

Le Château du Temps Suspendu
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Le Château du Temps Suspendu
Il était une fois un petit garçon surnommé Ricounet. Nous étions au siècle dernier et son grand-oncle Lucien habitait alors un château dans le Sud du pays. Il ne l'avait vu qu'en photo ; la couleur rose de la bâtisse principale qui était très grande contrastait avec le bleu de la mer que l'on voyait en arrière plan.
Ricounet et ses parents habitaient dans une grande ville bien haut dans le Nord. Ils ne partaient jamais bien loin en vacances avec leur petite voiture, une ''2CV1''. Chaque printemps, depuis sa naissance, son grand-oncle les avait invités à venir , mais ils ne voulaient pas parcourir de longues distances tant que Ricounet n'aurait pas l'âge de raison.
L'année de ses sept ans, ils décidèrent de rejoindre leur aïeul qui leur avait proposé de passer plusieurs jours avec lui.
Le premier samedi de l'été, ils s'élancèrent tous les trois dans leur 2CV en direction du Sud.
Il n'atteignirent la région montagneuse où se trouvait le château qu'au bout du deuxième jour. La nationale céda la place à des départementales étroites et sinueuses. Kilomètre après kilomètre, ils suivirent les défilés qui se succédaient aux défilés. Des éclats de soleil rebondissaient sur les hautes parois rocheuses, avant de disparaître au fond des gorges asséchées.
Au détour d’un des nombreux lacets de la route, au soleil couchant, ils découvrirent en contrebas le petit château rose dans son écrin bleu azur.
Enfin arrivés, ils sortirent de leur voiture, fourbus et assoiffés. Nulle brise ne venait troubler la douceur ambiante ; l'air semblait s'être volatilisé en ce début de soirée.
L'édifice était bien mis en valeur, illuminé tout autour par une rangée de spots aveuglants. La lumière était telle qu'elle masquait la garrigue qui s'étendait tout autour à cette époque-là. On distinguait à peine les pins parasol et des oliviers plantés ça et là dans l'obscurité.
En haut des marches qui permettaient d'accéder à la demeure, une silhouette inquiétante les attendait. Elle était gigantesque et dotée de six pattes. Elle irradiait d'un halo éclatant. Quand leurs yeux s'accoutumèrent à l'éclairage intense du perron elle se mit à bouger et se scinda en deux êtres de taille inégale qui descendirent vers eux. La créature s'était métamorphisée en un homme et son chien. Bien que le chien soit retenu par une laisse, Ricounet eut peur de l'animal qui le dominait par sa taille. L'homme, qui s’avéra être son grand-oncle, lui montra aussitôt qu'il pouvait le caresser sans danger. « Dober adore les enfants », précisa-t-il. Ricounet fut rassuré.
Après un dîner rapidement avalé et une douche écourtée compte tenu de son état de fatigue, Ricounet fut confié à son grand-onclel par ses parents pour qu'il l'emmenât se coucher.
Ils traversèrent plusieurs grandes salles aux tapisseries usées, montèrent un escalier en marbre grisâtre, parcoururent un couloir dont les lames en bois craquaient à leur passage... Bien que ses yeux se fermaient de temps à autre durant le trajet, Ricounet tentait de ne pas perdre une miette du décor qui s'offrait à lui : de vieux tableaux par-ci, de beaux meubles en bois doré par là, passant d'une pièce à l'autre par des portes hautes et larges, peintes de motifs fleuris. Au fur et à mesure qu'ils avançaient, le petit bonhomme de la ville qui vivait dans un trois pièces riquiqui, encombré de meubles sans âme, devenait le petit prince de ce château de rêve qui suivait son grand-oncle de roi.
Un lit à baldaquin blanc et une grande malle de voyage en bois foncé trônaient, isolés au milieu de son immense chambre. S'il n'y avait eu une foule de plantes et d'animaux colorés qui recouvraient les boiseries des murs, elle aurait été austère et même lugubre.
Quand Ricounet fut seul, la première chose qu'il fit, fût d'inspecter scrupuleusement les moindres recoins sombres, sous le lit, derrière une porte de placard entrouverte...
Il s'enfonça ensuite dans les draps frais parfumés de lavande et les rabattit sur son nez.
Il s'endormit en regardant, fasciné, la grosse bonbonnière rose qui donnait l'heure sur sa table de nuit. Sous la petite cloche en verre qui la surmontait, un prince et une princesse miniatures tournaient en valsant au fil des secondes.
Son grand-oncle lui avait recommandé de remonter le mécanisme juste avant de s'endormir « car, avait-il dit, si le prince et la princesse s’arrêtent de danser, le temps lui aussi s’arrêtera ! ». Ricounet lui avait répondu qu'il était assez grand pour savoir que ce n'était pas vrai.
2
Ricounet fut réveillé le lendemain matin par le jour qui s'était engouffré à travers les porte-fenêtres de sa chambre que rien n'occultait -il en avait compté trois-. Tout d’abord, il fut surpris par le silence qui régnait dans le château ; les aiguilles de la bonbonnière rose affichaient pourtant midi. Une autre bizarrerie l'attendait quand il arriva sur le balcon qui était derrière son lit. La mer s'étendait au-delà des rochers, à peine frémissante, en cela il n'y avait rien d'étrange, mais il avait beau regarder tant devant, qu'à gauche ou à droite, il n'y avait pas la moindre embarcation jusqu'à l'horizon compris. Il avait beau tendre l'oreille, aucun bruit de moteur ne venait perturber le bruissement des pins qui s'agitaient au-dessous de lui.
Le soleil lui parut matinal pour un milieu de journée. Il revint vérifier. Le réveil rose indiquait toujours midi et le petit couple princier ne tournait plus.
(« J'ai oublié de remonter le réveil hier ! » ) réalisa-t-il (« Il a dû s'arrêter à minuit »)
Il inspecta la bonbonnière, mais il ne trouva pas de clé lui permettant de la faire repartir. Sans plus réfléchir, il se précipita dans le couloir, descendit quatre à quatre les marches de l'escalier, poursuivit sa course dans le dédale des pièces du rez-de-chaussée en appelant : « Mon Oncle ! Mon Oncle ! ». Personne ne lui répondit.
Il continua de plus bel dans le sens contraire sans rencontrer âme qui vive, puis, revenu à l'étage, il cogna fébrilement aux portes de chacune des chambres. S’arrêtant devant la dernière, tout essoufflé, il dût se rendre à l'évidence ; ses parents, son grand-oncle, le majordome, la cuisinière, … ils avaient tous disparu !
Ricounet se rappela alors les paroles de son grand oncle sur le temps qui s’arrêterait si le prince et la princesse de la bonbonnière rose ne tournaient plus. (« Mais si le temps s'était arrêté, plus rien ne bougerait. Pourtant le vent dans les arbres continue à souffler, la mer à onduler, les portes à claquer … ») pensa-t-il. Un aboiement provenant de dehors interrompit sa réflexion. (« Dober ! ») se dit-il. Il redescendit vite en direction du perron, espérant que le chien eut aperçu enfin quelque âme qui vive.
N'ayant pas pris le temps de s'habiller, c'est en pyjama qu'il se retrouva dehors.
Le soleil était plus haut dans le ciel, quelques colombes roucoulaient dans un tamaris.
La 2CV était toujours là sur le parking, immobile ; elle semblait clouée au sol.
Ricounet contourna le bâtiment jusqu'à la cage où il avait vu son grand-oncle enfermer Dober.
Il aperçut le chat qui devait être à l'origine des aboiements. Il était tapi sous un oranger du parc, narguant Dober, face à la cage fixée aux contreforts du château.
A l'approche de Ricounet, ce dernier lui fit la fête.
Quelque soit la direction où portait son regard, rien ne révélait une quelconque activité humaine, aussi bien à l'intérieur de la propriété que sur les routes tout autour qu'elle dominait.
Ricounet sentit l'angoisse monter en lui.
Les gémissements de Dober le firent se ressaisir. Sa gamelle était vide. Il lui dit :
— Ne t'inquiète pas je vais bientôt avoir huit ans. En septembre je rentre en CM2, je suis un grand. Je vais retrouver la clé ; elle a dû tomber dans ma chambre et tout sera comme avant.
En plus, pensa-t-il, il n'était pas seul, il pouvait compter sur la compagnie de Dober et il ne mourrait pas de faim, car la chambre froide de la cuisine qu'il avait entrouverte quelques instants plus tôt -dans sa quête de trouver un occupant de ce château-, regorgeait de victuailles.
— Je vais te chercher à manger, poursuit-il.
Il revint avec une assiette dans laquelle il avait découpé en menus morceaux de la barbaque2 qu'il avait décongelée. Dober n’arrêtait pas de frétiller de la queue à la vue de son repas. Il avait également ramené sa longue laisse ; il ne voulait pas que le chien profita de l'ouverture de la cage pour s'enfuir. Il l'attira d'abord à lui avec un bout de viande pour attraper son collier et y fixer le mousqueton de la laisse. Il la tint à travers les barreaux, pendant qu'il déverrouillait la porte métallique. Dès qu'il eut posé l'assiette à terre, Dober se précipita dessus, avalant sa pitance3 avec avidité. En attendant Ricounet s'était replacé à l'entrée de sa cage, en la laissant entre-ouverte. Dès qu'il eut fini de manger, le chien releva son museau vers lui en jappant. De surprise il lâcha la laisse.
Dober était malin et vif, il en profita pour s'échapper en le poussant au passage.
Ricounet eut la présence d'esprit de rattraper le bout de la laisse qui courait sur le sol. Il la maintenait fermement, prêt à mobiliser tout son poids, quand celle-ci, à bout de course, bloqua, arrêtant net le chien sur la pelouse à une dizaine de mètres de lui.
Pendant qu'il enroulait lentement la lanière autour de son poignet, Dober, immobile, le regardait se rapprocher. Dès qu'il fut à portée de main, le chien repartit de plus belle, entraînant Ricounet malgré lui. Il avait beau lui crier d’arrêter, l'animal poursuivait sa course.
Ils se rapprochaient dangereusement des rochers qui clôturaient le parc – Ricounet ne savait pas alors que ces derniers donnaient sur une plage de galets, située bien plus bas-.
A un moment, la laisse libéra son poignet brusquement ; il tomba à la renverse dans une pente qui mourrait sur un monticule rocheux qu'une large fissure séparait en deux. Après plusieurs galipettes en arrière où il se laissa aller, il sentit le sol se dérober sous lui.
Un instant il crut tomber dans le vide, mais il s'affala lourdement au fond d'une crevasse boueuse.
Il mit du temps à réaliser qu'il ne pouvait rejoindre la surface par ses propres moyens. Dober pointa sa tête au-dessus du rebord. Il aboya plusieurs fois, puis disparût.
Le petit bonhomme attendit quelques instants, puis il cria « C'est moi Ricounet, je suis ici. A l'aide ! ».
Rien d'autre ne se passa.
La situation paraissait sans issue : Il était tout seul au fond d'un trou dont il ne pouvait sortir et il n'y avait personne à l'extérieur pour venir le sauver.
Les pleurs le submergèrent à un tel point qu'il eut du mal à respirer, tant il hoquetait. L'envie impérieuse de crier « Maman ! » alors lui vint, une première fois puis une deuxième fois. Il n'arrivait plus à s’arrêter, répétant sans cesse son appel désespéré entre deux sanglots.
Il s’aperçut alors qu'il rapetissait !
Plus il appelait sa maman, plus les parois s'allongeaient, plus les cailloux autour de lui grossissaient. La flaque boueuse dans laquelle il était tombé, devint une mare puis une large nappe d'eau. Son niveau montait petit à petit le long de ses jambes, au point qu'il dût rejoindre la rive de ce qui était devenu un lac, pour ne pas se noyer.
Le jour poignait4 [ on peut dire aussi «apparaissait »] encore, au-dessus de sa tête, à travers l'ouverture de la crevasse qui s'était rétrécie.
Alors qu'il ne s'était jamais senti aussi abandonné, il entendit au loin une voix aiguë l'appeler : « Ricounet ! Ricounet ! ». Il s’arrêta aussitôt tant de pleurer que de crier « maman ».
Il ne la distingua pas tout de suite.
Une sorte de gondole, constituée d'une grande feuille incurvée sortit de l'obscurité. Elle avançait sur l'eau en se balançant d'un bord à l'autre, tranquillement, au gré des poussées de la perche que maniait un petit personnage difforme, debout sur l'embarcation.
Au fur et à mesure qu'elle se rapprochait de lui, Ricounet put détailler son accoutrement. Dans d'autres circonstances, il aurait ri à l'apparition de ce petit être vert aux jambes pas plus épaisses qu'une allumette et au pourpoint5 bouffant qui masquait un gros ventre. Un chapeau de cow-boy à long bord, surmonté d'une plume également verte, lui masquait le visage. Quand celui-ci releva sa tête, il vit alors qu'il avait affaire à une grenouille :
— C'est bien toi Ricounet ? Comment es-tu arrivé ici ? dit-elle d'une voix nasillarde.
— Oui c'est moi Ricounet. Tu connais mon nom ?
— Quand tu étais géant, tu as bien crié ce nom-là. C'était bien toi ?
— J'étais pas géant, j'étais normal ! C'est en criant « Maman » que je suis devenu si petit.
— Si petit ? Moi qui me trouvais déjà trop grand.
— Bon, tu sais que tu peux nous sauver ?
— Nous sauver ?
— Foi de Froggy, la grenouille ! Moi, page de prince et de princesse de Tanperdu [Nasaler le « Tan » comme un québécois], je te dis : Tu peux nous sauver !
— Je ne comprends pas.
— Tu viens de me dire comment rapetisser !
— Mais moi, je veux re-grandir !
— Ne t'inquiète pas. Quand nous aurons résolu mon problème, nous résoudrons le tien.
— Je comprends toujours pas.
— Monte sur ma gondole. Je vais t'emmener dans mon château.
— Ton château ? dit-il en prenant la main que Froggy lui tendait pour l'aider à monter à bord.
— Le château de prince et princesse de Tanperdu, pardi ! s'exclama-t-il en donnant un coup de perche pour pousser l'embarcation au large.
— Moi aussi, j' étais dans un château ! Quand je me suis réveillé ce matin, tout le monde avait disparu. J'avais oublié de remonter la clé du réveil.
— De remonter la clé ! Ca alors quelle coïncidence !
Je vais t'expliquer. Moi, page de prince et de princesse de Tanperdu, je suis aussi leur majordome, leur jardinier, leur cuisinier, leur serviteur, bref je suis leur « grenouille à tout faire » -l'équivalent batracien d' « homme à tout faire »-. Je m'occupe de tout et notamment du temps.
— Du temps ?
— Du temps qu'il fait, du temps qui court, et surtout du temps perdu.
— Du Tanperdu [Nasaler le « Tan » comme un québécois] ?
— Non, du temps perdu. Je dois éviter de faire perdre du temps à prince et princesse de Tanperdu. Et pour cela, je suis aussi le remonteur de temps.
— Tu remontes le temps ? Tu peux revenir dans le passé ?
— Mais non, je remontais chaque soir le ressort du temps. Jusqu'à cet accident maudit où je n'ai pu le faire ; prince et princesse de Tanperdu se sont arrêtés de bouger, comme s'ils étaient en état de catalepsie6 [ on peut dire aussi « paralysie »].
— Ca alors, c'est comme pour moi !
— Comme pour toi ? Comme pour toi ? Tu n'arrêtes pas de m'interrompre. Bon l'important maintenant c'est de retourner au château et de remonter le temps... je veux dire, -voyant la tête de Ricounet-, que nous allons remonter le mécanisme pour les faire repartir.
— Les faire repartir?
— Tu me laisses terminer ? Nous perdons notre temps, là...
Excuse-moi, je suis trop impatient de retrouver ma vie de château. Bien que cela ne fasse que quelques heures que tout a commencé, je ne veux pas errer plus longtemps dans ces limbes7 [on peut dire aussi « enfers »] effroyablement sombres.. Et après, je te promets que tu pourras redevenir aussi grand qu'avant...
On arrive.
Descendons, nous allons dans le petit château que tu vois là-bas.
Une forteresse du moyen-age miniature, toute rose, brillait dans une des cavités de la crevasse qui redonnait sur la rive du lac. Son parc, tout autour, était illuminé par son éclat.
— Comment veux-tu qu'on y rentre, faudrait être des fourmis ? remarqua Ricounet.
Froggy parut vexé :
— Plutôt des souris !
Etant arrivés devant le minuscule pont-levis, Froggy s'adressa à Ricounet :
— Maintenant nous allons crier tous deux « Maman » jusqu'à ce que nous arrivions à la bonne taille pour rentrer dans le château.
Après plusieurs tentatives, même en s’égosillant8, ils demeurèrent tels quels.
— Ce n'est pas comme cela que tu as fait ? demanda Froggy. énervé.
Aux bords des larmes, Ricounet répondit :
— Si, j'ai dit …, il se remit à sangloter et brailla, Maman ! Il rapetissa un peu.
— J'ai compris ! s'exclama Froggy, pour que ça marche, il faut faire un hoquet, crier « Maman », puis faire un autre hoquet.
C'est ainsi, que dans un effort de voix commun, ils rétrécirent suffisamment pour pénétrer ensemble dans le château.
Ricounet s’arrêta quelques instants dans la première pièce, l'imposante salle de bal. Elle était abondamment éclairée par une dizaine de lustres ventrus aux multiples éclats de verre. Sur le parquet ciré, le blason de la famille princière était reproduit à intervalles réguliers sur des lattes de bois en chêne foncé, sur les toiles accrochées aux murs roses posaient de fiers cavaliers en armure et de nobles dames au teint d’albâtre, les plafonds étaient hauts, bordés par des guirlandes de fleurs en stuc d'un blanc immaculé ; le tout donnait au lieu une majesté indéniable9 auquel Ricounet n'était pas insensible.
Froggy l'entraina vers un coin de la salle où deux mannequins habillés comme des nobles du moyen-âge avaient été placés. Ricounet se retourna vers lui :
— Qu'est-ce que c'est ?
— Ce sont le prince et la princesse de Tanperdu. Tu vois, poursuit-il en se lamentant, je ne t'avais pas menti. Ils ne bougent ni ne respirent, le monde s'est arrêté de tourner, tout cela à cause de moi.
— Tu vas finir par me dire ce qui s'est passé ?
— Sous cette salle se trouve la mécanisme qui donne vie au château. Je suis chargé, comme mon père avant moi et son père avant lui, de le remonter chaque soir avec « la clé du temps ». Nous devons être deux, car cette clé, qui est aussi haute que deux grenouilles, ne peut être tournée par moi seul. Chaque génération de Froggy -nous nous appelons tous Froggy- a donc un chien pour l'aider. Le mien s’appelle Brutus. Je l'ai dressé pour qu'il tire sur un pan de la clé, pendant que moi je pèse de tout mon poids de l'autre côté. Cela nous demande au moins une vingtaine de minutes pour retendre le ressort complètement.
Hier soir, après le premier tour de clé, je détachais la chaîne de Brutus pour l'attacher à l'autre pan, quand elle m'a échappé des mains. Il en a profité pour s'enfuir dans le parc. Je l'ai fouillé de fond en comble. Il n'est jamais revenu malgré mes appels ; j'ai tellement forcé ma voix … que … que je l'ai perdue jusqu'au moment de te retrouver.
Ils traversèrent la salle jusqu'à une petite porte insérée dans le mur.
En passant devant le couple princier, Ricounet fut saisi par leur ressemblance avec celui qui virevoltait la veille dans sa bonbonnière rose. Ils étaient désormais figés dans la même figure de valse que leurs jumeaux mécaniques.
— Viens vite. Descend avec moi, se pressa de dire Froggy en maintenant la porte ouverte.
Ils arrivèrent dans une cave en terre battue. Elle devait être humide, car une vague odeur de salpêtre flottait dans l'air. Bien qu'elle fût fort éclairée, on n'en pouvait voir les limites, masquées par une armée de piliers de soutènement, alignés en rang d’oignons. Des voutes d'arrête10 en pierre grise aux interstices moussus défilaient au-dessus de leur tête ; Froggy savait visiblement où il allait, slalomant avec agilité entre les colonnes. Ricounet le suivait du mieux qu'il pouvait. Après un dernier détour, il découvrit un immense ressort spiral11 aux reflets cuivrés ; il était piqueté de rouille et touchait presque la voute. On n'en voyait que la moitié, car il émergeait verticalement d'un puits d'à peu près un Froggy de haut et d'au moins trois de diamètre. Le centre de la spire était traversé par une tige d'un bon diamètre, qui reposait sur les bords du puits et plongeait entre les moellons du mur le plus proche. Sur l'autre côté de l'axe, était emmanchée une clé dont l'anneau12, incliné par rapport au sol, avait la forme d'un grand cœur, découpé dans une épaisse plaque de métal grisâtre.
— Ricounet, prends la chaîne là-bas. Tu me la passeras quand je serai monté sur cet escabeau, dit Froggy en le saisissant. Je la fixerai dans le trou conçu à cet effet en haut de l'anneau.
C'est ainsi, que l'un tirant et l'autre poussant, ils réussirent à retendre le ressort à bloc, au bout d'une heure. Avant qu'ils n'eurent terminé leur besogne, dès les premiers tours de clé, ils avaient entendu les premiers tic-tac du mécanisme qui reprenait vie derrière le mur de moellons. Froggy s'était alors précipité dans la salle du bal, laissant Ricounet en plan, momentanément. Quelques minutes plus tard, le page était revenu la mine réjouie :
— Ça y est, ils dansent ! Prince et Princesse de Tanperdu valsent à nouveau !
Après qu'ils furent remerciés par le couple princier, Froggy raccompagna Ricounet à l'entrée du château. Ce dernier s’arrêta subitement et demanda :
— Mais moi, comment vais-je faire pour revenir chez moi ? Tu m'avais promis...
— Je n'ai pas oublié. Je tiens toujours parole, foi de Froggy. Viens, il faut que je te ramène d'abord sur l'autre rive du lac.
Le chemin leur parut beaucoup plus long qu'à l'aller, d'autant plus que la gondole était plus difficile à manier, car ils avaient une taille au moins sept fois inférieure à celle qu'ils avaient la fois précédente.
Une fois arrivé, à l'endroit même où il l'avait invité à monter sur son embarcation, Froggy rompit le silence :
— Rappelle-toi. Je t'avais dit que j'avais crié « Brutus ! » à plusieurs reprises quand je le recherchais dans le parc.
— Oui, et alors ?
— Il est arrivé quelque chose que nous nous étions jamais permis depuis que des générations de Froggy sont au service de la principauté. Malgré moi, j'ai croassé, croassé tellement fort, que j'ai cru un instant que le monde autour de moi s'écroulait. Du coup, je me suis tu. Je ne voyais plus les arbres du parc, le château.
Ma tête touchait presque le plafond de la caverne, alors qu'il m'apparaissait si haut quand je l'observais avec la longue-vue du château. J'étais devenu un géant...
— C'est çà ton truc, pour que je retrouve ma taille d'origine !
— Oui ! Essaie de croasser.
Après quelques secondes d'hésitation, Ricounet s'écria :
— Croîs !Croîs ! Croîs...
— Non, Ricounet, pas « croîs » du verbe croître reprit Froggy à voix basse, mais « Croa ! Croa ! ».
3
- Ricounet fut réveillé le lendemain matin par le jour qui s'était engouffré à travers les porte-fenêtres de sa chambre que rien n'occultait -il en avait compté trois-. Il regarda la bonbonnière rose, elle marquait huit heure vingt, le petit couple princier tournait d'un quart de tour à chaque seconde. Toute la maisonnée semblait réveillée, des éclats de voix par ci, des pas rapides par là. On pouvait deviner les allers et venues d'une tondeuse, à son bruyant moteur qui se rapprochait puis s'éloignait régulièrement.
- Quand il enfila ses chaussons, il fut surpris de sentir de l'humidité sous ses doigts de pieds. En y regardant de plus près, il repéra quelques traces de boue sous chaque semelle. Il n'avait pas rêvé !
- Il les retira aussitôt pour ne pas salir les parquets et il se précipita dans le couloir, descendit quatre à quatre les marches de l'escalier, poursuivit sa course dans le dédale des pièces du rez-de-chaussée en appelant : « Maman ! Maman ! ». Sa mère sortit précipitamment de la salle à manger en lui demandant, inquiète, les raisons de ses cris. Ricounet ne répondit pas, se contentant de la serrer fort dans ses bras, à son grand étonnement.
- Il avait huit ans. Il y avait plus grand que lui, mais il avait sauvé toute sa famille et sans doute bien plus encore. Il valait mieux qu'il ne racontât rien de son aventure. Sa mère ne l'aurait sans doute pas cru, car les adultes pensent toujours qu'un petit, ne peut faire que de petites choses.
- (« Et bin, c'est pas vrai !») se dit Ricounet en accompagnant fièrement sa maman dans la salle à manger. Maintenant qu'il était revenu à la normalité, il avait hâte de s'attaquer à son petit déjeuner, comme n'importe quel petit garçon de son âge.
J'aurais pu conclure ce conte par quelque maxime édifiante ; je préfère vous laisser cela, si l'envie vous y porte.
Lecteur, si cette histoire a fait jaillir en toi quelques souvenirs heureux, comme ceux que j'ai redécouverts ici en l'écrivant, cela me suffira, j'aurais atteint mon but.
1Une voiture de la marque Citroen des années cinquante.
2Viande de boucherie de mauvaise qualité pour des humains.
3Portion de nourriture constituant un repas
4Du verbe poindre
5Pourpoint : Vêtement d'homme, en usage du xiiie au xviie. en Europe, qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture [srce. CNTRL]
6Paralysie que l'on observe dans les états hypnotiques et dans la schizophrénie, caractérisée par l'annihilation de tous les réflexes de locomotion et de changement de position, la réduction de la sensibilité, la contraction tonique des muscles [srce. CNTRL]
7Dans la théologie catholique, les limbes sont le séjour des innocents, des justes morts avant d'avoir été sauvés par la Rédemption [srce. CNTRL]
8Se fatiguer la gorge à force de crier, chanter, etc.; produire des sons vocaux intenses [srce. CNTRL]
9Que l'on ne peut contester
voute d'arrête (srce : wikipedia)
ressort spiral (srce : wikibooks)
12 L'anneau est la partie de la clé pour la prise en main (srce : wikipedia)

