

L'avocat des diables
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L'avocat des diables
L'avocat des diables
Donatello Saviani à l'époque
Jamais je n'aurais imaginé voir le capitaine d'aviron me supplier, en larmes, de l'épargner.
Je tenais un Colt contre son front, entouré d'hommes armés. Ils voulaient que je presse la détente. La situation me dépassait. Moi qui pensais, du haut de mes seize ans, tout contrôler… Il n’en était rien. Si je ne tremblais pas comme grand-père et son Parkinson, je pourrais presque rire de le voir humilié de la sorte. Or, j'étais bien trop préoccupé à garder un semblant de contenance. Marcella, témoin de cette scène, insista pour prendre ma place. Bien que ma sœur était prête à assumer la responsabilité d’un tel acte, cette tâche m'incombait à moi seul. Pourtant, je restais figé, comme paralysé.
Depuis que la rage avait atteint un point de non-retour, nos vies avaient pris un tournant pour le moins surprenant. Ma sœur et moi avions décidé de ne plus être les jumeaux souffre-douleur, les victimes pathétiques un jour de plus. À force de mourir de honte, nous avions fini par renaître en nous promettant de ne plus jamais baisser les yeux. C'en était terminé de l’impunité : l'heure était venue de la contre-attaque.
Pour être nés en n'étant rien, s'en prendre à des fortunés, des futurs héritiers constituait un défi de taille. Un seul faux pas, et nous pouvions tout perdre. Il fallait donc être méthodique. Le harcèlement n’a pas cessé du jour au lendemain et nous n’avions pas tout de suite trouvé comment les affronter. Leur avantage semblait si écrasant que parfois, nous désespérions de ne pas être de taille. Mais si nous ne faisions pas le poids, il restait une seule solution : liguer nos ennemis les uns contre les autres.
Marcella en eut l’idée la première en surprenant la petite amie d’un membre de l’équipe d’aviron dans les bras de son capitaine. Elle les observait attentivement, et quand, à nouveau, elle les vit se diriger dans les toilettes, elle les suivit, grimpant discrètement sur la cuvette d’à côté pour prendre une photo. Une fois fait, elle partit vite en courant et rejoignit la classe comme si de rien n’était. Le lendemain, le roi du lycée retrouva les clichés compromettants dans son casier. S’ensuivirent de nombreux conflits entre les deux, ainsi qu’une réputation salie pour la fille. L’attention de tous était détournée de nous, nous pouvions enfin respirer et préparer nos prochains coups en récoltant discrètement un maximum d’informations sur tout le monde : élèves, parents d’élèves, professeurs et personnel.
Progressivement, subtilement, ma sœur prenait le contrôle en propageant des rumeurs indirectement. Personnellement, j’adoptais une approche tout aussi discrète, mais bien plus violente : des fâcheux accidents, des agressions opportunes, des vandalismes, avec des preuves accablant d’autres cibles… Ce qui avait commencé comme une riposte vengeresse devint un jeu d'esprit et de manipulation : jamais la moindre preuve pour nous inculper, seulement les laisser tous se soupçonner entre eux.
Il restait un problème de taille : les plus fortunés, intouchables, qui recommençaient à s’en prendre à nous. L’idée d’impliquer la mafia dans nos vengeances m’était venu à ce moment-là. J’envoyais des informations anonymement sur les fils d’ultra riches aux bonnes personnes : je ne saurais dire si c’était brillant, culotté ou complètement inconscient, mais ça marchait.
Parfois, nous songions à mettre fin à notre vendetta personnelle, craignant d’aller beaucoup trop loin. Puis, nous repensions aux membres du club d’aviron me coinçant contre le mur et se déchaînant sur moi, leur rire rendant leurs traits encore plus détestables, à Marcella, en larmes, traînée dans les toilettes des filles, suivie par quelques garçons un peu plus âgés qui en profitaient. Ajoutez-y l’impuissance et l’inaction navrante des adultes témoins — dont notre propre père qui faisait le ménage au sein de ce prestigieux établissement scolaire — et vous obtenez une source inépuisable de raisons de tous les faire payer, et toujours plus.
Marcella s’était mise à faire de la vérité une arme de choix et à les faire chanter. Il faut l’avouer : Marcella excellait en nouvelle reine des abeilles et nous profitions de cette nouvelle popularité. Les moutons lui mangeaient même dans la main, troquant des miettes d'attention contre ragots, informations compromettantes et commérages. Me concernant, une rumeur commençait à se répandre : je serais, d’après les dires, devenu un membre de la mafia. Au mépris, se mêlait la crainte, puis enfin, le respect. Nous n'avions plus à nous écraser.
Ce jour-là, les chuchotements planaient dans les couloirs et les yeux se baissaient à notre passage. Bizarre. Pas désagréable, ma foi, mais quelque chose semblait tout de même clocher. Dans la classe, une absence se faisait sentir dans le silence : celle du capitaine de l'équipe d'aviron. Je voyais des camarades fixer sa place avec une réelle inquiétude, puis me dévisager d'un air presque accusateur. Pourtant, je n'avais rien fait. Quoi que…
À la sortie du cours, la directrice, étrangement joviale, nous présenta un généreux donateur. L'inconnu, d'une élégance folle, avait exprimé le souhait de nous financer nos études supérieures à condition de prouver notre valeur. Sur ce qui semblait être sa carte de visite, une adresse et une heure précise : un rendez-vous avec le destin.
Lui ôter la vie fut bien plus difficile que je ne l'imaginais. J'avais fermé les yeux, me remémorant toutes les humiliations que nous avions subies, puis, la détonation retentit. L'odeur de la cervelle fraîchement trouée me retournait les tripes, si bien que je déversais instantanément mon dernier repas sur le cadavre de mon ancien harceleur. Aux rires des gros bras, se mêle un gloussement distingué, suivi d'un applaudissement.
— Bravo ! Bravo ! La prochaine fois, gardez les yeux ouverts.
Je reconnus le mystérieux bienfaiteur, pleinement satisfait. Dans son cartable, l'homme sortit une gourde et versa de l'eau dans un gobelet, puis me le tendit. Je me débarbouillai à la hâte. Dès que je levai les yeux vers ma victime, de violentes nausées montaient. Marcella, quant à elle, me fixait, choquée. Je repris doucement le dessus, respirant lentement en essayant de m'accoutumer à la puanteur du crime.
— Vous êtes bien blanc, Donatello, dit-il d'un ton très calme. Vous pensez pouvoir gérer votre conscience avec du sang sur les mains ?
— Si vous vouliez sa mort, pourquoi avoir forcé mon frère à le tuer ? questionna Marcella, prenant ma défense avec véhémence.
— Ne vous avais-je pas dit qu'il vous fallait faire vos preuves ? répliqua-t-il. Et puis, vous la première, vous vouliez le tuer, ne serait-ce que pour votre honneur, n'est-ce pas ?
Elle se tut, serrant les poings. Qu'insinuait-il ? Ce connard de fils à papa l'aurait… De nerfs, je vidai le chargeur sur cette pourriture. Le dandy sortit un carnet de son sac et le tendit à ma sœur méfiante. Celle-ci le feuilleta, survolant les pages, puis esquissa un petit sourire.
— Vous êtes une femme, très charmante et intelligente de surcroît. Faites faire vos basses besognes par d'autres, ne vous mouillez pas. Vous n'avez pas idée du pouvoir de la réputation. Certains vendraient leur âme pour la préserver.
Sa main sur mon épaule, presque paternelle, apaisa un peu ma haine. Lentement, il récupéra le pistolet et le rangea dans son cartable.
— L'infertilité m'a donné le luxe de choisir mon héritier. Je compte ouvrir un cabinet d'avocat indépendant, là où les affaires seront fructueuses. Je vous apprendrai à défendre l'indéfendable. Mais avant, débarrassez-vous du corps.
Ses mots me laissèrent dans l'effroi, l’incompréhension, alors qu'il s'éloignait avec nonchalance, ordonnant aux hommes de main de le suivre d'un geste discret. Je me surpris néanmoins à l'admirer, lui, son charisme, son éloquence, sa prestance.
— Oh! Et un conseil, si vous cédez encore à l'irrationnel, vous avez déjà perdu. On se reverra, monsieur Saviani, me promit-il.

