Nadia
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Nadia
Moubarak est parti, Hassan est parti, Mohamed est parti, et elle, elle continue de manifester sur toutes les placettes. Dans les rues, la colère gronde contre le régime, contre les islamistes, contre les nationalistes, contre les modérés, contre la faim et contre la vie. Contre tout.
- Ne me demande pas qui j’étais. Je l’ignore. Avant, on m’empêchait de vivre, de décider, d’aimer, de m’exprimer. Quel âge j’ai ! Non, je n’ai pas 40 ans. J’ai juste 18 jours. Ces 18 jours de février 2011 qui ont détrôné Moubarak sont toute ma vie.
L’aveu brûle ses lèvres, il traverse son corps et sort douloureusement de sa bouche. Il se libère. Nadia finit sa canette de bière et entame sa cinquième cigarette, ses yeux hagards se referment. J’y vois des cendres de rêves brisés et cette envie folle de s’enfuir très loin, quelque part, je ne sais où. Quand elle me parle, elle ne me voit plus, elle s’en va avec ses mots et son histoire.
Comme des milliers d’Egyptiens, Nadia est sortie manifester à la Place Tahrir, elle a fait le déplacement d’Alexandrie, elle y est restée 18 jours pour faire tomber un président qui est resté trente ans au pouvoir. Elle a craché toute sa colère et son désespoir. Elle a tenu les mains de ses compatriotes indignés sans aucune distinction sociale, religieuse, politique, sexuelle et raciale. Le feu incendiait sa voix qui se fondait à celle de la foule : Dégage ! Dégage ! Pour la première fois, être égyptien devenait une fierté. C’est là, sur la place surmédiatisée de la liberté, qu’elle a rencontré Hassan, que leurs cœurs se sont embrasés.
- Nos mains se sont levées dans un seul geste, comme un seul corps. Nous rêvions d’un autre pays où l’on peut manger et aimer à sa faim. Nos cris et nos larmes fusionnaient, nous étions deux et un à la fois. Tu comprends ? Nous étions la nouvelle Egypte. Nous avions dormi sur les trottoirs sans manger, sans boire et se couvrir. Nous n’avions besoin de rien. Croire suffisait pour vivre.
Ses mots déferlent sur moi. Je l’écoute attentivement sans essayer de l’interrompre, sans pouvoir saisir cette profonde souffrance qui l'habite, qui l’anéantie et qui me trouble. Nadia ouvre une deuxième canette de bière, un deuxième paquet de cigarette, elle fume sans s’arrêter comme pour dissoudre son chagrin ou se défaire de sa mémoire.
- Hassan a-t-il pu oublier tout cela ?
Dès la chute de Moubarak, Hassan l’a quitté pour une autre. Elle ne s’est pas remise de cette trahison. Tous les hommes qu’elle a aimés l’ont dépouillé d’elle-même avant de l’abandonner un cadavre gisant sur le sol. Ils lui rappellent son père, un homme absent, vivant sur les chantiers de construction lancés partout en Egypte.
- Ma mère l’a suivie parce qu’elle avait peur qu’il se remarie. La plupart des immeubles que tu vois ici, c’est mon père qui a participé à leur construction. C'est son travail, a sueur. Il a assuré le suivi et la finalisation de tous ces projets.
Ses frères ont en profité pour décider de sa vie et celle de sa sœur. Nadia connait l’enfer, elle y a survécu plusieurs fois. Son corps porte les séquelles des coups de poing de Mohamed, l’ainé, qui corrigeait ses désobéissances.
- Un jour, il m'a cassé le bras parce que j’ai refusé d’arrêter mes études et de me voiler. Hassan a-t-il pu oublier tout ça ? Hein ?
Elle n’attend pas de réponses, Nadia est juste inconsolable. Moubarak est parti, Hassan est parti, Mohamed est parti, et elle, elle continue de manifester sur toutes les placettes. Dans les rues, la colère gronde contre le régime, contre les islamistes, contre les nationalistes, contre les modérés, contre la faim et contre la vie. Contre tout. La semaine dernière, des jeunes ont barré la route et brûlé des pneus. Une semaine avant, ils ont bloqué la voie ferrée. La violence grandit, les gens s’en prennent aux politicards, aux islamistes, aux laïcs, aux femmes et aux jeunes, aux révoltés et au pays. A tout sauf à eux même. L’anarchie s’organise, les prix flambent, les bagarres éclatent, l’instabilité s’amplifie et l’opposition tergiverse. Rien ne change, rien n’apaise ses tourments, ses crises de larmes sont récurrentes. Nadia ne sait plus ce que le peuple s’entête à réclamer mais elle continue de protester. Sur ces places, elle s’en va chercher Hassan, le ramener ou retrouver un autre insurgé qui saura la ramener à la vie. Elle papillonne d’une manifestation à une autre, d’un homme à un autre, pour oublier Hassan, pour le fuir, pour se venger d’elle-même, pour se punir, pour ne plus avoir peur et se contenter de mourir. Le vide cogne plus fort dans son cœur et dans sa tête, son existence pourrie défile sous ses yeux, un père absent, une mère sévère, des frères violents et un amour perdu et un pays qui se perd. Avec les manifestants, elle avorte sa colère, elle se sent souillée. Elle vomit aux larmes ces hommes qui la quittent, elle scande plus fort : Dégage ! Dégage !
Elle en veut tant à ce pays qui piétine les rêves et les libertés et qui l’empêche d’aimer à l’épuisement : Dégage ! Dégage !
Hier, elle est restée tout l’après-midi avec les manifestants dans la rue. Elle a reçu tout le gaz lacrymogène des policiers, Nadia n’a pas eu peur de la bastonnade, des policiers en civils, elle était au premier rang, le visage découvert, elle souhaitait profondément mourir ce jour-là et en finir avec sa vie. Mourir, est-elle vraiment en vie ?
- Moi et Hassan devions accoucher d’une nouvelle Egypte. C’était notre enfant.
Son visage basané s’assombrit, elle agonise, elle tente de survivre une nouvelle fois à l’enfer, de s’accrocher à quelque chose, au peu qui lui reste. Manifester c’est exister, c’est rejeter ce qu’elle ne peut pas changer. Elle-même. Avec la foule, elle se tient aux mains tendues, s’agrippe à cette douleur collective et pleure sa solitude et ce pays qui s’en va. Elle ne rêve plus, elle ne sait plus le faire, la révolution a été son ultime illusion, aujourd’hui tout s’écroule. Changer est douloureux. Elle ne peint que rarement, ses toiles sont empreintes des couleurs des abîmes, de désillusion. Tout lui échappe.
- Pourquoi Hassan est parti ? Je suis morte quand Hassan est parti, quand mon père m’a livré à mes frères, quand ma mère nous a laissé, quand les islamistes ont gagné. Comment survivre à tout cela ? Le pays sombre dans la folie, les protestations naissent comme des larmes et rien ne bouge dans ma vie ! Je meurs et personne ne m’entend, ne voit que je tombe et les médias parlent d’une nouvelle ère !