Chapitre 6 - C'est vous, le numéro deux ?
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Chapitre 6 - C'est vous, le numéro deux ?
Severian Hunter ouvrit les yeux. La première chose qu’il vit fut un plafond abîmé. Des poutres de la charpente du toit étaient un peu usées par le temps et l’humidité. Au-dessus, il distinguait des ardoises grossièrement taillées dans l’obscurité. L’homme se redressa sur son lit, laissant la couverture élimée qui le recouvrait retomber.
Il tendit la main vers le petit tas de tissus qui était posé sur une chaise à côté de lui. Ses doigts longs et fins se glissèrent dans la poche de sa veste et se refermèrent sur du métal froid.
Il en sortit une montre à gousset en argent. En l’ouvrant, il constata qu’il était six heures et demie. Un sourire étira ses lèvres, dévoilant ses huit dents pointues. Il avait dormi bien plus longtemps que de coutume. C’était plutôt normal. Il avait travaillé durant toute une semaine sans relâche, pour ne dormir que six heures entre le quatrième et le cinquième jour. Heureusement, son dur labeur avait payé. En l’espace de huit jours, le noiraud avait accompli sa tâche.
Severian soupira profondément en relevant la tête pour observer autour de lui. La maison qu’il occupait en toute illégalité était plus proche de l’état de ruine que de véritable domicile. Elle ne comptait que quatre pièces : la chambre à coucher, dans laquelle il était, et la salle de bain qui était au premier étage, et la cuisine et la pièce de vie au rez-de-chaussée.
Dieu merci, c’était la dernière nuit que je passais dans ce trou à rats. Enfin, Dieu merci… je pense être particulièrement mal placé pour parler de Dieu.
L’homme se leva de son lit bancal en laissant tomber sa couverture sur le matelas. Ce matin, il allait enfin quitter cette bicoque à moitié en décomposition pour rejoindre son jeune maître. La veille, la rumeur de la défaite d’Arthur Parker s’était répandue comme une traînée de poudre dans Wintervale. Et au soir même, une nouvelle demande de la famille Prince avait été faite, cette fois, auprès du dernier candidat du village : Severian Hunter lui-même.
Il avait reçu une lettre express alors qu’il traînait dans les rues la vielle au soir. Il était prié de venir le lendemain matin à sept heures et demie. En sachant cela, il avait laissé un mot à Hypérion pour l’avertir de sa venue avant d’aller s’affaler sur le lit pour dormir quelques heures.
Severian prit les vêtements qu’il avait déposés sur sa chaise avant de se coucher. Il enfila ses habits avec soin et minutie. Son apparence avait charmé plus d’une personne, et comptait bien réitérer l’affaire avec les parents du blond. Il avait abandonné les habituels costumes noirs qu’il portait habituellement. Cette fois, il était vêtu d’une chemise blanche dont seuls le col et le bout des manches étaient visibles sous la veste noire. Cette dernière tombait sur ses jambes et comportait de très nombreux boutons. Le noiraud noua soigneusement un foulard blanc autour de son cou et enfila des chaussures qu’il avait lui-même cirées.
Ses yeux rouge vif se posèrent sur ses mains. Une grimace de dégoût tordit son visage alors qu’il lâchait un sifflement de mépris à son propre égard. Ses ongles étaient noirs comme le charbon, ce qui le répugnait particulièrement. Et ils avaient drastiquement poussé durant la semaine écoulée. Ils dépassaient de plusieurs centimètres le bout de ses doigts.
Il faut que je règle ce problème tout de suite. Je ressemble à ces boules de poils malodorantes !
En quelques coups de ciseaux à ongles, ils retrouvèrent une longueur normale. Mais malgré tout, il restait toujours cette couleur immonde dessus. Malheureusement, cela faisait partie des choses qu’il ne pouvait pas changer dans son apparence, même s’il le voulait. En examinant le dos de sa main gauche, il vit également sa marque. L’inscription de la plume fine entourée d’un cercle semblait faite dans sa peau à l’encre noire. Un sourire étira les lèvres de l’homme.
Sans doute êtes-vous endormi à cette heure, jeune maître. Vous ne pouvez pas deviner à quel point j’ai hâte de vous retrouver.
Severian sortit une paire de gants noirs qu’il enfila sur ses mains. Cela servait autant pour cacher ce dessin que pour dissimuler la noirceur de ses ongles. Et dans le deuxième cas, il n’aimait pas les voir lui-même, cette solution l’arrangeait donc.
La créature des ténèbres rassembla ses affaires, qui étaient bien maigres. Mis à part ses vêtements et quelques affaires de toilette, il n’avait pas besoin de grand-chose. Le noiraud referma sa valise et se redressa, examinant les lieux du regard. Il devait vérifier qu’il ne laissait aucune trace de son passage dans cette maison.
En silence, l’homme saisit la poignée de sa valise et descendit les escaliers à moitié défoncés par l’humidité et la pourriture. C’était un véritable miracle qu’il soit resté aussi longtemps là-dedans sans prendre la fuite. Il récupéra un long manteau noir sur le bord d’une chaise et l’enfila.
Une rapide vérification au rez-de-chaussée lui confirma qu’il n’oubliait rien. Ce fut donc non sans un certain soulagement qu’il sortit de la demeure abandonnée pour prendre lentement la direction du manoir Prince. Ses yeux rouges se posèrent sur le ciel. Celui-ci était recouvert d’une épaisse couche de nuages gris sombre. Au fil des jours, ils s’étaient amoncelés toujours un peu plus pour former cette masse compacte. Cela promettait de l’orage dans les jours à venir.
L’air était chargé d’une humidité presque étouffante, annonçant la pluie qui risquait de tomber. Le vent était plus violent que la veille et soufflait dans les rues de Wintervale avec force, soulevant poussières et feuilles dans un tourbillon brun doré. Le soleil commençait à se lever, mais on ne pouvait que le deviner à cause des nuages.
C’est parfait. J’arriverai avant qu’il ne soit trop haut dans le ciel.
Severian marchait d’un pas vif, les pans de son manteau claquant derrière lui. Les bourrasques soulevaient ses cheveux et fouettaient son visage. À cette heure-ci, les ruelles du village étaient encore désertes. Le fracas du vent rendait le bruit de ses pas presque imperceptible tandis qu’il passait devant diverses boutiques encore fermées.
En moins de dix minutes, le noiraud fut en dehors de Wintervale. Il suivit un chemin en gravier qui menait à l’entrée du manoir des Princes.
Je n’arrive pas à croire que les humains passent leur vie en marchant à cette vitesse. Mais je ne dois pas me presser, je suis déjà en avance.
Il se força à ralentir : s’il continuait à accélérer de cette manière, il allait arriver en moins de trente secondes. À la place, il mit près d’une demi-heure pour rejoindre son futur lieu de travail. Et son jeune maître encore endormi pour le moment.
Severian jaugea du regard l’imposante demeure. Cela n’avait rien à voir avec la maison abandonnée, ni même avec la chambre miteuse qu’il avait occupé clandestinement lorsqu’il était à Londres.
Et sûrement pas à ce monastère damné !
Comme il le lui avait été demandé le pli reçu la veille, l’homme se dirigea vers la porte de service, qui était utilisée par le personnel et les livreurs de journaux. C’était une entrée sur le côté du manoir qui menait à l’office des domestiques, légèrement dissimulée par des buissons épais. Le noiraud ne se questionna pas une seule seconde et frappa au panneau de bois. Son ouïe fine percevait un véritable vacarme au-delà de cette porte. Un mélange d’une multitude de voix, de casseroles sur la cuisinière et de tasses de thé qu’on remplissait résonnait dans son crâne, les sons étant amplifiés.
Il y a de quoi me donner mal à la tête. J’ai intérêt à m’y habituer au plus vite si je ne veux pas devenir fou.
Un bruit de pas se mêla à tout ce tumulte, lui signalant qu’une personne venait dans sa direction. Remarquant soudainement que quelque chose de crucial lui manquait, Severian cligna des yeux. Entre deux battements de cils, ses yeux rouge vif à la pupille en fente fine devinrent des iris marron tirant sur l’orange à la pupille ronde.
La porte s’ouvrit sur un homme grand et trapu, aux cheveux sel et poivre peignés en arrière. Sa tenue et le petit écusson brillant sur sa poitrine ne pouvaient pas tromper le noiraud : c’était le fameux Jones, le majordome au caractère de glace. L’homme le regarda des pieds à la tête, les lèvres pincées, comme si quelque chose le dérangeait dans l’apparence de la créature des ténèbres.
Celle-ci n’en était pas à son coup d’essai. Ce n’était pas la première fois qu’on lui jouait le coup de le dévisager de bas en haut, comme si la personne qui lui faisait face le méprisait. Son jeune maître avait essayé de le faire aussi, mais il avait dû rapidement intégrer que cette technique ne fonctionnait pas.
— Je suppose que vous êtes le nouveau précepteur, lâcha finalement le majordome après une demi-minute de silence pesant.
— C’est cela, approuva Severian sans se départir de son sourire paisible, à la limite narquois.
Son interlocuteur laissa percevoir un éclair de surprise dans son regard sombre. Dès le début, en ouvrant la porte, il avait ressenti quelque chose qui lui déplaisait chez cet homme. Et cela n’allait pas en s’améliorant : en deux mots, littéralement, ce type lui donnait une très mauvaise impression.
Il dégageait quelque chose d’humble et de fier, le tout surmonté d’une pointe de moquerie. Son rictus tranquille semblait indécollable de son visage. Ses yeux pétillaient à la fois d’intelligence, mais aussi d’une lumière sournoise. Et ce précepteur était parfaitement habillé, pas la moindre imperfection à propos de sa tenue.
Ce type était parfait, et Jones s’en trouvait profondément dérangé.
Il est impeccable, à l’exception d’une chose… ses cheveux !
Le domestique avait failli défaillir en voyant ces mèches folles qui encadraient son visage. Il en était même venu à se demander comment cet homme avait osé prétendre à ce poste avec une coupe pareille. Il était exactement l’inverse du majordome qui peignait ses cheveux en prenant garde qu’il n’y en ait pas un seul qui ne soit pas à sa place.
Jones s’écarta cependant pour le laisser entrer avant de refermer la porte. Comme pour enfoncer le couteau un peu plus dans la plaie, il constata que la démarche de ce type était souple et gracieuse, sans paraître forcée. Une telle excellence dans son apparence n’était pas humaine.
Lentement, quelques têtes sortirent de la salle à manger des domestiques. Quelques curieux voulaient apparemment voir le nouveau précepteur. Même l’intendante, Madame Schwartz, s’était laissée tenter et avait imité les plus jeunes.
— Monsieur Jones !
La personne qui venait de crier son nom termina de dévaler les dernières marches de l’escalier de service. C’était un jeune homme d’une trentaine d’années aux cheveux roux sombre parfaitement bien coiffés. Ses yeux bleus montraient une grande maturité, mais une étincelle de jeunesse inoubliée les animait. Il portait un costume noir ainsi qu’une cravate noire : cette tenue était celle d’un valet de chambre.
— Qu’y a-t-il, Monsieur Reyes ? interrogea le majordome en avançant dans le couloir.
— J’ai habillé Lord Prince, répondit l’intéressé tout en fixant Severian avant de reporter son attention sur son supérieur. Il est dans la bibliothèque en compagnie de Lady Prince.
— Parfait, je vous remercie, marmonna Jones d’un air mécontent. Excusez-moi, continua-t-il à l’adresse des autres domestiques, mais nous ferons les présentations un peu plus tard.
D’un simple signe de tête, le domestique fit signe au noiraud de le suivre. Cependant, à la grande surprise du reste du personnel, il ne l’emmena pas à l’étage, mais vers son bureau. Le précepteur le suivit sans rien dire, un léger sourire au coin des lèvres.
La pièce était petite, mais très bien remplie et éclairée. Il y avait un bureau encombré de papiers en toute sorte et de notes rapides. Quelques livres étaient empilés dans une armoire simple contre un mur. Des rangées de clés de taille et de matériaux différents étaient suspendues à des crochets au mur.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, grommela le majordome en ouvrant un tiroir, farfouillant frénétiquement dedans. Je ne sais pas si le temps vous manquait ce matin, mais vous devriez vous recoiffer un peu.
Il sembla trouver ce qu’il cherchait, et tendit un peigne en bois au noiraud. Ce dernier regarda l’objet un moment, son sourire s’effaçant au fil des secondes. Finalement, il le saisit en soupira profondément.
— Si cela peut vous faire plaisir, souffla-t-il en démêlant ses mèches sombres. Mais je suis navré de vous annoncer que je suis né ainsi et qu’un peigne ne domptera pas mes cheveux.
Et il ne mentait pas. Même après s’être coiffé, le résultat était exactement le même que quelques instants plus tôt. Ses mèches folles refusaient visiblement d’aller ailleurs qu’à l’endroit qui était le leur.
— Je ne sais pas où vous avez travaillé avant, monsieur, siffla Jones, visiblement mécontent, avant de reprendre le peigne pour l’humidifier légèrement. Mais dans ce manoir, les domestiques doivent mettre un point d’honneur à être soigné.
— Tss, faites ce que vous voulez, rétorqua le précepteur avec une voix exaspérée, croisant les bras sur son torse.
Severian ne sut jamais par quel miracle le domestique avait réussi à remporter l’affrontement contre sa tignasse rebelle. Bien qu’il ait lutté pendant près de trois minutes, le majordome était parvenu à ramener ses cheveux vers l’arrière. Mais la créature des ténèbres avait eu du mal à ne pas ricaner devant le soupir de dépit de son interlocuteur. Malgré tous ses efforts, certaines mèches s’étaient montrées trop résistantes et tombaient sur son front.
— J’ai fait ce que j’ai pu, annonça Jones comme s’il s’agissait d’une défaite tragique et que son honneur était en jeu. Nous devrions monter pour ne pas faire patienter Lord et Lady Prince.
Il emmena le noiraud dans un dédale de couloirs et d’escaliers. Vu de l’extérieur, ce manoir était grand, mais de l’intérieur, il le semblait encore plus.
Heureusement que j’ai un bon sens de l’orientation…
Durant le trajet entre l’office des domestiques et la bibliothèque, aucun des deux hommes ne dit un mot. Un silence lourd planait entre eux, comme une tension électrique que ni l’un ni l’autre ne voulait briser. Et cette atmosphère se heurta à l’ambiance d’anxiété qui régnait dans la bibliothèque.
James et Amélia étaient assis dans deux fauteuils en cuir voisins. Malgré leurs tentatives de paraître tranquilles et détendus, ils étaient bien trop raides pour que cela paraisse naturel. Ils échangeaient des regards inquiets entre eux depuis des minutes qui semblaient bien plus longues que d’habitude.
L’entrée de Jones les tira de leur état de paralysie. Le majordome referma la porte avant de s’avancer vers ses maîtres, suivi par le noiraud qui semblait avoir retrouvé un petit sourire.
— Bonjour, my Lord, salua l’homme aux cheveux sel et poivre.
— Ah, Jones, vous voilà, souffla James en tournant la tête pour lui adresser un regard hésitant. Et je suppose que cet homme est le nouveau précepteur.
— C’est exact, confirma le majordome avant de s’incliner. Excusez-moi, mais je vais aller chercher Monsieur Hypérion.
Les deux parents le regardèrent pour sortir de la bibliothèque. Ensuite, leurs yeux se tournèrent d’un même mouvement vers le noiraud. Le brun se força à lui adresser un sourire hésitant avant de désigner un fauteuil libre de la main.
— Je vous en prie, asseyez-vous. Nous avons un peu de temps avant que mon fils ne descende nous rejoindre.
Severian fit quelques pas pour rejoindre le siège que lui montrait le noble. Il s’installa gracieusement et croisa élégamment les jambes.
— Je vous en prie, parlez-nous un peu de vous, reprit James en s’obligeant à détendre ses muscles crispés sous l’anxiété. Chez qui avez-vous déjà travaillé ?
— Je vais être honnête avec vous, Lord Prince, avertit le noiraud avec une voix douce, à la limite d’être enchanteresse. Je n’ai pas grand-chose à vous dire sur moi. Tout ce qu’il y a à savoir est que je m’appelle Severian Hunter et que je n’ai jamais été au service de quiconque par le passé.
En réponse, il reçut deux regards surpris qui l’examinèrent si longtemps qu’il eut l’impression d’être analysé comme s’ils étaient persuadés qu’il mentait.
— C’est plutôt atypique, lâcha Amélia, traduisant la pensée de son mari qui semblait ne pas en revenir. Mais en y songeant à deux fois, cela semble plutôt logique, fit-elle remarquer d’un air songeur. Vous avez l’air encore jeune.
— Vous me flattez, Madame, répondit la créature des ténèbres en dévoilant un sourire éclatant.
Et ce sourire, il ne comportait que quatre canines, qui étaient de taille tout à fait normale.
Jeune, moi ? Je n’en ai que l’air, comme vous dites.
— Avant qu’Hypérion ne descende, intervint James qui devait avoir retrouvé l’usage de la parole après les suppositions de sa femme, nous devons vous demander quelque chose. Avez-vous déjà entendu les rumeurs qui courent sur notre fils ?
Il avait l’air soudainement plus grave, comme si ce sujet était particulièrement délicat à aborder. Severian se retint de laisser passer un ricanement moqueur. Non, il ne savait pas comment les gens de Wintervale voyaient son jeune maître. Mais ce n’était pas nécessaire, il était tout à fait au courant de l’image que le blond devait donner depuis quelque temps.
— Oui, j’en ai entendu parler brièvement, mentit-il sans que sa voix le trahisse. La personne qui m’a remis votre lettre m’a demandé si je savais dans quoi je me lançais.
— Les bruits de couloir vont vite, constata amèrement la blonde.
— Il faut que vous sachiez une chose, Monsieur Hunter, reprit son époux en joignant les mains devant son visage. Ce qui se dit dans le village est la stricte vérité. Pour une raison que nous ignorons, notre fils a commencé à se comporter étrangement il y a un peu plus d’une semaine.
— Se comporter étrangement ? répéta le noiraud en haussant un sourcil intéressé, alors qu’il était parfaitement au courant de cette histoire. Vous m’intriguez, Monsieur. Pouvez-vous m’en dire plus ?
— Certainement, approuva l’intéressé.
James avait décidé la veille, lors d’une discussion avec Amélia, de ne pas mentir au prochain candidat au poste de précepteur. En commentant cette erreur, ils avaient compliqué le travail de Parker et ils ne voulaient pas réitérer cette faute. Si cet homme ne pouvait pas remettre l’adolescent dans le droit chemin, ils devraient se résoudre à envoyer Hypérion dans une école privée, loin d’eux.
— Il a commencé à se révolter, et au fil des jours, il a empiré. Nous pensions à une crise passagère, mais après qu’il ait fait abandonner votre prédécesseur, nous avons compris qu’il ne s’arrêterait pas seul.
— Je pense que je vois de quoi vous voulez parler, murmura Severian qui jubilait mentalement, imaginant à quel point l’homme qui avait pris sa place avait dû le regretter. Et qu’avez-vous fait pour essayer de calmer ?
— Nous avons essayé par l’autorité, expliqua Amélia en rejetant en arrière sa longue tresse. Cela n’a rien donné de concluant. Monsieur Parker a tenté de le convaincre qu’il valait mieux obéir, puis a essayé de sympathiser avec lui. Rien n’a fonctionné.
— C’est normal.
Pour la deuxième fois depuis le début de l’entretien, la créature des ténèbres reçut des regards stupéfaits. Pourtant, sa réponse n’avait rien d’extravagant. C’était normal que leur fils se comporte ainsi : la place de précepteur était réservée à son visiteur nocturne et à personne d’autre.
— En essayant de le redresser, vous n’avez fait qu’encourager son comportement, expliqua-t-il en essayant de ne pas soupirer. Ce qu’il attendait en vous provocant, c’était une réaction. Lord Prince, je vous prie d’accepter que je reste pour une période d’essai.
— Vous… vous voulez le poste même en sachant ce qu’il en est ? balbutia le brun, visiblement étonné.
Après quelques secondes d’immobilité, il se leva de son fauteuil et s’avança vers Severian qui quitta son siège également. Il lui tendit sa main tremblante d’excitation que le précepteur serra avec un sourire, ses yeux luisants d’un éclat de victoire plutôt bien dissimulé.
— Bonjour, lança une voix lasse qui trahissait un peu d’agacement.
Les deux parents tournèrent la tête ensemble pour voir leur fils. Il venait d’entrer dans la bibliothèque, refusant une nouvelle fois que Jones ouvre les portes à sa place. Il portait un élégant costume marron accompagné d’un ruban rouge écarlate noué autour de son cou. Ses yeux bleu saphir se posèrent sur son serviteur et celui-ci remarqua nettement la lueur de surprise qu’il y avait.
— Qui est-ce, lui ? cracha Hypérion en le désignant d’un signe de tête.
— Sois plus poli, le réprimanda sèchement son père, le ton de sa voix devenu subitement dur. Je te présente Severian Hunter, ton nouveau précepteur.
— Ah oui, marmonna le blond en croisant les bras d’un air maussade. Vous êtes le numéro deux, c’est cela ?
James et Amélia jetèrent un regard inquiet sur le précepteur. Cependant, à leur grande surprise, l’homme ne montra aucun signe d’énervement. À l’inverse, son sourire s’accentua et ses yeux se plissèrent imperceptiblement.
Vous jouez très bien le jeu, jeune maître. Vous avez fait vos preuves en tant que stratège, montrez-moi maintenant vos compétences en tant qu’improvisateur.
Hypérion sembla surpris de cette absence de réponse à sa provocation. Pas un seul regard choqué, pas une grimace de surprise, ni même un tressaillement qui montrerait une quelconque émotion. Il jeta un regard autour de lui, comme s’il hésitait sur ce qu’il devait faire.
C’est ce que tu voulais, Severian ? Tu veux que je continue à jouer mon personnage ?
— Lord Prince, puis-je m’éclipser pour discuter avec Monsieur Hypérion ? interrogea le noiraud, comme s’il avait lu dans ses pensées.
— Ne voulez-vous pas vous installer dans votre chambre ? questionna James avant de secouer la tête. Au final, faites comme vous le souhaitez.
— Je vous remercie. Excellent, Monsieur, pouvez-vous m’indiquer le chemin jusqu’à votre chambre ? continua la créature des ténèbres en regardant attentivement l’adolescent.
— Je pourrais, grommela ce dernier avec mauvaise volonté. Mais encore faudrait-il que vous marchiez assez vite pour me suivre.
Sur ces mots, il fit volte-face et sortit à pas pressés. Son visiteur nocturne se mit sur ses talons sans s’énerver. Ce n’était pas comme s’il n’était pas habitué à ce genre de provocation. Le duo machiavélique monta les escaliers pour rejoindre dans leur petite cachette habituelle.
L’adulte referma la porte derrière lui avant de se tourner vers le garçon. Ce dernier s’étira en poussant un bâillement sonore. Même s’il lui tournait le dos, le noiraud devinait son sourire satisfait.
— Tout s’est déroulé comme vous l’aviez prévu, jeune maître, commenta-t-il en esquissant un rictus avec huit canines acérées. Votre initiative était remarquable.
— Je dois dire que tu m’as bien amusé, admit Hypérion se retournant, laissant voir son expression joviale. Tu dois être très doué avec les mots pour avoir berné tout le monde.
— L’auriez-vous déjà oublié, my little Prince ? interrogea Severian en s’approchant de lui, la voix teintée d’amusement. Vous avez le privilège de l’exclusivité ! Vous êtes le seul à qui je ne mentirai jamais. Et pour être franc, ce n’était pas très difficile.
— Par contre, il faut qu’on discute de quelque chose de très sérieux, murmura le blond d’un air soudainement moins joueur. Approche.
Intrigué, le précepteur s’avança jusqu’à lui à pas furtifs. Une ambiance plus tendue s’était installée, et contrairement à celle qui avait régné entre lui et Jones, le noiraud n’était pas certain de vouloir la laisser durer longtemps. Une fois devant l’adolescent, il s’immobilisa, le fixant sans cligner des yeux.
Mais brusquement, le garçon attrapa son col et le tira si fort vers lui qu’ils basculèrent sur le lit. Hypérion était assis dessus, la main toujours crispée sur le vêtement, et son visiteur nocturne était penché au-dessus de lui, les mains appuyées contre le matelas pour ne pas tomber.
Leurs visages étaient si proches que leurs nez se touchaient presque. L’adulte pouvait sentir le souffle de la respiration du plus jeune sur son visage, et il entendait même les battements de son cœur.
— Réponds-moi, Severian. Qu’est-ce que c’est que cette coupe de cheveux ?
Toute la tension qui régnait auparavant entre eux se dissipa en un éclair. Comprenant que cette mise en scène n’était qu’une moquerie d’Hypérion, l’homme ne put cacher son sourire en plissant légèrement les yeux. Face à lui, un rictus narquois étirait les lèvres de son maître.
— Monsieur est taquin, susurra-t-il dans un souffle chaud.
Le blond lâcha son col et le précepteur se redressa sous le regard amusé de son interlocuteur. Le noiraud passa une main dans sa tignasse, qui reprit immédiatement son apparence d’origine. Visiblement, la technique de Jones n’était efficace qu’à durée limitée.
— Et si vous voulez réellement savoir pourquoi, soupira l’adulte d’un air désespéré, je ne peux que vous conseiller d’aller en discuter avec votre majordome.
— Je m’en doutais, ricana l’adolescent en se levant de son matelas. En revanche, j’ai une véritable question pour toi, continua-t-il en reprenant un minimum de sérieux. Comment expliques-tu la couleur de tes yeux ? Ils sont devenus marron.
— Avez-vous vu beaucoup d’humains avec des yeux rouge vif, Young Master ? interrogea sarcastiquement Severian avec un haussement d’épaules désinvolte et gracieux. C’est ce que je me disais, se moqua-t-il en voyant le signe de tête négatif du garçon. Les gens comme moi ont la capacité de modifier la couleur de leurs yeux et la forme de leurs pupilles. Je ne le faisais pas jusque maintenant puisque je n’avais aucune raison de vous le cacher. Mais j’ai préféré le faire devant les autres mortels.
Hypérion fit un simple hochement de tête pour lui dire qu’il avait compris. Il s’approcha de la fenêtre de sa chambre, l’air à présent plus rêveur qu’auparavant. Son regard se perdit à l’horizon, où les nuages gris viraient au noir, prêt à déverser un orage sur l’Angleterre.
— C’est étrange, n’est-ce pas ? demanda-t-il d’une voix douce, qui oscillait entre la nostalgie et l’apaisement.
Le noiraud ne sut pas quoi répondre, et préféra attendre que son jeune maître reprenne la parole. Ce qu’il fit après quelques secondes de silence.
— Il y a huit jours, on essayait de trouver un moyen de se voir sans être obligés de se cacher. Et maintenant, tu es mon précepteur.
— Si vous voulez mon avis, monsieur, avança la créature des ténèbres en se rapprochant de lui, ce n’est pas réellement le plus étrange dans notre situation. Pour moi, le plus surprenant est l’énergie que vous avez mise dans ce plan.
— Je sais, soupira le blond en se tournant vers lui, le fixant dans les yeux. Au final, nous n’avons pas avancé dans notre enquête. Mais j’ai le sentiment d’avoir fait un bon choix. Je pense que… que je commençais à étouffer ici.
— Je pense que je comprends, murmura Severian en regardant la cime des arbres se balancer avec frénésie. Vos parents sont bons, je l’ai senti. Et c’est précisément ce qui vous déplaît.
— C’est ça, approuva simplement Hypérion en esquissant un sourire timide. Ce n’est pas la voie que j’ai choisie.
— Vous avez préféré le chemin tortueux de la vengeance, continua l’homme, ses yeux prenant une couleur rouge vif, ses crocs s’allongeant de près d’un centimètre. Et vous avez décidé de parcourir un bout de votre route à mes côtés. Mais j’espère que vous n’oubliez pas que la fin ne pourra pas être joyeuse.
— Je n’aime pas penser à la fin, soupira le blond en posant une main sur son front, sa voix devenue plus terne. Je ne sais pas pourquoi, mais je préfère faire comme si cela n’allait jamais arriver.
Severian le fixa longuement, ses iris pétillants d’impatience. Ce garçon était étrange, très contradictoire dans ses pensées. Il n’appartenait pas à la lumière de la jeunesse et de l’innocence, mais il n’était pas non plus dans le monde sombre des adultes. Il était dans un entre-deux instable, ce qui le poussait sans doute dans un conflit moral terrible.
Je ne pense pas que vous soyez fait pour devenir un homme bon, jeune maître. Mais vous n’êtes pas non plus prêt pour être dans les ténèbres de la sauvagerie humaine.
Durant les jours suivants, Hypérion et Severian jouèrent le jeu à merveille. Le jeune garçon devait continuer de faire semblant de mépriser au plus haut point son nouveau précepteur. Ce dernier se contentait de faire ce qu’il faisait tout le temps : esquisser un rictus à chaque fois que son jeune maître lui lançait une provocation.
Il fallait absolument que cette transition du gamin arrogant et dédaigneux à l’héritier sage et travailleur paraisse normale. En aucun cas, ils ne devaient laisser penser qu’il y avait un quelconque lien entre eux avant que la créature des ténèbres n’arrive à ce poste. Ce passage d’un stade à un autre s’opéra lentement, sur près de deux semaines.
— Je crois que nous avons assez joué la comédie, soupira le blond, assis sur le bord de son lit, tandis que son serviteur lui ôtait sa veste pour le préparer au coucher. Demain, nous allons pouvoir reprendre notre comportement normal.
— En êtes-vous sûr, my Lord ? interrogea le noiraud en défaisant les boutons de sa chemise blanche, accroupi devant lui. Je propose que nous restions tout de même prudents.
— Pourquoi dis-tu ça ? demanda Hypérion en sentant les pans du vêtement glisser le long de ses bras. Mes parents m’ont félicité pour mon calme et mon bon travail en mathématiques.
— Vos parents ne soupçonnent sans doute rien, murmura Severian, ses yeux marron virant lentement au rouge vif, sa pupille s’affinant au fil des secondes. Mais ce n’est pas le cas de votre majordome.
— Jones ? s’étonna l’adolescent en le regardant se relever pour ranger ses habits de jours. Pourquoi se méfierait-il de toi ? Ce ne serait quand même pas à cause de tes cheveux rebelles.
— Je ne sais pas, admit l’adulte en passant une main dans ses mèches folles qui encadraient son visage séduisant. Lorsque je vois son comportement, je dirais qu’il essaye à tout prix de me voir commettre une erreur.
— Une erreur ? répéta Hypérion en s’allongeant sur son matelas, de plus en plus stupéfait. Quelle erreur ?
— Je ne saurais vous le dire, jeune maître, répondit le noiraud d’un ton qui commençait à laisser transparaître un peu de mépris en remontant la couette sur ses épaules. Sans doute voudrait-il me voir partir au plus vite. Mais vous pouvez être certain d’une chose : ce n’est pas de sitôt que quelqu’un pourra me séparer de vous, et sûrement pas un simple mortel comme lui.
— Ne monte pas trop dans les tours ! l’avertit l’adolescent en pointant un index menaçant entre ses deux yeux, le prenant par surprise. Je te signale que je suis un humain aussi, alors ne sois pas aussi arrogant !
— Certes, monsieur, vous êtes un humain, mais vous n’êtes pas ordinaire, murmura son précepteur en prenant la main de son maître, un sourire d’où dépassaient des crocs acérés étirant ses lèvres. Ceci en est la preuve.
Les prunelles saphir du jeune garçon se posèrent sur la marque sur sa main et il poussa un soupir profond. Oui, il n’était pas normal, il en avait conscience depuis un bon moment déjà. Pourtant, aussi ironique que cela puisse paraître, il se sentait plus humain en présence de Severian qu’avec n’importe qui d’autre.
Il dégagea ses doigts de la prise douce de son interlocuteur avant de se laisser tomber sur son oreiller. Ses paupières se fermaient toutes seules tandis qu’il sentait une main chaude glisser furtivement sur sa joue.
— Dormez bien, mon jeune maître… Et n’oubliez jamais : jamais je ne m’éloignerai de vous.
Sans qu’il s’en rende compte, un doux sourire paisible apparut brièvement sur le visage d’Hypérion. Il comptait bien sur ça : maintenant qu’ils pouvaient se côtoyer de manière officielle, il était hors de question de laisser quelqu’un les séparer. Et ce, peu importe si Jones le souhaitait.
Six heures du matin. C’était l’heure à laquelle tous les serviteurs se réveillaient dans le manoir Prince. Madame Schwartz s’occupait de réveiller tout le personnel féminin tandis que Jones, son homologue masculin, se chargeait de tirer des bras de Morphée les hommes. Il sillonnait les couloirs pour ouvrir les portes des chambres et crier à tout le monde de se lever rapidement. En commençant par les jardiniers, et les petits larbins, il terminait généralement son parcours par les valets de pied et les valets de chambre.
Ce fut à pas furieux que le majordome s’approcha de la dernière chambre : celle du précepteur. Sa large main se posa sur la poignée et la tourna brusquement.
— Levez-vous ! Il est l’heure !
Ses yeux sombres se posèrent sur le lit et la première chose qu’il constata fut qu’il était vide. La deuxième, c’était que les draps étaient parfaitement remis dessus. Et la dernière, c’était que l’homme qui était censé être étalé de tout son long était en réalité assis derrière son bureau, un paquet de feuilles étalé devant lui.
— Dieu du Ciel, s’exclama le noiraud en esquissant un sourire malicieux, ses prunelles marron se plissant légèrement. Je n’ai pas vu le temps passer : je préparais mes leçons suivantes.
— Vous m’en voyez ravi, rétorqua Jones d’un ton grinçant, sa mâchoire se serrant sous la colère. Ne traînez pas, nous prenons notre petit-déjeuner dans moins d’un quart d’heure.
Il fit volte-face, mais alors qu’il s’apprêtait à repartir dans le couloir, il se ravisa et plongea son regard dans celui de son collègue. Un feu furieux brûlait dans le regard du premier tandis qu’une étincelle de provocation et de défis animait celui du deuxième.
— Une dernière chose, monsieur Hunter, reprit l’homme aux cheveux sel et poivre. Veillez à soigner votre coiffure avant de descendre.
Le domestique sortit de la pièce et s’éloigna pour de bon. Severian poussa un profond soupir exaspéré : malgré les apparences, ce type commençait sérieusement à lui courir sur le haricot. Depuis son arrivée, Jones avait tout tenté pour essayer de l’énerver.
Pourtant, en y regardant de plus près, c’était plutôt l’inverse. Malgré toutes ses tentatives, le majordome devait bien admettre que mis à part la chevelure désastreusement rebelle du précepteur, il ne pouvait rien lui reprocher. Dès le deuxième jour, il avait été surpris de constater que le noiraud se levait bien avant l’heure prévue, qu’il était généralement déjà habillé et qu’il terminait de planifier sa journée entière.
Jones ne pouvait pas non plus le forcer à faire des tâches qu’il donnerait à un valet de pied. Hunter était au service exclusif du jeune Hypérion, et il devait être disponible à n’importe quelle heure du jour pour répondre au moindre de ses désirs. De plus, quelque chose dérangeait profondément ce pauvre humain : la perfection absolue de cet homme.
L’odeur amère que dégageait ce mortel n’était pas inconnue à Severian. Il l’avait déjà sentie par le passé et il la reconnaîtrait entre mille. C’était le parfum de la jalousie qui flottait autour du pauvre domestique. C’était en général la senteur qui suivait le sillage d’une créature des ténèbres.
Ladite créature attrapa un peigne humide et le passa dans ses cheveux noirs pour tenter de les coiffer selon l’envie du majordome. Après quelques minutes de lutte, il parvint à les aplatir légèrement, bien que des mèches réticentes tombaient toujours sur son front. Il resserra le nœud de son foulard autour de son coup et quitta enfin sa chambre.
L’homme traversa le couloir des domestiques pour descendre les escaliers qui menaient à l’office des domestiques. Cette dernière, malgré l’heure très matinale, grouillait déjà de domestiques qui s’affairaient un peu partout. Les filles de cuisine et la chef cuisinière étaient déjà derrière les fourneaux qui préparent simultanément le déjeuner des domestiques et celui de la famille Prince. Les valets de pied descendaient les derniers verres de la veille et se chargeaient de dresser la table. Les femmes de ménage faisaient des allers-retours dans les escaliers pour annoncer à l’intendante qu’elles finissaient ceci pour commencer cela.
Tout ce remue-ménage a le don de me donner le tournis…
Le précepteur posa deux doigts sur sa tempe gauche et la massa délicatement tandis qu’il se dirigeait vers la salle à manger. Il y retrouva le majordome, le valet de chambre de Lord Prince, la femme de chambre de son épouse et l’intendante. Tous étaient installés à la longue table. Il s’installa face à cette dernière, un nouveau rictus amusé aux coins des lèvres.
— Je constate que vous avez réussi à faire tenir cette chevelure en place, lança Jones, assis en diagonale de lui, tout au bout de la table.
— En effet, répondit le noiraud sans s’énerver. Vous avez bien de la chance, monsieur Jones, je pourrais être comme elle : me rebeller sans cesse malgré les ordres.
Se toisant pendant de longues secondes, les deux serviteurs ne se rendirent pas compte qu’un silence gênant était tombé entre eux. Ils savaient tous les deux quel était le sous-entendu derrière cette phrase : « Faites attention si vous ne voulez pas que je me montre encore plus arrogant que je ne le suis déjà ! ».
Heureusement, l’arrivée des autres domestiques brisa l’atmosphère étouffante qui oppressait la pièce. Seuls le cocher et les cuisiniers ne mangeaient pas en leur compagnie, mais la présence des valets de pied et des femmes de ménage avait déjà largement de quoi occuper toutes les places de cette table.
— Je vous souhaite un bon appétit à tous, déclara le majordome d’un ton légèrement amer en cessant enfin de fixer son collègue tandis que la cuisinière repartait aux fourneaux après avoir posé un dernier plat de toasts.
Les yeux marron de Severian se posèrent sur la nourriture qui s’étalait devant lui. Il se retint de lâcher un reniflement agacé. Il n’y avait rien sur cette table qui pourrait contenter sa faim. Cependant, il se força à prendre un peu de pain accompagné d’un œuf, ainsi qu’une tasse de thé.
Le noiraud eut beaucoup de mal à ne pas montrer la moindre grimace de dégoût sur son visage tandis qu’il entamait son maigre repas. Pour lui, les aliments humains n’avaient pratiquement pas de goût. Cela ou mâcher un bout de coton revenait quasiment à la même chose. Mais il ne pouvait pas se permettre de ne rien avaler : cela paraîtrait trop suspect aux yeux des autres domestiques, et il avait déjà assez de soupçons sur le dos à cause de Jones.
— Vous m’impressionnez, monsieur Hunter.
L’intéressé tourna la tête vers Viviane, une des servantes de la maison. Elle était assez belle avec ses cheveux bruns qui étaient retenus par sa coiffe. Sa robe noire surmontée d’un tablier blanc laissait deviner des courbes généreuses et élégantes. Son visage avait une peau laiteuse, mais aussi doux et fin.
— Pourquoi donc ? interrogea Severian, le ton de sa voix devenu plus neutre.
— Vous avez toujours l’air débordant d’énergie, même si vous mangez très peu, répondit la jeune femme avec un sourire chaleureux. Suivez-vous un régime ?
— Les régimes ne sont pas une bonne idée lorsqu’on est dans la domesticité, commenta Jones, sa voix devenant désapprobatrice. Surtout lorsqu’on sait qu’il faut suffisamment d’énergie pour accomplir notre travail. Par exemple, il faut un minimum de force pour porter les bagages de son maître.
Ce commentaire d’apparence tout à fait informatif ne l’était en réalité pas du tout. Il faisait une référence directe au physique mince du précepteur, et le regard appuyé que ce dernier sentit sur lui ne fit que confirmer ce qu’il pensait.
— Pas nécessairement, contra le noiraud en plissant presque imperceptiblement les yeux. Tout dépend du domestique. Un valet de pied n’aurait pas vraiment d’intérêt à faire un régime, ni même un jardinier. Cependant, moi, en tant que précepteur, je dois entretenir tout autre chose que ma force.
— Ah bon ? marmonna le majordome avant de prendre une gorgée de thé. Et pourriez-vous nous dire lequel ?
— Tout le monde n’a pas besoin de muscles comme vous, monsieur Jones, continua Severian en esquissant un très léger sourire. Dans mon cas, j’ai bien plus besoin de mon cerveau. Vous avez tout de même raison, tout le monde n’est pas dans la même situation que moi.
Avant que quiconque ne puisse dire le moindre mot, le tintement d’une clochette se fit entendre dans la salle à manger. D’un regard sur le panneau derrière l’homme aux cheveux sel et poivre, la créature des ténèbres constata que c’était Hypérion qui sonnait. Il se leva en déposant sa serviette sur la table.
— Excusez-moi d’interrompre cette discussion si soudainement, mais mon jeune maître m’appelle.
Severian sortit de la salle à manger, laissant derrière lui un silence pesant. Cependant, un raclement de chaise sur le sol et un bruit de pas dans son dos lui annoncèrent que quelqu’un le suivait.
Il allait monter les escaliers de service quand une main se referma sur son bras et le tira brusquement en arrière. Tandis qu’il s’appuyait sur le mur derrière lui pour ne pas perdre l’équilibre, ses yeux marron rencontrèrent les iris sombres du majordome. Ce dernier semblait encore plus énervé qu’au réveil, les traits de son visage sérieux déformé par la colère.
— Je ne peux que vous conseiller une chose, monsieur Hunter, siffla-t-il si bas que sa voix ressemblait à un feulement. Calmez-vous si vous ne voulez pas avoir de problèmes.
— Vous me pardonnerez mon impertinence, rétorqua le précepteur en fronçant légèrement les sourcils. Mais je ne vois pas réellement où est le problème.
— Vous n’êtes là que depuis une semaine, donc à votre place, j’éviterais de fanfaronner. Savez-vous depuis combien de temps j’occupe ce poste au sein de cette maison ?
— Non, soupira son interlocuteur en roulant des yeux avec impatience, mais je sens que vous allez me le dire.
— Cela fait plus de quarante ans, susurra l’homme aux cheveux sel et poivre, ses doigts se resserrant d’autant plus. Et je ne laisserai pas quelqu’un comme vous faire la loi parmi les domestiques à ma place. De plus, votre comportement avec monsieur Hypérion est suspect.
— Que voulez-vous dire ?
— Pourquoi est-il redevenu sage et doux comme il l’était avant après votre arrivée ? Comment avez-vous pu nouer le lien qui vous unit à lui en seulement quatorze jours ?
— Ne pouvez-vous pas simplement admettre que j’ai du talent ? murmura Severian avec un sourire mauvais. Peut-être êtes-vous trop fier pour l’admettre, ou bien jaloux…
Soudainement, une douleur fulgurante traversa la main gauche du noiraud qui serra brusquement les dents. C’était comme une grande aiguille qui transperçait sa paume. D’un vigoureux mouvement d’épaule, il se dégagea de la saisie de Jones, sa respiration se bloquant dans sa gorge.
— Je vous prie de m’excuser, mais je dois y aller, reprit-il, sa voix devenue plus énervée qu’avant. Je suis terriblement en retard.
— Sachez que je vous tiens à l’œil, souffla son collègue avant de repartir vers la salle à manger des domestiques.
Severian le regarda s’éloigner, avant que la souffrance qui s’accentuait au fil des secondes ne le ramène à un problème plus urgent : cela faisait deux minutes que son maître avait sonné. Il gravit les marches de l’escalier quatre à quatre, les survolant presque.
Vous êtes perspicace, Jones, un peu trop à mon goût. Malgré tout, vous n’arriverez pas à me faire renvoyer, et vous le savez aussi bien que moi. Tant que je suis ici, votre cher ange se tiendra tranquille. Et petit à petit, il cessera d’être celui que vous connaissiez.