L’aube se levait à grand peine sur Sonora, sans doute éreintée à l’idée d’annoncer une nouvelle journée brûlée par un soleil de plomb. Bien qu’habitué à la chaleur du Nouveau-Mexique, le vieux Juan se sentait dans les mêmes dispositions. Dans moins d’une heure, il serait trop tard pour mettre de l’ordre dans la boutique. C’est tout juste s’il pourrait rester assis derrière la caisse, car même ainsi il crevait de chaud.

Ce foutu automne 1888 resterait dans les mémoires. Pas la moindre goutte d’eau depuis des mois. L’Enfer devait paraître rafraîchissant aux clampins qui avaient eu la bonne idée de passer l’arme à gauche ces derniers temps... Il entreprit de ranger les denrées qui lui avaient été livrées la veille et termina par le plus dur, ce foutu coup de balai destiné à nettoyer la poussière entrée durant la nuit. Juan ouvrit la porte de la boutique pour vider le contenu de sa pelle et contempla la bourgade encore endormie. Le vent, occupé à faire danser sable et buissons, était bien le seul à s’activer en dehors de lui. Encore que... Le nuage de poussière qu’il aperçut à l’horizon lui indiqua qu’il n’allait pas tarder à avoir de la compagnie.

Les cavaliers entrèrent dans la ville au petit trot, plus silencieux et hiératiques que des participants à un enterrement. Juan se signa furtivement. La dégaine de ces types et tout particulièrement celle de celui qui dirigeait son cheval vers sa boutique, lui fit oublier dans la minute la chaleur ambiante. Le frisson glacé qui envahit ses vieux os y était sans doute pour quelque chose. L’homme portait le sombrero et les moustaches des gugusses qui tentaient de se faire passer pour des musiciens aux yeux des gringos. Il arrêta sa monture devant Juan.

— Holà Hombre ! Peux-tu me dire où se trouve la prison de cette magnifique cité ?

Juan ne savait pas ce qui l’étonnait le plus, la voix de fausset de l’homme ou le fait qu’il avait qualifié Sonora de Cité ! Toujours est-il qu’il en demeurait bouche bée. L’autre s’impatienta et d’un ton froid et métallique, très différent, le sortit de sa stupeur.

— Et le vieux ! T’as perdu ta langue ? Je te demande où est la prison de ce foutu trou !

— C’est... C’est le bâtiment au fond à gauche, articula péniblement Juan. Mais si c’est le Marshal que vous cherchez, à c’te heure, il est encore au saloon.

— Eh bien tu vois, quand tu veux...

Il reprit sa voix de mexicain d’opérette.

— Muchas gracias Amigo ! Allez vous autres, direction le saloon !

Les autres hurlèrent d’une même voix leur joie à l’idée d’aller rincer leurs glottes, asséchées par des miles d’une chevauchée interminable. Leur chef s’emporta brusquement.

— Bande de crétins ! Je vous rappelle que je ne vous ai pas engagé pour venir vous bourrer la gueule !

Tous se turent instantanément. Leur silence servile calma le chef.

— Bien ! Puisque nous sommes d’accord sur la raison de notre présence ici... Allons donc au saloon, et rien ne dit que vous n’aurez pas l’occasion de vous y amuser !

Concluant ses mots avec un rire aigu, chargé de méchanceté sadique, il éperonna son cheval, suivi de ses hommes qui se mirent également à ricaner bêtement.

La bâtisse de bois indiquée par Juan, avait du être un fier et beau saloon par le passé. Il semblait dorénavant sur le point de s’écrouler comme s’il avait essuyé toutes les tempêtes de la création. De fragiles contreforts de bois assuraient sa survie précaire.

Les portes du saloon s’ouvrirent à toutes volées. L’entrée fracassante de la bande ne suscita guère de réaction. C’est tout juste si Harry le pianiste rata une note. Slim le barman en avait vu d’autres et les deux seuls clients de l’établissement, un homme et un femme avachis à une table, ne daignèrent pas sortir de leur léthargie éthylique. Le chef tapa un grand coup sur le comptoir faisant sursauter malgré lui Slim.

— Une tournée générale de ta meilleure gnôle, Patron !

Slim s’exécuta sans mot dire. La bande se jeta littéralement sur les verres. Harry attrapa d’une main l’alcool offert gracieusement sans cesser de jouer nonchalamment de son instrument.

— Et là vous autres ! On boit tous ensemble ou on ne boit pas. Patron, apporte donc un verre à ces deux personnes.

Il avait désigné le couple qui ne bougeait toujours pas. Slim quitta son bar pour poser deux verres pleins à leur table. La femme, malgré sa trentaine bien entamée, portait encore bien ses atours d’entraîneuse. Elle se réveilla et à la vue du verre, fut prise de nausées.

— Enlève-moi ça, Slim ! Avec ce que j’ai picolé hier soir, j’ai plus envie de boire une goutte de ta saloperie...

Le chef prit un air offensé.

— Comment, Madame, vous refusez de vous joindre à nous. Bien, puisque c’est ainsi, comme je l’ai dit, on boit tous ou on ne boit pas. Messieurs, reposez vos verres !

La bande obtempéra en râlant.

— Mais peut-être sauriez-vous convaincre ces messieurs dames de trinquer avec nous ?

Plus rapides que leurs acolytes, deux hommes se dirigèrent vers la table du couple et tandis que l’un empoignait la femme par le cou, l’autre lui versa de force le verre dans le gosier. Elle cracha l’alcool en les invectivant.

— Salauds, vous allez voir !

Elle tenta d’une bourrade de réveiller son compagnon.

— Marshal ! Qu’est ce que t’attends pour foutre ces salopards dehors !

— Le chef la reprit en riant

— Un Marshal ! Je serais plus qu’honoré qu’un représentant de l’ordre boive avec nous.