Dans les couloirs du château, Kida marchait d’un pas rapide, ignorant tous les visages qui l’entouraient. Surtout un.

La silhouette familière de Jade apparut à l’autre bout du corridor, leurs regards se croisèrent, furtifs.

— Par tous les démons, souffla la guerrière.

Kida n’hésita pas un seul instant. Elle fit demi-tour et se dirigea vers la chambre d’Aniel. Elle frappa deux coups à la porte et entra sans attendre de réponse.

Le Serment Secret de Tir Asleen était posé aux côtés de son frère d’armes, ouvert à la page imprimée de l’image de Kit fusionnée à Bavmorda.

En refermant la porte derrière elle, ses prunelles de feu s’attardèrent sur le manuscrit avant de plonger dans celles de son ami.

— Nous devrions en avertir la reine, suggéra-t-elle.

— Inutile de l’alarmer. C’est notre devoir d’agir.

— Et que comptes-tu faire ?

— Je l’ignore. Mais je ne pense pas que ce soit la raison première de ta venue ? Tu as l’air de fuir. Te cacherais-tu ?

— Je… Elle est dans le couloir, je préfère l’éviter.

— Ma sœur, tu ne peux pas fuir éternellement. Tu n’as jamais fui devant l’ennemi.

— Elle n’est pas mon ennemie, et pourtant ça me torture, Aniel.

Il soupira, referma la grimoire et se leva.

— Il faut que tu maîtrises ce que tu ressens. Je sais que ce n’est pas facile, que c’est nouveau pour toi.

— Maîtriser ! Tu veux que je maîtrise ça ! explosa-t-elle en envoyant une chaise voler contre le mur. Tu crois que j’ai choisi de me sentir comme ça !

Aniel restait calme face à la tempête qu’était Kida.

— Je ne maîtrise rien, Aniel ! Rien, tu comprends ! Tout ce putain de bordel que tu appelles « sentiments » ! Je n’ai jamais été préparée à… J’ai été formée pour tuer !

Aniel s’approcha doucement d’elle mais Kida le repoussa brutalement, refusant tout réconfort.

— Je me hais de ne pas réussir à m’en détacher. Je l’évite et pourtant je la cherche.

— Kida, écoute-moi. Tu as été façonnée par un père machiavélique, cruel qui a extirpé de toi toute trace d’amour. Mais malgré tout ce qu’il t’a fait endurer, ce sentiment est là, il vibre à l’intérieur de toi. Il ne demande qu’à naître. Ce ne sera pas avec Jade, je le conçois, mais un jour tu vivras pleinement ce sentiment avec…

— Tais-toi !

Kida éclata d’un rire amer, cruel.

— Alors c’est ça, ce que tu appelles « l’amour » ! Tu veux que je te dise Aniel, ce n’est ni beau, ni doux, c’est une satanée malédiction ! Je veux que ça s’efface ! Je ne veux ressentir cela ni pour Jade ni pour personne ! Tu m’entends ! Je préfère m’en tenir à ma façon de vivre, choisir, prendre et m’en aller ! Sans attache, sans douleur !

*******

Dans la grande salle de guerre, tous étaient réunis autour de la table ovale, se scrutant les uns, les autres, silencieux, attendant.

Kida fut la dernière à entrer. Son regard ne s’attarda sur personne. Malgré elle, ses yeux se posèrent sur Jade. Puis elle s’installa, sans un mot, à l’exact opposé de la Bone Reaver. Kit, droite et silencieuse, fixait férocement la guerrière. Elora, aux côtés de Sorsha, pensait à la confrontation avec son double démoniaque. Scorpia et Lori, les bras croisés, ressentaient la tension du combat à venir. Willow semblait absent, ses pensées tournées vers sa fille. Lorcan ne pouvait s’empêcher de scruter Kida, ne pouvant se détacher de sa colère face à celle qui lui avait tout pris. Eldor, touché par les émotions de son amant, posa tendrement une main sur sa jambe afin de le calmer.

Hayrald prit la parole, autoritaire, résonnante.

— La reconquête de Tir Asleen ne pourra se faire qu’à un prix, et j’espère que chacun d’entre vous est prêt à le payer.

Son regard dur et pénétrant passait lentement sur chacun des visages. Il voyait les tensions, les non-dits. Ce groupe n’était pas uni. Et cette pensée l’effrayait bien qu’il ne laissa rien paraître. Se rallieront-ils face à l’ennemi ?

— L’ennemi qui nous attend ne fera preuve d’aucune clémence, lança Aniel.

— Pour y avoir fait face, enchaîna Willow, nous n’aurons pas droit à l’erreur.

— Pour pouvoir être prêts, nous devons en savoir plus, insista Scorpia.

Sorsha échangea un regard avec Willow puis Hayrald et se redressa légèrement faisant face à tout le groupe.

— Galladoorn n’est plus l’allié de Tir Asleen, le roi Hastur nous a tous trahi et s’est emparé du trône. Il ne reculera devant rien pour obtenir le pouvoir absolu. Ce que nous allons affronter sera une horde de démons sous ses ordres ainsi que son… fils.

Elora eut un pincement au cœur en pensant à ce que Graydon était devenu.

Willow enchaîna :

— Graydon n’est plus l’homme qu’il était jadis. Il est devenu le Harbinger du Wyrm, Il a gagné en puissance. Il tuera sans hésiter, il ne vit que pour la protéger… elle, Dark Elora.

Tous écoutaient, sans mot dire. Kida, les bras croisés, laissa son regard se poser sur celui de Jade qui ne pouvait s’empêcher de son côté, de jeter des coups d’œil furtifs vers la guerrière. Les yeux de l’une cherchaient l’autre. Kit les observait, les mâchoires serrées, les poings crispés sous la table. Elle ressentait en elle, comme une trahison invisible, les paroles de Raven susurraient à son oreille : « Kida n’est pas qu’une simple guerrière. Elle est une prédatrice. Elle sait séduire, attirer à elle ses proies. Regarde-bien… ton amante semble… fascinée par sa présence. Tu devrais agir avant qu’il ne soit trop tard. » Des doutes, des images polluaient son esprit. Le venin s’écoulait déjà dans ses veines, nourrissant sa jalousie et sa haine. Elle n’écoutait même plus les propos de l’Impératrice.

— Mon double… démoniaque m’est lié. Elle connaît mes peurs, mes émotions, mes sentiments. Sa puissance dépasse la mienne.

— Que suggérez-vous pour éviter de tous nous faire massacrer ? questionna Eldor.

Hayrald se leva, posa ses deux mains sur la table, mais avant qu’il n’ait eu le temps de s’exprimer, un garde entra, affolé.

— Mon Seigneur pardonnez mon intrusion, mais trois personnes à l’extérieur prétendent être des amis de la reine et souhaitent entrer.

— Qui sont-ils ? interrogea Hayrald.

— Un jeune homme, une Nelwyn et un grand gringalet qui n’arrête pas de parler.

Sorsha se leva précipitamment.

— Mon fils… murmura-t-elle en se tournant vers le roi.

— Fais-les entrer !

Tous les trois pénétrèrent dans la grande salle, fatigués, leurs vêtements salis de sang séché, les dernières traces de la bataille qu’ils avaient livrée à Nockmaar.

La reine de Tir Asleen, suivie de sa fille, se rua vers Airk et le prirent toutes les deux dans leurs bras.

— Je vais bien. Puis, prenant le visage de Kit entre ses mains, il ajouta : Je t’avais dit que je reviendrais.

Sans hésiter, Willow s’élança vers Mims, soulagé et heureux de la revoir en vie.

Quant à Boorman, son regard se posa sur Kida qui le fixait sans mot dire, mais ne pouvant cacher sa fierté. Il s’approcha de Scorpia et l’enlaça.

— Asseyez-vous, proposa Hayrald. Qu’on leur apporte à boire ! ordonna-t-il.

Les retrouvailles dissipées, le roi de Cashmere reprit la parole et répondit à Eldor.

— Voici ce que je propose.

Il posa les yeux sur Airk, Mims et Boorman et poursuivit :

— Nous établissons une stratégie afin de libérer Tir Asleen. Nous allons diviser nos forces. Une attaque frontale serait du suicide. Par contre, nous devrons frapper vite et juste, avant que l’ennemi n’ait le temps de réagir.

Aniel l’interrompit.

— L’Impératrice ne doit en aucun cas être confrontée seule à son double. Kida et moi la protégerons. Nous nous occuperons du prince de Galladoorm et de l’Impératrice.

Hayrald croisa le regard d’Elora, puis celui de Kida et Aniel, et acquiesça.

— Scorpia, accompagnée de ton acolyte, de l’archer et son compagnon, vous ferez diversion afin d’attirer la horde de démons. Scorpia tu seras en charge de diriger ton équipe.

— Je les accompagnerai, lança Boorman. Si nous arrivons à reprendre le royaume sans être tués, je veux bien qu’on érige une statue en mon honneur, ironisa-t-il.

— Attendez ! se leva brusquement Airk. Vous ne savez pas à quoi vous avez à faire ! Ces choses, nous les avons combattues à Nockmaar, ils… sortaient de toutes parts, des murs, du néant, impossible à détruire !

— Chaque fois qu’on en tuait un, il se régénérait, indestructible.

Kida et Aniel se scrutèrent, sans mot dire, mais leurs regards respectifs en disait long sur la provenance de ces créatures.

— Nous trouverons un moyen de les détruire. De mon côté accompagné de Sorsha, de Willow, de la princesse et d’Airk, nous maîtriseront le roi Hastur, ce maudit traître et ses sbires.

— Je viens avec vous, je ne quitte pas le prince… heu… Enfin je protège le prince, s’exclama Mims.

Willow ne dit rien mais lança un regard noir en direction d’Airk.

Puis Hayrald se tourna vers Jade.

— Jeune Bone Reaver, tu seras en binôme avec la guerrière.

Le roi de Cashmere n’eut pas le temps de finir sa phrase que Kida se redressa, en colère.

— Il n’en est pas question. J’agis seule ! son regard se planta dans celui du roi.

La tension monta d’un cran.

Aniel essaya de la calmer en posant une main sur son avant-bras, mais elle le repoussa violemment, quant à Kit, sa haine envers Kida s’amplifiait dans ses veines.

— Ce n’était pas une demande, rétorqua Hayrald le ton de sa voix endurci. Mais un ordre !

Kida restait droite, figée dans sa fureur, n’osant tourner la tête vers Jade. Parce qu’elle savait que si leurs regards se croisaient, elle ne se contrôlerait plus. Elle sentait la douleur en elle. Comment pourrait-elle combattre à ses côtés, sans être vulnérable, faible ?

Jade resta silencieuse, les yeux rivés vers la guerrière. Elle ressentait encore les lèvres de Kida contre les siennes, l’intensité avec laquelle elle l’avait embrassée, un malaise naquit en elle, lorsqu’elle croisa les prunelles de Kit, assombries. Elle se sentait tellement coupable. Est-ce qu’elle éprouvait des émotions envers Kida ou n’était-ce que de l’admiration ? Tout était confus dans son esprit.

Elora posa son regard sur la Bone Reaver, et aussitôt, discerna son malaise intérieur.

La réunion touchait à sa fin. Chacun se leva. Avant de quitter la salle, Kida s’approcha de Boorman et murmura :

— Je savais qu’ils pouvaient compter sur toi, l’Excentrique, grand parleur mais plus grand encore lorsqu’il s’agit de combattre.

Boorman, surpris par l’attitude de la guerrière, ne put s’empêcher de répondre sur un ton moqueur.

— Ho, serait-ce un compliment ? Continue, ça me plaît.

— Ne t’y habitue pas trop ! rétorqua sèchement Kida déjà en train de s’éloigner.

*******

Alors que Kida s’entraînait seule dans les jardins royaux, Aniel la rejoignit.

— Il n’y a qu’une seule personne capable de créer ces démons, Kida.

— Je sais, Aniel. Il l’a envoyé nous traquer, tout comme Hanni. Je suis la seule à pouvoir l’affronter. Pourquoi n’est-il pas intervenu lui-même ?

— Il avait sûrement une bonne raison. Peut-être voulait-il observer, mesurer leurs forces, analyser leurs techniques. Quoi qu’il en soit, tu ne peux affronter Hanni et Baldur à toi seule, sans oublier ton… père. Je serai à tes côtés.

Kida interrompit ses mouvements et fixa son frère d’armes.

— Je refuse que tu te sacrifies pour moi.

— Je le ferai pour toi de la même manière que je le ferai pour l’Impératrice. Ce n’est pas négociable, Kida.

Il marqua une courte pause avant de poursuivre :

— Que feras-tu, de nouveau face à Hanni. Tu l’as laissée partir.

— Je l’ignore. Je… Peut-être que je pourrais l’aider. Tu l’as bien fait avec moi.

Aniel secoua la tête.

— Hanni est restée trop longtemps isolée dans sa rage et sa vengeance, persuadée que tu l’as abandonnée. Tu l’aimes encore n’est-ce pas ?

— Aimer ? Non… Qu’est-ce qui te passe par la tête ? Arrête avec ce mot, tu veux bien ? Tenir à elle… je crois que… oui. Je tiens à elle.

— Quoi que tu décideras, je ne t’abandonnerai pas. Mais sache que je n’hésiterai pas à agir.

Aniel s’en alla, laissant Kida face à sa colère, ses pensées et ses souvenirs de son ancienne amante : Hanni.

Sur le chemin du retour, alors qu’Aniel s’apprêtait à regagner ses appartements, ce dernier fut intercepté par Elora.

— Impératrice, dit-il en s’inclinant.

Encore peu habituée à ce genre de salutations, la jeune femme hésita avant d’exprimer le fond de sa pensée.

— Je désire que nous discutions du sort de Graydon.

— Je vous écoute.

— Je… Je vous demande de ne pas le tuer. Laissez-moi une chance de l’aider.

Aniel soupira avant de répondre, le plus calmement possible, pesant ses mots dans le but de ne pas la blesser.

— Je me dois d’être honnête avec vous, Impératrice. Le Graydon que vous avez connu n’existe plus. Sa vie est désormais vouée à votre double maléfique.

Elora s’emporta.

— Je refuse d’entendre cela ! Il lui reste de l’amour en lui, je le sais. Je peux le sauver !

Aniel baissa les yeux quelques secondes puis, s’empara des mains de la jeune femme.

— Vous l’avez affronté, vous l’avez regardé droit dans les yeux, et qu’avez-vous vu ?

— Je… la haine, le néant… la noirceur.

— Je suis sincèrement désolé, Impératrice, mais cet être n’éprouve plus aucun sentiment à votre égard. Son corps, son âme et son… cœur appartiennent à votre double. Il s’est lié à elle et… s’est entièrement donné.

— Et l’espoir ? Ne suis-je pas imprégnée de magie, d’espoir ? N’est-ce pas ce que vous avez fait de moi ? Pourquoi m’avoir fait don d’autant de pouvoir sans que je ne puisse sauver la personne que…

Elle ne put terminer sa phrase. Aniel se sentait tellement coupable et peiné d’avoir infligé tant de responsabilités à cette jeune femme si douce. Il s’apprêta à répondre mais elle l’en empêcha.

— Non, ne dites rien. J’ai compris. Je dois sauver le monde et non ceux que j’aime.

Avant de s’éloigner, Elora s’écria :

— Je suis l’Impératrice des Neufs Royaumes n’est-ce-pas ? J’établis donc les règles ! Ni vous, ni votre folle de guerrière, ni personne ne m’empêcheront de sauver le prince de Galladoorn ! Je choisis mon propre destin !

Une silhouette émergea du fond du corridor juste après le départ d’Elora.

— C’est vous qui la mettez dans cet état, sorcier ?

Aniel releva les yeux vers Airk, sans répondre à son ironie.

— Que me vaut ta visite jeune prince.

— Tenez.

Airk lui tendit le Malatrium.

Aniel s’en empara.

— Tu l’as sorti du château. Entre, dit-il en ouvrant la porte.

Tous deux pénétrèrent dans la chambre du sorcier, qui aussitôt, posa le grimoire sur la petite table.

Il se retourna vers le jeune homme.

— Qu’as-tu vu ? le questionna Aniel.

— Rien, rien pour sauver ma sœur ni Elora. Par contre, j’ai ressenti toute sa puissance s’infiltrer dans mes veines. Si intense que j’en voulais plus, toujours plus. Sans l’intervention de Mims… peu importe…

— Assieds-toi, dis-moi ce qui c’est passé.

— Ma… grand-mère, sa présence. Elle est là, en moi, en Kit… Elle a nourri ce maudit grimoire de sa cupidité, de son avidité, de sa soif de pouvoir. Et si nous étions comme elle ?

— Votre mère, vous a protégés de l’emprise de Bavmorda. Je sais que tu pourras sauver ta sœur. Nous serons là pour vous deux. Nous vous protégerons, Aniel posa la main sur l’épaule du jeune homme. Tu seras un honnête dirigeant, valeureux, tout comme l’était ton père.

— Attendez, vous avez connu mon père ? Parlez-moi de lui ? Comment était-il ? Je m’imagine souvent être avec lui, apprendre l’art des combats, passer des heures entières à l’écouter parler, me conseiller.

— Il se fait tard jeune prince, demain une grande bataille sera à mener, va te reposer.

Airk s’apprêtait à quitter la pièce, lorsqu’un énorme fracas résonna à l’extérieur.

— Kit, s’exclama-t-il.

— Kida, murmura Aniel.

Tous deux s’élancèrent, courant à travers les couloirs en direction des jardins.

*******

Kida s’entraînait, enchaînant des séries de mouvements à l’épée puissants et précis.

Elle sentit une présence, proche, très proche, derrière elle. Brusquement, elle stoppa net la lame qui allait s’abattre sur son dos, la bloquant d’un revers brutal.

— Quelle finesse, princesse, attaquer en traîtresse !

Kit dévisageait la guerrière, ses prunelles noyées dans une obscurité nourrie par la haine.

— Tu crois que je ne vois rien ! Démone ! Ne t’approche pas d’elle !

Kida ricana, moqueuse, provocante, le regard acéré et la voix glaciale.

— Jade est libre de ses choix. Toi, en revanche... tu ne sembles pas accepter l’idée de ne pas être le centre de son monde.

Kit se laissa emporter par sa rage.

— Je te hais !

Le choc des lames résonna dans le silence des jardins. Le combat éclata, brutal, féroce, agressif.

Kit attaquait avec fureur, portée par sa jalousie qu’elle ne pouvait dissimuler ni contrôler. Kida ripostait, esquivait les attaques, avec la maîtrise d’une tueuse née. Des coups de poings s’ajoutaient au combat, violents, sans répit.

Kit commençait à s’épuiser mais refusait d’abandonner. Elle tenta un affrontement frontal, Kida la désarçonna d’un violent coup au visage éclatant son arcade et la fit trébucher.

— Reste à terre princesse, gronda Kida. Je te le demande.

Mais Kit roula sur le côté et se releva, haletante, le sang dégoulinant de sa tempe.

— Non, je ne plierai pas devant toi !

Elle se rua vers la guerrière en hurlant.

— Je veux te voir morte !

La fureur que Kida tentait de contenir explosa brusquement. Ses iris rouges s’enflammèrent et avant que Kit n’ait pu l’atteindre, elle l’attrapa à la gorge et la plaqua contre un arbre. Le feu de l’enfer rougeoyant dans sa main brûlante contre l’épiderme de la jeune princesse. Kit suffoquait.

— Le fait que tu sois encore en vie princesse, n’est dû qu’au serment qui me lie.

— Quel serment ! À qui as-tu prêté serment ! haleta Kit, luttant contre la main brûlante qui lui broyait la gorge.

Kida gardait le silence.

— Réponds démone ! À qui as-tu prêté serment !!

C’est à cet instant précis qu’Airk et Aniel déboulèrent dans les jardins.

— Kida arrête ! hurla Aniel.

— Kit ! cria Airk tout en se précipitant vers la guerrière. Lache-la !

Mais d’un simple geste de sa main libre, Kida envoya le jeune prince à terre d’un jet de feu surgissant de sa paume.

— Reste en dehors de ça, jeune prince ! lui cracha-t-elle sans le regarder, ses iris endiablés ancrés dans ceux de Kit.

— Elle est folle, il faut l’arrêter, elle va la tuer ! s’emporta Airk envers Aniel qui savait qu’à ce stade sa sœur d’armes devenait incontrôlable, submergée par la puissance dévastatrice héritée de son père.

Soudain, une voix douce et posée s’adressa à la guerrière des enfers. Cette voix qui submergeait son esprit, ralentissant sa respiration, mais accélérant les battements de son cœur.

— Kida, je t’en prie, libère-la.

Jade s’était approchée calmement, tout près des deux jeunes femmes, essayant de résonner la guerrière.

— Regarde-moi Kida, je sais que tu ne lui feras aucun mal.

Jade apposa tendrement et lentement sa main sur le bras de Kida et lorsqu’elle se retourna, la bonté qu’elle vit dans les yeux de la Bone Reaver, atténua sa furie. Dès qu’elle relâcha sa prise et recula de quelques pas, Kit s’écroula au sol en toussant, ayant du mal à reprendre sa respiration. Aussitôt, Jade s’agenouilla auprès de son amante dont ses prunelles reprenaient leurs couleurs naturelles.

Kida se retourna contre son frère, ses yeux brûlants de fureur et de douleur et l’invectiva.

— Je brise ce putain de serment ! Cela m’est devenu insupportable ! Tu m’as dit que Thaïs t’avait apporté un bonheur ou je ne sais quoi, mais moi, je n’ai que cette douleur qui broie mon cœur dans une enclume ! s’écria-t-elle tout en plaquant sa main contre sa poitrine.

Elle s’éloigna.

— Kida, murmura Aniel peiné devant la souffrance qu’elle ne pouvait maîtriser.

De son côté, Jade essayait de rassurer Kit, perdue dans sa jalousie et sa haine.

— Jade, je ne veux pas te perdre. Ne me quitte pas. Je ne le supporterai pas.

— Jamais je ne te quitterai, mon amour.

— La démone, toi… Vous…

Jade ne la laissa pas finir et l’embrassa.

— Kida n’aura jamais mon cœur.

Non loin, la guerrière s’était arrêtée et les paroles de Jade finirent de lacérer son cœur.

*******

Seuls dans les jardins royaux, Jade et Aniel marchaient côte à côte.

— Comment va la princesse ? demanda-t-il.

— Elle s’est endormie, souffla-t-elle.

Devant l’hésitation de Jade, d’un ton calme, Aniel l’invita à parler.

— Pose ta question, jeune Bone Reaver.

— Parle-moi de Kida, je sais qu’il y a du bon en elle.

— En effet, Kida est une âme torturée, blessée, forgée par les armes, et malgré cette apparence de guerrière impitoyable, réside en elle la bonté de sa mère.

Aniel proposa à Jade de s’asseoir avant de poursuivre :

— Kida est née de l'union entre Azraath, un puissant et cruel sorcier Malevoiy, et Elowen, une Daikini, qui vivait dans un petit village à la lisière des terres démoniaques.

Azraath, serviteur dévoué du Wyrm, avait été chargé de semer la terreur et la destruction.

Lors d'une attaque sur le village d'Elowen, Azraath fut captivé par la beauté, la pureté et la bravoure de la jeune femme. Il l'enleva et l'emmena dans son domaine, où il la força à devenir sa maîtresse. Elowen, bien que prisonnière, ne perdit jamais espoir et continua à résister intérieurement à la cruauté d’Azraath.

Lorsque Kida naquit, il vit en elle un être capable de surpasser tous les sorciers Malevoiy. Dès ses premiers jours, il entreprit de la modeler pour en faire l'arme ultime pour le Wyrm.

Elowen, essaya de protéger sa fille, mais ne put rivaliser avec la puissance d’Azraath. Lorsque Kida atteignit l’âge de cinq ans, il tua sa mère sous ses yeux, sans pitié, sans remords. Pour forger l’arme parfaite, il détruisit l’amour.

Jade l’écoutait sans l’interrompre, le cœur serré. Aniel ancra ses iris jaunes dans ceux de la jeune femme.

— Il faut que tu saches, Azraath est le plus puissant et démoniaque des sorciers de sa lignée, avide de destruction et de conquêtes. Il est à l’origine du... Malatrium. Son pouvoir réside en Kida. Depuis toujours elle lutte contre cette force qui la consume pour ne pas devenir ce que son père voulait qu’elle soit. Ce que tu as vu, n’est qu’une infime partie de ses capacités.

Jade sentit un poids dans sa poitrine.

— C’est horrible… Elle se tut quelques secondes, fixant un point invisible devant elle, avant d’exprimer ses pensées. Je la déstabilise…

— Oui… et non…

Jade tourna un regard interrogateur vers Aniel qui continua :

— Elle ne sait pas gérer les émotions, tout cela est nouveau. Kida n’a connu que la violence, la haine, les guerres… Et maintenant, la plus grande peur de son enfance ressurgit : son père qu’elle croyait mort, est bel et bien vivant. S’il y a une seule personne en ce monde qui l’effraie c’est Azraath. Elle sait et a vu ce dont il est capable, toute la cruauté qui coule dans ses veines. Mais toi, Jade, il lui prit les mains. Tu lui apportes l’espoir. Tu as pu l’apaiser, l’empêcher de tuer la princesse.

Jade se souvenait du regard de la guerrière, à la fois empli de rage et de souffrance.

— Je ne peux pas lui donner ce qu’elle… demande.

— Je sais… Elle le sait, mais elle n’arrive pas à maîtriser ces sentiments naissants. Tu pourrais… l’aider.

— Comment ? Sans blesser Kit. Elle est persuadée que… Cette jalousie que la ronge un peu plus chaque jour… Je ne la reconnaît plus… souffla-t-elle.

— Y-a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? demanda Aniel.

Mais devant le silence de Jade, il insista.

— Jade, je dois savoir, pour pouvoir l’aider.

En captant les iris dorés d’Aniel, toute la compassion et la sincérité qu’elle y lut la poussa à poursuivre. Après tout, il venait de lui dévoiler une partie du passé de la guerrière des enfers, elle pouvait donc se confier.

— Kit est sujette à de terribles cauchemars, dans lesquels Bavmorda l’appelle à se joindre à elle. Elle se réveille terrorisée, perdue, Mais ce n’est pas tout… Ses accès d’agressivité, qu’elle ne contrôle pas… Elle s’en est pris à ma sœur violemment et maintenant à Kida…

— Viens avec moi, je dois te montrer quelque chose.

Ils marchèrent en silence jusqu’aux appartements d’Aniel. Il referma la porte doucement derrière lui et s’empara du Serment Secret de Tir Asleen. Il l’ouvrit, tourna quelques pages jusqu’à la dernière et la dévoila à Jade. L’image qu’elle découvrit provoqua un frison glacial le long de tout son corps. Elle recula d’un pas, incapable de détacher son regard de cette image : le visage de Kit fusionné à celui de Bavmorda.

— Qu’est-ce que cela signifie ? interrogea Jade.

— Je crains que les cauchemars de la princesse soient bien plus que de simples cauchemars.

Aniel posa, avec tendresse, une main sur l’épaule de Jade.

— Je sais que ce que je vais te demander sera difficile pour toi… Mais si la princesse devenait incontrôlable… Ou que toi tu ne puisses plus l’apaiser… Je devrai agir…

— Qu’est-ce que vous êtes en train de me dire ? Non, non, non, elle est forte, elle a déjà surmonté bien plus. Elle surmontera cette épreuve parce que je serai à ses côtés.

Jade quitta la pièce. Elle se dirigea vers sa chambre, et sans faire de bruit, observa Kit endormie.

— Je ne t’abandonnerai jamais Kit. Je tiendrai notre serment. Tu dois me faire confiance.

*******

Impossible de trouver le sommeil, Jade errait, seule, dans les jardins. Le silence nocturne n’apaisait pas son conflit intérieur. L’esprit tiraillé entre son amour pour Kit, le passé tortueux de Kida, et les sentiments qu’elle avait fait naître chez la guerrière.

Comment aider Kida sans trahir Kit ?

Comment prouver à Kit qu’elle l’aimait intensément et expliquer à Kida, sans la blesser, qu’elle n’éprouvait envers elle qu’une profonde admiration et compassion. Mais Kida n’accepterait jamais de la compassion à son égard.

« Comment je peux arranger tout cela ? »

Jade se sentait coupable. Coupable d’avoir fait naître chez la guerrière des sentiments qu’elle n’avait jamais souhaités. Coupable d’avoir provoqué une telle jalousie et doute chez Kit. Toutes les deux souffraient.

Un bruissement de feuilles la sortit de ses pensées. S’approchant lentement, elle vit Kida assise au bord d’un ruisseau longeant les jardins. Elle avança d’un pas hésitant. Sur le qui-vive, la guerrière se releva, la main sur la garde de son épée, prête à attaquer. Mais à la vue de Jade, elle relâcha sa lame, d’abord surprise, la colère s’empara d’elle.

— Qu’est-ce que tu me veux, Bone Reaver ? Va t-en !

— Nous devons parler, Kida. Je suis désolée pour tout à l’heure mais…

— Laisse-moi !

— Kida je t’en prie.

Les iris rouges de la guerrière s’enflammèrent, mais Jade ne brancha pas, nullement effrayée.

— Parler ! De quoi ! De me dire, comment je pourrais contrôler ce que tu fais naître en moi ! Comment je pourrais maîtriser cette souffrance ! Les tortures que j’ai subies de mon père sont préférables à celles que je vis actuellement en ta présence !

Un silence s’installa entre elles, puis Kida reprit :

— À moins que je ne…

— Que quoi, Kida ? la coupa Jade. Que tu ne me tues ?

La Bone Reaver prit la main de Kida et la posa sur sa gorge.

— Vas-y, fais-le.

La paume brûla, mais Kida la retira aussitôt.

— Je n’ai jamais été dans cet état, pour personne. Qu’est ce que tu es en train de me faire ! J’ignore ce qui se passe, cette… chose en moi !

D’un seul coup, elle dégaina son épée :

— Bats-toi, jeune Bone Reaver !

— Quoi ?!

— Tu es mon binôme pour la bataille à venir, alors je dois m’assurer que tu sois digne de l’être ! Tu voulais que je t’enseigne, alors prends ton épée !

Jade obéit et toutes les deux se mirent à se battre. Kida ne lui faisait pas de cadeau mais retenait ses coups. Elle ne la blessa pas, ni ne la toucha. Un moment dans la bataille elle fit tomber Jade.

— Relève-toi ! Continue ! Tu ne dois jamais te laisser distraire !

Jade se releva et enchaîna les coups.

— Kida, je… Je suis autant perdue que toi… J’aime Kit, mais… Je ne sais pas, avec toi…

La guerrière fut déstabilisée.

— Quoi !

Jade en profita pour la faire tomber d’un croche pied.

La Bone Reaver se retrouva sur Kida, ses lèvres effleurant celles de la guerrière et ajouta :

— Ne jamais se laisser déstabiliser. N’est-ce pas la première leçon de ton enseignement ?

— À quoi tu joues Bone Reaver.

— Tu veux savoir ce qu’est le bonheur… Alors repense à tous ces instants partagés avec ta mère, sa douce voix, son sourire, sa douceur lorsque tu étais près d’elle, qu’elle te tenait dans ses bras. Ou cette… guerrière que tu as laissée en vie, ce qu’elle représente, ce qu’elle te fait ressentir, ce que tu as vécu à ses côtés.

Jade se releva, mais avant de partir, elle se retourna vers Kida encore à terre :

— Je suis désolée, je ne voulais pas... Je ne peux te donner ce que tu attends de moi, mais je suis certaine d’une chose, je serais ton binôme, celle qui veillera sur toi durant les batailles, et… ton amie. Si tu le désires.

Kida resta un long moment allongée, les yeux rivés vers le ciel étoilé. Les paroles de Jade résonnaient dans son esprit. Une brise douce effleura son visage. Et, l’espace d’un instant elle crut sentir la caresse de sa mère sur sa joue comme lorsqu’elle était enfant. Elle ferma les yeux, et son passé refit surface.