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Journal d'un barbier sur le fil du rasoir, épisode 4

Journal d'un barbier sur le fil du rasoir, épisode 4

Publié le 1 juin 2024 Mis à jour le 1 juin 2024 Humour
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Journal d'un barbier sur le fil du rasoir, épisode 4

Vous ne devinerez jamais qui m’a piqué la vedette ! Si je vous dis qu’il se balade avec un hameçon planté dans une lèvre, ça vous parle ? Oui ! Le poisson ! C’est pas une blague putain. J’étais en train de lancer des dés pour aller dessiner un sourire sur la gorge de quelqu’un et j’entends rire les journalistes à la télé. Le truc improbable puisqu’ils venaient de faire un sujet sur un nouvel attentat au couteau. Le truc moche. Bref, comme il y en a un qui précise que ça n’est pas un poisson d’avril, je laisse le résultat de mes dés et je me cale devant le poste. 

Là, y’a un type improbable, avec son costard près de la rivière, qui se cache derrière son gros micro bleu et qui balance son speech : « tous décrivent le même genre de poisson, une truite semble-t-il, avec un hameçon planté dans la bouche et des yeux disproportionnés, rendus exagérément proéminent par la colère. Leurs récits sont concordants, le poisson leur a délibérément foncé dessus. Sortant soudainement de l’eau, la truite se jète sur leur visage en profitant de l’effet de surprise. Tétanisés par la soudaineté de l’attaque, les pêcheurs n’ont pas le temps de réagir et l’animal les gifle avec sa queue, avant de prendre la fuite dans le courant de l’onde pure ».

Le summum du délire à ce moment-là fut l’interview de Franz, le dernier pêcheur agressé. Le gars a osé témoigner à visage découvert, une balafre comme une signature entre l’œil gauche et la base du nez : 
— La bête m’a foncé dessus. Je vous assure que ses intentions n’étaient pas amicales. Regardez, montre-t-il alors en désignant le trait rouge, cette saloperie a voulu m’embrocher. 
— Vous dites qu’elle a délibérément foncé sur votre visage avec l’intention de vous blesser ?
— Oui. Comme si elle avait voulu me donner un coup de boule. Elle m’a craché dessus en arrivant puis m’a cognée. Juste avant de retomber, elle a eu le temps de se frotter et m’a effiloché avec sa pointe. Puis, elle m’a donné un coup de queue pour prendre son élan et replonger. Pour moi, c'est quatre attaques délibérées.
— Quatre attaques, n’est-ce pas présumer du poisson ?
— Non, non. Quatre attaques bien coordonnées. Le crachat, le coup de tête, l’estafilade et la gifle de queue.
Il n’en fallait pas plus pour enflammer les réseaux sociaux. C’est du délire. Le « poisson mangeur d’homme », « Le minilodon », « Les dents de la rivière », y’a des titres pour tous les goûts, pour tous les humours. En tout cas, je retiens une seule chose : c’est mon bébé ce p’tit gars !

Une truite à la surface de l'eau, bouche ouverte.

Photo de David Trinks sur Unsplash

J’ai pas tenu. Je sais que c’est franchement pas une bonne idée de retourner sur un lieu de crime, mais j’ai pas pu faire autrement. Il fallait que j’y aille. Après, je ne suis pas allé exactement au même endroit. C’était bien en aval de la rivière. J’avais dans l’idée de verser un peu de sang dans l’eau afin de l’attirer et je nourrissais cet espoir fou qu’il me reconnaisse. Pari gagné !

Il a mis quelques heures, ce qui m’a valu pas mal de coupures ; des égratignures plutôt, car je ne voulais pas utiliser mes rasoirs et qu’on reconnaisse mes coups de lame. On ne sait jamais avec les flics, on peut tomber sur un Hank, dans « Breaking Bad », qui ne pige pas que son beau-frère est le coupable, ou un Hercule Poirot, véritable poil de moustache dans la soupe du tueur. 
Je pataugeais donc, un bouquin à la main, puis un éclat de lumière m’a sorti d’une page du livre de L.S. Martins. Mon bébé était là. Il me regardait, les yeux humides. Le soleil couchant reflétait sur le morceau de métal. Nous sommes restés un petit moment, comme ça, les yeux dans les yeux. Mon Dieu que c’était beau ces retrouvailles ! L’émotion était palpable, j’avoue avoir ressenti comme une gène, une grosseur quelque part. Il a dû le sentir lui aussi, car c’est à ce moment-là qu’il a choisi de s’approcher de moi. En surface, il dessinait son plaisir à me retrouver. Des virgules de sourires qui se propageaient à mesure qu’il venait à ma rencontre. Je l’ai laissé s’approcher sans bouger et me suis mis à pleurer tandis qu’il goutait aux termes de mon sang.

C’est le froid humide qui m’a sorti de ma torpeur. Le soleil s’était couché et la Lune caressait la rivière. Pourtant, mon bébé était encore là. Il m’avait regardé dormir, sans bouger pour ne pas me réveiller. Ce fut alors le moment de notre au revoir. J’avais comme un pincement au cœur, mais c’est le propre de tous les parents de laisser partir ses enfants. Il y eut un dernier éclat, un clin d’œil plus brillant au milieu des perles de Lune, puis mon bébé s’en est allé. J’ai alors ramassé mon tome 1, « Le réveil de Gallja : La naissance de Tinùviel » et je suis retourné à ma voiture. Je ne vais pas vous cacher que mon cœur était lourd. Très lourd. C’est toujours difficile de voir ses enfants quitter le nid, mais c’est aussi un moment de joie, une satisfaction de voir qu’ils sont capables désormais de prendre la route. J’espère rapidement avoir de ses nouvelles. On rêve tous de voir notre progéniture inscrire leurs noms pour les années à venir. Je l’imagine alors, lui le minilodon de la rivière, devenir celui du fleuve. Puis, s’affranchissant de la salinité, gagner la côte et devenir sirène, emportant dans les profondeurs des océans, les plus dangereux loups de mers au son d’un chant d’amour et de haine.

Un coup d’œil dans le rétroviseur central et c’est un léger sourire qui s’affichait alors sur mon visage. Du chagrin peut naître la satisfaction, dès lors qu’il arrose les graines d’un avenir que l’on choisit radieux. Il me fallait rendre hommage au travail de ma truite. Demain sera radieux. Demain, je me mettrai en chasse de Franz. Après son coup de boule, son coup d’hameçon et son coup de queue, il aura son coup de rasoir. Une œuvre personnelle devenue familiale. Un quintette majeur avant la mort.

 

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