiment qu’ils découvrent l’histoire du chien et de l’appartement. Que le nazi ne leur en a pas parlé. Entrevoient-ils, même s’ils doivent s’en douter depuis belle lurette, que leur chef est complètement dingue ?

Je tiens la main de Leïla et je sens que ses ongles me rentrent dans la peau. Elle aussi a du mal à se maîtriser.

Il y a un moment de flottement que Jipé met à profit.

 

  • Vous deux, montez dans la voiture, nous fait-il.

Quant à vous, ne vous approchez plus jamais d’eux… compris ? Sinon, vous aurez affaire à moi.

 

Jipé monte à bord.

 

  • Je te reconduis chez toi… euh… Leïla, c’est ça ?
  • Oui, c’est Leïla… merci monsieur…
  • Appelle-moi Jipé, je suis le beau-père de Lancelot…
  • Oui, il m’a dit.
  • Tu habites où ?
  • Près de la station St Exupéry, mais, pour l’instant, je loge à l’hôtel Ibis de la rue Malibran…
  • Ah ? OK. En route, alors. Je mets le compteur ou pas ?
  • Je rigole…

 

 

 

  1. Kevin.

 

Décidément, rien ne se passe comme je l’avais prévu.

Si je ne reprends pas les rênes, tout va partir en couille.

Je décide d’aller au McDo pour débriefer la bande.

On choisit la table du fond, notre table, sous l’affiche des Chicken nuggets.

 

  • ‘tain, Kev, c’est quoi cette histoire d’appartement ?
  • Héhé, c’est rien…
  • Non, sérieusement ? demande Arthur.
  • C’est-à-dire que j’ai été rendre visite à l’appart’ de la pute, pour voir si elle ne préparait d’autres publications me concernant.
  • Et tu l’as …détruit ?
  • Oh, « détruit » est un grand mot. J’ai juste refait la déco…
  • Tu es malade, toi, d’aller chez les gens comme ça…
  • Fais gaffe à ce que tu dis, Arthur, fais gaffe…
  • Non, mais c’est vrai quoi. C’est dingue, quoi. On a parlé de lui faire peur. Pas de péter son appart’…
  • Et son chien ? Tu lui as fait quoi à son chien ?
  • …J’ai juste vérifié s’il savait voler… hihi…
  • Voler ? Tu veux dire quoi, Kev ?
  • Rien, laisse tomber.
  • Non, je ne laisse pas tomber, poursuit Arthur. Tu lui a fait quoi ?
  • Je… je l’ai balancé par le balcon.
  • T’as pas fait ça ? C’est pas vrai ?
  • Ben…euh, si, je l’ai fait. Il fallait que je donne une bonne leçon à cette pute. Maintenant, c’est fait. Bon, allez… on ne va pas en faire un fromage non plus. Vous commandez quoi ? C’est moi qui régale.

 

Je vois bien que je ne les ai pas convaincus.

Ils me regardent comme si j’étais Hannibal Lecter.

Mais c’est moi leur chef, alors ils n’osent plus s’opposer.

  • Euh, un menu Big Mac pour moi.
  •  
  • Un menu Crispy Bacon.

 

Face à la borne, je tape ma commande.

Je sors ma carte de banque et l’introduis afin de payer.

Après quelques secondes, un message apparaît.

 

Paiement refusé. 

Solde insuffisant. Contactez votre banque.

 

Je n’y crois pas. Je retire ma carte et la réinsère, un petit sourire au coin des lèvres. Mes parents m’ont fait un virement il y a trois jours. Impossible que je sois à sec.

 

Paiement refusé. 

Solde insuffisant. Contactez votre banque.

 

  • Putain, je n’y crois pas. Ma carte ne passe pas. Quelqu’un peut payer ? Je le rembourserai plus tard.

 

C’est Arthur qui s’y colle de mauvaise grâce.

Bordel, il ne manquait plus que ça.

Même la banque est contre moi.

 

Plus tard, je suis convoqué à la police.

« L’appartement de Margaux Blanchard, qui est élève dans votre lycée a été vandalisé. Dans le cadre de l’enquête, nous souhaitons vous poser quelques questions. Rien de bien grave. Juste des vérifications », m’ont-ils dit.

J’arrive et après avoir décliné mon identité, deux flics m’invitent à les suivre dans leur bureau.

C’est comme dans les films, mais en moins glamour.

Pas de bombasse en uniforme.

Rien que des moustachus ventripotents.

Dans leur bureau, ils me répètent ce qu’ils m’ont dit au téléphone, Leïla, son appart’, etc.

Moi, évidemment, je joue au con.

 

  • Vous connaissez Leïla Blanchard ?
  • Ben, je ne la connais pas vraiment, mais je vois qui c’est. On fréquente le même lycée…
  • Son appartement a été vandalisé…
  • Oui, vous me l’avez déjà dit. Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans ?
  • Elle dit que vous la harcelez …
  • Moi ? Mais pas du tout. Elle me cherche un peu, elle dit des trucs sur mon dos, mais cela s’arrête là.
  • Donc vous n’êtes pas allé chez elle pour tout y saccager ? Une sorte de vengeance en quelque sorte…
  • Non…
  • Mademoiselle Blanchard nous a parlé d’un hashtag que vous auriez « lancé » contre elle. #leilapute, ça ne vous dit rien ?
  • Non, pas vraiment. Enfin, j’en ai entendu parler, comme tout le monde. Mais ce n’est pas moi qui en suis responsable.
  • D’accord. Parce que ce hashtag a été écrit sur les murs de son appartement par le vandale…

 

Je réprime difficilement un sourire. Je repense à ma merde étalée sur les murs tandis que le flic tape mes réponses à deux doigts comme un bon élève.

 

  • Ben oui, mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Ce n’est pas moi qui ai fait ça.
  • On va prendre vos empreintes et les comparer à celles que l’on a retrouvées dans l’appartement, si cela ne vous dérange pas bien sûr…
  • Non, non, pas de soucis. Je n’ai rien à cacher.

 

Ils sortent une espèce de tablette sur laquelle je dois appliquer mes mains.

J’imagine que cela scanne mes empreintes.

Je souris. Il est loin le temps où les suspects devaient apposer leurs doigts sur un tampon encreur pour le relevé de leurs empreintes digitales comme on le voit dans les vieux films en noir et blanc avec Jean Gabin.

 

  • OK, maintenant, on va vous prélever un peu d’ADN. Veuillez tourner ce coton-tige dans votre bouche.

 

Je m’exécute, en bon petit soldat. De toute manière, j’ai pris toutes les précautions. Les keufs ne me coinceront pas.

 

  • Une dernière chose. Vous étiez où, jeudi passé, dans l’après-midi ?
  • Ben… je ne sais plus très bien. Attendez que je réfléchisse. Je crois que j’étais au lycée puis, après, j’ai traîné avec mes potes, pourquoi ?
  • C’est juste une vérification. Pour voir si cela correspond avec les images des caméras de surveillance que l’on a collectées.

 

Ils me prennent pour un bleu ou quoi ?

Évidemment que j’ai évité les caméras.

Évidemment que je portais des gants.

Évidemment que les membres de ma bande diront que j’étais avec eux.

 

Ils me font signer ma déposition et me raccompagnent à la sortie.

Quelle bande de cons.

C’est clair, les flics dans la vraie vie n’ont pas grand-chose en commun avec les Experts.

 

 

 

 

  1. Leïla.

 

Dans le taxi de Jipé, je reçois un message de ma mère.

La police scientifique est passée à l’appartement, l’assurance a envoyé une équipe de nettoyage, mais que cela prendra plus longtemps que prévu. On doit donc rester deux nuits de plus à l’hôtel.

Jipé me dépose devant l’Ibis et ramène Lancelot chez sa mère.

 

 

  1. Léon.

 

En fait, je ne m'appelle pas Léon.

Je m’appelle Léa.

C’est histoire de brouiller les pistes que j’ai changé de genre sur la toile.

Rien à voir avec une perte de repères sexuels.

Je suis une fille et j’aime ça.

 

Il y a 10 ans, jamais je n’aurais cru exercer cette profession.

Au contraire.

C’est ce que j’ai vécu qui m’a amené à la pratiquer.

Une sorte de mécanique de défense.

 

C’était il y a environ 10 ans.

Mes parents m’avaient inscrite dans une nouvelle école.

Très vite, j’ai eu du mal à m’intégrer. J’avais des goûts différents, je m’habillais de manière unique et j’avais des centres d'intérêt que peu de gens partageaient.

Un groupe de filles a rapidement décidé qu'il j’étais une cible facile pour leurs moqueries.

 

Ce qui a commencé comme de simples plaisanteries en classe s'est rapidement transformé en quelque chose de beaucoup plus sombre. Un jour, Olivia, une des filles, a créé un faux compte sur les réseaux sociaux sous un pseudonyme. Elle a commencé à poster des commentaires méchants sur ses photos, à envoyer des messages anonymes et à créer des rumeurs sur moi.

 

Au début, j’ai tenté de relativiser.

Et puis, petit à petit, je me suis sentie touchée parce qu’elle écrivait. Je me sentais de plus en plus isolée et impuissante.

 

J’ai exprimé ce que je ressentais à mes parents et ils ont eu une réaction de parents.

- Dis-moi qui c’est, disait mon père. Je vais aller lui parler, moi.

- Je vais aller voir le proviseur, ce n’est pas acceptable de vivre cela.

Bref, finalement, c’est mail mère qui a eu gain de cause.

Et nous avons toutes été conviées chez le proviseur.

Les harceleuses et la harcelée. Moi.

Là, nous avons dû expliquer ce que nous avons ressentions.

Quand j’ai exprimé mon sentiment d’exclusion, Olivia a eu une réaction magnifique, digne de l’Actor Studio.

 

- Ah, je suis vraiment désolée. Je ne savais pas que tu en souffrais. Tu aurais dû me le dire.

 

Et moi, bonne pomme, je l’ai crue.

Nous nous sommes donc quittées en nous serrant la main devant un proviseur aux anges.

Pendant quelques jours, tout s’est bien passé.
Olivia n’a plus rien publié et nous nous croisions dans les couloirs sans que rien ne se passe.

En fait, c’était le paradis.

Puis, cela a recommencé.

J’ai replongé en enfer.

Olivia et ses copines m’ont coincée dans le local à vélos, une des zones grises de l’école, une de celles qui ne sont pas fréquentées par les profs.

Elle m’a attrapée par le col de ma veste et m’a dit texto :

 

- Si nous sommes à nouveau convoquées chez le proviseur à cause de toi, on te bute, compris ?

 

Même si j’étais consciente du fait qu’elles n’allaient pas vraiment me « buter », j’ai tout de même eu très peur.

Comment allais-je me sortir de ce merdier ?

J’ai décidé d’aller voir la psy de l’école, à tout hasard.

Et elle s’est montrée super et m’a coaché.

Elle m’a dit qu’il était normal que j’aie peur. Que tout le monde aurait peur face à de telles menaces.

Elle m’a aussi expliqué que les harceleurs sont souvent des gens mal dans leur peau. Et que

 

 

ce qui les motive le plus, c'est un mélange de jalousie et d'insécurité. Ce sont des gens qui ont, eux-mêmes, eu du mal à trouver leur place, à être vraiment acceptés par les autres. En me harcelant, Olivia avait sans doute l'impression de détourner l'attention de ses propres défauts et de renforcer son statut social. Ses amies la soutenaient et certaines même riaient de ses messages, ce qui lui donnait une impression de validation.

 

Elle m’a dit que j’avais le choix.

Soit je me laissais faire, soit je réagissais.

 

- Oui, mais, si je réagis, que va-t-il se passer ?

- Tu as peur qu’elles te butent ?

- Non, bien sûr. Mais elles vont peut-être me rouer de coups, je ne sais pas…

- Moi non plus, je ne sais pas, dit la psy.

- Vous feriez quoi, vous ?

- Écoute Léa, c’est à toi de faire un choix. Pas à moi.

 

Alors, le lendemain, j’ai attendu qu’Olivia vienne me trouver comme elle le faisait quotidiennement. Je n’ai pas dû attendre longtemps. À la récré de 10 heures, elle est arrivée entourée de sa cour.

 

- Alors la cassos ? Ça va ? Toujours pas de vie sociale ?

 

J’ai respiré un grand coup et l’ai regardée dans les yeux :

 

- Oui oui, ça va, je lui ai répondu. Et toi, ta vie sociale ? Tu veux qu’on en parle ? Toujours besoin de t’en prendre à quelqu’un pour penser que tu es quelqu’un ?

 

Cette phrase, je l’avais préparée et répétée mille fois avant de la sortir.

Et elle est sortie comme je voulais, sans que ma voix tremble et sur un ton apparemment tranquille.

L’effet a été immédiat.

Elles se sont regardées, sidérées.

J’ai vu qu’Olivia cherchait une parade sans la trouver.

En désespoir de cause, elle a juste dit :

 

- N’importe quoi…

 

Et elle a tourné les talons.

Et ses copines se sont barrées avec elle.

Aujourd’hui encore, je n’en reviens pas.

Les hyènes se sont enfuies et ne m’ont plus harcelée.

 

N’empêche, cette expérience m’a marquée à vie.

Alors, je me suis dit que je devais prendre la défense de ceux qui, comme moi, avaient souffert sur le net.

J’ai pris des cours du soir d’informatique, de codage et de gestion de réseaux sociaux.

J’ai été étudié la machine de l’intérieur.

C’est en suivant ces cours que j’ai rencontré Werner, un hollandais qui dirigeait un groupe de hackers.

Il m’a intégrée dans son équipe et m’a fait découvrir l’envers du décor.

Le Dark Web.

Le Dark Web est une section de l'Internet qui offre anonymat et protection de la vie privée, mais qui est également utilisée pour des activités à la fois légitimes et illégales. Il représente une double facette de la technologie moderne, capable de protéger les droits individuels tout en posant des défis significatifs en matière de sécurité et de légalité.

Tout y est possible.

Il était clair que si je devais développer une activité marginale, c’était ici qu’elle prospérerait.

 

Être une cyberharceleuse m'a appris une leçon précieuse : les mots ont un pouvoir immense, et ils peuvent causer des dommages réels et durables. Il est de ma responsabilité de les utiliser avec soin, mais en accord avec les souhaits de mes clients.

 

Je suis une mercenaire, d’accord.

Mais j’ai une certaine éthique.

Je choisis mes combats.

Je n’embrasse pas toutes les causes.

Par exemple, je ne créerai jamais de contenu diffamatoire sur quelqu’un qui ne le mérite pas.

C’est comme Dexter Morgan qui ne s’attaque qu’à des « méchants » qui ont échappé aux autorités judiciaires.

Je fais pareil sur la toile.

J’aide à ce que justice soit faite.

Mon colt, c’est mon ordi.

Et ma souris, c’est la gâchette.

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Le soir, je me connecte au Dark Web sans oublier d’activer mon VPN.

J’ai un message de Léon.

 

« J’ai commencé à poster des trucs. Et bloqué son compte. Je ne l’ai pas vidé, j’en suis incapable, mais je l’ai bloqué. Il n’a donc plus accès à sa banque. Cela va sans doute leur prendre plusieurs jours pour qu’ils résolvent le problème. Et une fois résolu, je recommencerai. Encore. Et encore.  »

 

Je lui réponds :

 

« OK, ça marche. En attendant, Ronaldo a très probablement saccagé l’appartement de ma copine et tué son chien en le balançant du haut du balcon. C’est un vrai malade. Tu peux peut-être trouver quelque chose là-dessus…Faut vraiment que ça s’arrête. J’ai vraiment peur de ce qu’il fera après ça. C’est une véritable escalade. »

 

 

 

  1. Kevin.

 

Je suis seul dans ma chambre.

Après la police, je repense à mes potes.

Je les sens distants depuis tout à l’heure, surtout Arthur.

Il faudrait peut-être que je le mette au pas, sinon, il va saper mon autorité.

Et je détesterais ça.

Le chef, c’est moi. Point barre.

 

J’ai peut-être dépassé les bornes avec le chien, c’est vrai.

Mais, en même temps, cette pute méritait une leçon.

Dommage que le père de Lancelot s’en soit mêlé.

Il n’a vraiment pas l’air commode, celui-là. Une vraie armoire à glace.

Il va falloir que je la joue plus fine.

Sur les réseaux, par exemple.

Le coup du « nude » avait bien marché.

Je scrolle sur mon portable pour chercher des idées quand je tombe sur une story d’Infonews où l’on voit une vidéo de moi en train de proférer des propos dignes de l’extrême droite.

Je déglutis.

Ce n’est pas moi, mais ça y ressemble de manière extrêmement crédible.

Trop crédible même.

C’est ce qu’on appelle un « deep fake », une vidéo générée par des sites d’intelligence artificielle.

Grâce à cette technique, on peut faire dire n’importe quoi à n’importe qui, pourvu qu’on ait une image fixe et un extrait de voix.

L’IA « reconstruit » les expressions de mon visage de manière incroyable.

Les rides, les mouvements de la tête et des yeux, tout y est.

Moi-même j’y croirais tant c’est bien réalisé.

Je peux démentir, bien sûr, dire que cette vidéo est un montage, mais le mal est fait.

Le doute s’est installé dans les têtes.

Sur l’image un titre m’assassine : « Un élève du Lycée George Sand proche de l’extrême droite »

De rage, je jette mon téléphone portable contre le mur de ma chambre. Celui-ci explose en plusieurs morceaux malgré sa coque Rhinoshield  « à l’épreuve des chocs ».

Cela fait beaucoup pour une journée.

Le père de Lancelot, ma carte bancaire bloquée et puis cette story.

À croire que le monde entier se ligue contre moi.

 

Le week-end, je ne sors pas de chez moi.

Je rumine ma vengeance seul.

D’ailleurs, personne de la bande ne m’appelle.

Pour passer le temps, je traîne sur Tinder avec mon iPhone, que j’ai rafistolé sommairement au moyen d’adhésif.

C’est rigolo, ce site. Je m’y suis inscrit pour rencontrer des femmes expérimentées. J’ai posté des photos de moi dans des positions suggestives.

Il paraît que l’on peut se faire un max de tunes avec des vieilles qui recherchent de jeunes garçons.

J’ai posté des photos de moi dans des positions suggestives.

J’ai déjà eu quelques « matches », échangé des dizaines de messages, mais n’ai jamais rencontré personne.

Vu le manque de réactivité de la part de mes potes, je me dis que ce serait le bon moment d’élargir mes fréquentations.

Je réponds donc au message d’une certaine Agnès qui semble me trouver attirant.

À en croire sa photo de profil, elle doit avoir la quarantaine, mais elle est bien conservée.

Cela fait quelques jours que l’on se chauffe un peu sur la messagerie.

Je me dis que c’est l’occasion d’aller plus loin et de vérifier si ce qu’on dit sur ce réseau est vrai.

Je lui propose donc une rencontre.

Agnès, qui est en ligne, me répond OK.

Seul bémol, précise-t-elle, elle habite en banlieue et son mari, qui est représentant, est en voyage.

Est-ce que je peux me déplacer ?

Je calcule rapidement. En transports en commun, cela va me prendre environ une heure. En Uber, ce serait moins, mais comme ma carte bancaire est bloquée, je n’ai pas le choix.

Mais la promesse d’un mari en vadrouille est claire. Elle veut se farcir un jeunot ce soir.

Et je ne suis pas contre. Cela va me mettre même du baume au cœur après les aventures de ces derniers jours.

Je lui réponds donc par un « OK » suivi d’un clin d’œil.

Puis, dans la foulée, je rajoute un émoji aubergine.

L’allusion est claire.

D’ailleurs, elle me répond aussitôt par un émoji pèche.

Cela se présente bien.

Je prends rapidement une douche, car je dois être frais pour mon « match ».

Et me voilà parti.

Après une dizaine de stations de métro, je prends le RER et arrive bientôt à la station « Rixensart ».

L’endroit est glauque, mais je m’installe, comme convenu, à la cafétéria de la gare.

Et j’attends.

Au bout d’une demi-heure, je ne vois toujours pas d’Agnès.

Je décide de lui envoyer un message sur Tinder.

Je ne veux pas lui mettre la pression, mais quand même, cela fait presque deux heures que je suis parti.

J’ouvre l’application et m’étonne de ne pas y retrouver Agnès.

Son profil a disparu.

Je décide de rechercher ses messages plus anciens, mais là aussi les messages d’Agnès se sont volatilisés comme par magie.

Et pire.

Je vois que ma photo de profil a été modifiée.

Au lieu de la photo avantageuse de lui prise au bord de la piscine l’été dernier, il y maintenant la photo d’un cochon.

Un porc.

J’essaie de la supprimer, mais la mention « Access denied » s’inscrit sur l’écran.

Putain de merde.

L’accès à mon propre compte m’est interdit.

Fait chier. Comment cela est-il possible ?

Je comprends que cette Agnès ne viendra pas.

Et qu’elle n’existe sans doute même pas.

Je me suis fait avoir.

Et maintenant, sur Tinder, si on tape « Kevin », on voit un porc.

Génial. Encore une raison de se foutre de ma gueule.


D’ailleurs cette succession d’accidents numériques ne sont pas le fruit du hasard, maintenant, j’en est sûr.

Je suis la cible.

Mais de qui ?

De Leïla ? De son mec ?

Comment feraient-ils ? Ce sont de futurs architectes paysagistes. Pas des rois de l’informatique.

C’est à n’y rien comprendre.

Quand je rentre chez moi, il est tard.

Et le ciel est aussi noir que mes idées.

 

 

 

  1. Leïla.

 

Le lundi, je retrouve Lancelot au lycée.

On redoute le jour où Kevin va y revenir, mais en attendant, on profite de cette tranquillité.

Ma mère et moi avons quitté l’hôtel ce week-end et avons réintégré notre appartement.

Les murs fraîchement repeints ont fait disparaître les inscriptions et les traces de merde.

Un nouvel écran plat est accroché au mur et une nouvelle table basse orne le salon.

Nous en avons profité pour déplacer les meubles et avoir une impression de « nouvelle maison ».

Lancelot est même venu le dimanche pour nous prêter main forte.

Visuellement, tout semble rentré dans l’ordre.

Mais personne n’est pas dupe.

Nous savons tous que ce n’est que superficiel.

Mais on sait aussi que, psychologiquement, il est important de faire disparaître rapidement les traces d’une attaque.

C’est ce que font les autorités israéliennes après un attentat. Elles envoient rapidement une équipe de nettoyage sur place afin que, visuellement, l’attaque touche le moins de monde possible.

Les flics ont prévenu ma mère que, jusqu’ici, ils n’avaient pas trouvé d’indices permettant d’identifier l’auteur des faits. Ils n’ont relevé aucune empreinte autre que les nôtres et l’analyse des images des caméras de surveillance du quartier n’a rien donné. J’espère que ce connard ne va pas s’en tirer.

 

Le mercredi après-midi, on va chez ma grand-mère pour promener les chiens.

Les vieilles dames sont contentes de nous voir, car elles ont parlé de notre service canin à leurs copines. Deux d’entre elles sont même venues avec leur compagnon à poils.

C’est donc avec 7 chiens que nous nous promenons dans le parc.

Notre trésor de guerre gonfle donc gentiment.

En continuant à ce rythme, nous parviendrons rapidement à payer la deuxième traite à Léon.

 

Le jeudi soir, je vais dîner chez Lancelot.

Si je connais déjà Jipé, je rencontre la mère de Lancelot pour la première fois.

Je domine la daronne d’une tête et pourtant je me sens toute petite face à elle.

Celle-ci se montre chaleureuse envers moi. Il paraît que je suis la première fille que Lancelot ose leur présenter.

La conversation est tranquille.

Chouette.

Comme si rien ne s’était passé.

 

Au lycée, la vidéo de « l’élève du lycée Georges Sand » a fait le tour de la cour.

Son impact est énorme, car elle est très réaliste et sa version sur TikTok où une musique bavaroise a été ajoutée, fait beaucoup rire.

 

La police a rappelé ma maman.

Ils ont enfin une bonne nouvelle.

La police scientifique est parvenue à identifier un ADN qui n’appartient ni à Leila ni à sa mère.

Très probablement au vandale.

En fait, elle l’a identifié grâce… à la merde étalée sur les murs.

Le policier est assez fier de sa découverte et l’explique avec moult détails :

« En fait, on le sait peu, mais les selles contiennent aussi des cellules (et donc de l’ADN), même si elles en contiennent moins que dans la salive et dans le sang. Nous avons donc comparé cet échantillon avec d’autres et, devinez quoi, nous avons un « match », c’est-à-dire quelqu’un dont l’ADN est déjà répertorié dans notre banque de données. C’est donc très bien. Nous avons donc un nom et un coupable potentiel. Reste à vérifier son alibi et son emploi du temps ou, encore mieux, à obtenir ses aveux. »

 

L’étau se resserre donc autour de Kevin.

Le soir, Lancelot et moi décidons de le resserrer encore davantage.

 

Nous envoyons donc un message à Léon :

« Ronaldo est en passe d’être coincé. La police a retrouvé son ADN dans la merde qu’il a étalée sur les murs de l’appartement. On trouve que cela pourrait faire un chouette post… »

 

Léon nous répond par un pouce levé.

Et ne tarde pas à utiliser l’info.

Dès le lendemain, Infonews publie :

 

« Dénoncé par sa propre merde ».

On y voit le visage de Kevin badigeonné de brun.

Simple, mais efficace.

 

 

 

  1. Kevin.

 

J’ai vu le post en début de journée et je me doute de ce qui va arriver.

J’ai appelé Arthur, mais celui-ci ne m’a pas répondu.

Même les rats quittent le navire.

Comment ai-je pu être aussi con ?

Les choses sont maintenant plus claires dans mon esprit et je me souviens des détails de mon expédition punitive.

Quand j’y pense, cela a été plutôt facile.

Je me suis approché de l’immeuble en évitant les caméras de surveillance, profitant des zones d’ombres et des angles morts.

J’avais revêtu un sweat à capuche, des gants et une casquette.

La concierge n’était pas dans le hall et je n’ai croisé personne dans l’escalier.

Je suis donc arrivé sans encombre devant l’appartement de la pute.

Un petit crochetage de serrure plus tard, j’étais dans la place.

À l’intérieur, tout était bien propret, une vraie pub pour détergent.

Alors, j’ai pris un malin plaisir à saloper sa petite vie de merde.

J’ai pété sa table de salon, son écran plat, retourné les tiroirs du vaisselier.

Dans sa chambre, j’ai piqué une petite culotte, une sorte de trophée.

Je n’avais pas prévu de balancer le chien, mais ce con a voulu jouer avec moi.

Je l’ai enfermé dans la salle de bain, mais il a commencé à aboyer.

De peur qu’il n’alerte le voisinage, je n’ai pas eu d’autre solution que de m’en débarrasser.

Alors, je me suis avancé prudemment sur le balcon.

Il n’y avait personne en face ni sur le parking.

Et hop, j’ai inventé le labrador volant.

C’est idiot, mais, au moment où je l’ai fait, c’était une simple mesure de précaution.

Je n’ai pas pensé à l’effet que cela aurait sur la pute.

À partir de là, j’ai dû faire vite. J’avais peur que quelqu’un découvre le cadavre du clébard.

J’ai vidé les armoires sur le sol.

Celles des chambres puis celles de la cuisine.

C’est au moment de partir, en traversant le salon que j’ai fait la connerie.

Je n’ai pas pu m’empêcher d’étaler ma merde sur les murs.

 

J’erre sans but dans le métro.

Je m’arrête à la station Pétillon et vais me poser sur un quai.

Devant moi, il y a un groupe qui joue de la musique.

Du jazz, je crois.

C’est chiant comme musique.

C’est de la musique pour intellos. Il n’y a pas de refrain, pas de couplet, rien d’accrocheur.

Et pourtant, les mecs jouent comme si leur vie en dépendait.

Ils sont concentrés, les yeux fermés, prennent des poses extatiques.

La vie devient dingue.

Je me suis laissé dire que pour pouvoir jouer ici, il fallait passer un casting.

Tout de même, les couloirs du métro, ce n’est pas The Voice tout de même.

Ceci dit, avec leur musique de merde, ceux-là ne risquent pas de passer à la télé.

D’ailleurs, les navetteurs semblent être de mon avis, car personne ne s’arrête pour les écouter ou déposer une pièce dans le chapeau qu’ils ont retourné devant eux.

 

Mon smartphone vibre.

C’est un message du lycée.

« Le directeur, monsieur Lignac, veut vous voir de toute urgence. Merci de vous présenter rapidement à son bureau. »

Je sais ce que ça veut dire.

Ils vont me virer.

Si ça tombe, les flics les ont déjà contactés.

 

J’imagine la tête de mes parents quand ils vont apprendre la nouvelle.

Si je suis viré comme je le crains, ils vont me couper les vivres.

L’an passé, ils m’avaient prévenu qu’ils acceptaient que je redouble, mais que c’était ma dernière chance.

Adieu mon appart’ et mon indépendance.

Je n’ai aucune envie de retourner dans leur pavillon de banlieue où la seule distraction est un bistrot de village dont la population est composée de retraités et de chômeurs.

Cette vie-là, très peu pour moi.

Putain, le bilan me file les boules.

J’ai les flics au cul.

Mes potes m’ont tourné le dos.

Je n’ai plus accès à mon argent.

Ma réputation est détruite.

On me prend pour un porc ou un nazi.

Je vais me faire virer du lycée.

Et mes parents vont me couper les vivres.

 

Au loin , j’entends le métro qui arrive.

Son arrivée crée un léger mouvement parmi les passagers attendant sur le quai.

Ils lèvent le nez de leur smartphone, se lèvent et s’approchent des rails.

 

Je ne sais pas quoi faire.

Je ne vois pas d’échappatoire.

Tout arrêter ?

Il est trop tard.

J’ai harcelé cette meuf, j’ai pété le nez de son mec, j’ai buté son clebs.

Il n’y a pas moyen de retourner en arrière.

Ce qui est fait est fait.

Et ne peut être défait.

 

Alors, quand je vois le métro qui arrive, subitement, je n’hésite plus.

Et je saute sur les rails.

 

La dernière chose que j’entends, ce sont les jazzmen qui entonnent un air triste.

 

 

 

 

 

  1. Leïla.

 

On est samedi, mais tout le lycée est présent aux obsèques de Kevin.

Je ne sais pas si ses parents étaient croyants, mais l’église St Sépulcre est pleine à craquer.

 

Je me demande pourquoi l’enterrement n’a pas lieu en banlieue.

C’est pourtant de là qu’il venait, non ?

Peut-être est-ce une décision délibérée de la part des parents.

Vouloir enterrer son fils loin de chez soi pour que les voisins ne sachent pas.

Car on n’est jamais très fier du suicide d’un de ses proches.

En fait, un suicide culpabilise souvent l’entourage.

Qu’ont-ils fait pour que la victime en arrive à attenter à ses jours ?

Ou quel signe n’ont-ils pas détecté pour percevoir son mal-être ?

Autant de questions auxquelles ils n’auront pas de réponses et qui les tortureront jusqu’à ce que, à leur tour, ils passent l’arme à gauche.

Justement, notre prof de français nous avait expliqué l’origine de cette expression. Cette locution vient de ce que, dans le convoi funèbre d’un militaire, les soldats portent le fusil sous le bras gauche, la crosse en haut. Voilà, comme ça, vous aussi, vous le savez.

 

Lancelot et moi sommes côte à côte, debout au fond de l’église.

Il n’y avait plus de places assises quand nous sommes arrivés.

 

Nous avons appris le décès de Kevin en arrivant en classe, au début de la semaine.

Monsieur Bertinchamps nous a expliqué la situation dès le début des cours et il n’a pas pu s’empêcher de faire des métaphores horticoles, comme à son habitude :

 

- Un grand arbre est tombé hier. Mais, même si ce vide ne sera jamais comblé, aujourd’hui, le reste de la forêt lui rend hommage, bien enraciné dans le terreau de la vie.

 

Au lycée, les mines sont fermées et les ragots vont bon train.

Arthur et ses potes se montrent discrets, comme s’ils portaient une responsabilité dans la mort de leur chef.

La question sur toutes les lèvres est : c’est vrai que c’est un suicide ?

Tout le monde avait tellement une image de mâle alpha de Kevin qu’on a du mal à se dire qu’il s’est donné la mort.

Et pourtant.

 

Je sens la main de Lancelot contre la mienne tandis que le prêtre récite son homélie.

Il fait froid dans l’église et ses mots résonnent dans le grand édifice.

Tout devant, sur la gauche, j’aperçois les parents de Kevin.

La mère est petite et blonde et le père est grand et brun.

Ni l’un ni l’autre n’ont l’air vraiment émus.

Dans l’allée centrale, le cercueil a été posé.

Un grand portrait de Kevin a été installé.

Il doit dater d’il y a quelques années, car il a l’air plus jeune.

Sans doute du temps où c’était encore un « bon garçon ».

 

Sur notre droite j’aperçois la famille Lignac au grand complet.

Tous les petits cochons roses sont là : Riri, Fifi et Loulou.

Le père a l’air préoccupé.

Il est évident qu’un suicidé dans son établissement n’est pas bon pour son matricule à l’éducation nationale.

 

Plus loin, j’aperçois Arthur dont le teint est aussi gris que sa veste.

Il a le regard morne et les traits creusés.

Sale temps pour les membres d’une bande décapitée.

 

Monsieur Bertinchamps est présent lui aussi, ainsi que d’autres membres du corps professoral. Ils font acte de présence même si je pense qu’ils sont nombreux à ne pas regretter cet élève turbulent qu’était Kevin Detry, plus enclin à semer le désordre en classe qu’à relever le niveau.

 

Il y a quelques années encore, Kevin aurait été privé d’obsèques religieuses, le suicide étant considéré comme un péché… mortel, ce qui est le moins qu’on puisse dire. L’Église catholique a revu sa copie à ce sujet, raison pour laquelle nous sommes si nombreux dans l’église st Sépulcre où il fait un froid de canard. C’est marrant, j’ai failli me tromper de deux lettres et écrire « connard ». Cela aurait été juste aussi.

L’homélie est ponctuée de reniflements dont on ne sait s’ils sont dus à un rhume ou à l’émotion. Les gens se mouchent. Il ne manquerait plus que quelqu’un attrape la mort lors d’un enterrement. Ce serait un comble. Comme si, depuis l’au-delà, Kevin pouvait encore faire des victimes.

 

Lancelot me touche la main pour attirer mon attention.

D’un mouvement du menton, il m’indique deux personnes sur la gauche.

Toutes deux portent un uniforme de la police.

Je les reconnais, ce sont les flics qui sont venus chez ma mère après le saccage de l’appartement.

Pourquoi sont-ils là ?

Sont-ils là à titre privé ou en tant que représentants de la police ?

Cela veut-il dire que l’affaire n’est pas close ?

Qu’ils enquêtent cette fois sur les raisons du suicide de Kevin ?

Mon imagination va bon train.

Je me concentre sur ma respiration pour retrouver mon calme.

Finalement, je le retrouve en croisant le regard de Lancelot.

« Ne t’inquiètes pas », semble-t-il me dire, « on n’a rien fait de mal ».

Mais n’avons-nous vraiment rien fait de mal ?

Je n’en suis pas si sûre.

 

 

 

 

 

 

  1. Lancelot.

 

Leïla et moi avons payé ce que nous devions encore à Léon.

Et ce matin, j’ai reçu ce message :

 

« Salut Messi81, j’ai bien reçu ton paiement. Mon travail s’arrête donc ici. Cela a été un plaisir d’exécuter ce contrat pour toi. Si tu as encore besoin de mes services, n’hésite pas. À plus. Léon. »

 

Hier encore, ce message m’aurait fait plaisir.
Aujourd’hui, il me plonge dans le remords.

Le suicide de Kevin n’était pas notre intention, mais s’il s’est produit, c’est en partie à cause de nous.

Et même si ce n’est pas nous qui tenions l’arme, c’est nous qui avons appuyé sur la détente.

Nous n’avons perçu la faiblesse de Kevin.

Nous n’avons pas réalisé à temps que le travail de Léon pouvait le miner à ce point.

Tout ce que nous souhaitions, c’était de prendre notre revanche sur un harceleur.

Rien de plus.

En fait, nous voulions surtout qu’il arrête de nous rendre la vie impossible.

Maintenant, que nous le voulions ou non, c’est presque Kevin qui a gagné.

C’est sa mort qui va nous hanter toute notre vie.

Comment aurions-nous dû faire ?

Y avait-il un moyen de se venger, ou tout au moins de se défaire de son emprise sans le pousser à la dernière extrémité ?

Souvent, je repense à l’option que Léon nous avait proposée.

Il nous avait demandé si nous voulions « la totale » ou pas.

Si nous voulions que sa vie devienne vraiment un enfer.

Nous avions répondu « oui ».

Peut-être aurions-nous dû choisir l’autre solution ?

Difficile à dire.

Toujours est-il que nous ne pouvions pas rester sans rien faire, car Kevin était dangereux et l’avait prouvé à de nombreuses reprises.

Ou se serait-il arrêté si nous n’étions pas intervenus avec l’aide de Léon ?

Cela non plus, nous ne le saurons jamais.

Aujourd’hui, Leïla et moi sommes toujours ensemble.

Elle est ma moitié et j’espère rester la sienne pendant longtemps.

Notre amour est né dans une atmosphère de harcèlement et cela lui donne un petit goût amer qui n’appartient qu’à nous.

Et puis, nous avons aussi un contrat qui nous lie.

Un contrat tacite.

Celui de ne jamais rien révéler sur cette histoire.

De s’en tenir à la version officielle.

Celle où on ne sait pas qui a harcelé Kevin et où on ne connaît pas l’auteur des publications et des vidéos malveillantes affichant au grand jour un passé trouble dont on ne saura jamais s’il était vrai ou inventé de toutes pièces.

Si, un jour, la véritable identité des commanditaires devait être révélée, qu’arriverait-il ?

Serions-nous inculpés pour homicide involontaire ?

Ou serions-nous relaxés ?

Ou peut-on considérer notre acte comme étant de la légitime défense ?

Peut-on avoir un mort sur la conscience et ne pas être coupable ?

C’est un vaste débat.

Nous ne l’ouvrirons pas ici.

Leïla et moi avons terminé nos études au lycée George Sand.

Puis, Leïla a commencé à travailler chez un horticulteur.

C’est un travail qui la calme.

On taille, on coupe, on bouture.

Et puis, les plantes, au contraire des humains, n’émettent que des ondes positives.

Moi, de mon côté, alors que j’y étais aussi destiné, j’ai décidé de ne pas me lancer dans cette profession.

 

J’ai entrepris des études de droit.

Pourquoi le droit, me demanderez-vous.

C’est très simple.

Je veux que justice soit rendue.

Que les harceleurs soient punis pour ce qu’ils ont fait.

Que les victimes soient défendues.

Je ne sais toujours pas si nous sommes coupables ou non.

Si nous bénéficions des circonstances atténuantes ou pas.

Mais je sais qu’il ne faut pas que d’autres aient à se poser ce genre de question.

 

 

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