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Paul - Partie I : Rendez-vous chez Mercurio Editions

Paul - Partie I : Rendez-vous chez Mercurio Editions

Publié le 28 sept. 2021 Mis à jour le 13 févr. 2023 Culture
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Paul - Partie I : Rendez-vous chez Mercurio Editions

Des cris d'enfants. Paul les entend depuis la pièce où il attend, enfoncé dans un canapé. Il se dresse et va épier par la fenêtre entrouverte. Il les voit en train de jouer avec un ballon sur le trottoir, à côté de la route. L'homme secoue la tête et soupire en les observant. Non pas qu'il pense que le jeu de ces gamins est potentiellement dangereux; il n'aime pas les gosses, voilà tout. Ils font trop de bruit, tout le temps. Ils sont voués à déranger, constamment. La preuve : il a été tiré de ses pensées juste à l'instant par leur vacarme.

Une femme arrive dans la pièce et interrompt ses songes.

- Il va vous recevoir, dit-elle. Venez avec moi.

- Nous n'attendons pas Monsieur Delafaille ?

- Monsieur Delafaille ne viendra pas. Un empêchement, semble-t-il. Monsieur Litteral va vous recevoir seul.

Silencieux, Paul préfère suivre la jeune assistante et demander directement à son éditeur quelles sont les raisons de l'absence de son agent. Après tout, cela fait dix ans qu'ils collaborent tous les trois. La confiance devrait régner. D'autant que les termes du contrat pour son prochain roman ont déjà dû être étudiés et validés sans lui, s'il se réfère aux dernières nouvelles transmises trois mois plus tôt par la maison d'édition. Dans le cas contraire, l'auteur n'est pas inquiet. Depuis le temps, il connaît par cœur les murs de cette structure. Il discerne parfaitement son fonctionnement et perçoit avec clarté ses attentes et sa stratégie. Durant la dernière décennie, il a largement contribué aux objectifs financiers, adhérant parfois à des valeurs à contre-courant des siennes, mais garantissant la pérennité du business. En présence d'Henri Litteral, le romancier calcule savamment ses mots pour être en adéquation avec ce que son éditeur aime entendre.

Il sait aussi ce que le patron des lieux adore boire. Son péché mignon par excellence : le rhum. C'est pourquoi Paul a pensé à prendre une bouteille de la marque Neisson. C'est aussi la boisson préférée de l'écrivain. De son propre avis, si c'est pour avoir un éditeur qui prend une part sur la base de son travail, autant qu'il aime le même breuvage que lui.

L'assistante toque à la porte du bureau d'Henri. Pas de réponse, mais Paul prend la liberté d'entrer sans se soucier des manières. Le voici dans un vaste espace de travail. De gauche à droite, une grande table et six chaises pour les réunions, divers cadres contenant les couvertures des livres qui ont connu le succès au travers de l'entreprise de son employeur, une photo de lui posant les bras croisés juste au-dessus du siège où il est assis, une commode sur laquelle sont posés une carafe contenant un liquide brunâtre, des verres et… une autre photo de lui serrant la main du président de la République.

- Tu travailles trop, mon ami…

- Paul ! S'exclame Henri en levant les yeux de son ordinateur. J'étais aspiré par la lecture d'un article. Les critiques… Aujourd'hui, tout le monde s'improvise critique littéraire.

- Qu'est-ce que ça raconte ?

- Des bêtises.

- Alors ça ne doit pas être au sujet d'un de mes romans.

La remarque fait rire les deux hommes. S'ensuit une franche poignée de main.

- Je t'ai rapporté un petit cadeau de mon voyage en Martinique, annonce-t-il en tendant un sac en papier kraft.

- Du rhum ! Saute-t-il de joie en découvrant la bouteille. Neisson, collection Armada 1995 ! Tu as fait des folies.

- Ça me fait plaisir. Et puis nous signons aujourd'hui, alors j'apporte de quoi fêter l'événement. D'ailleurs, que se passe-t-il avec mon cher agent ?

- Eh bien, il m'a écrit en me disant qu'il ne sentait pas bien du tout. Il a passé la nuit… Enfin, je t'épargne les détails. Mais du coup, on va devoir reporter la signature.

- Comment ça ?

- On ne signe pas de contrat sans ton agent, Paul. Tu le sais. C'est la règle.

- Pour moi, notre rendez-vous n'était qu'une simple formalité. Une griffe et c'est terminé. Après, on lance la machine. Vous vous êtes mis d'accord sur son contenu, non?

- Non, rétorque-t-il d'une petite voix.

- Je ne comprends pas. Vous ne vous êtes pas vus comme convenu pour discuter des termes et autres spécifications ?!

- On aurait dû, mais il a reporté.

- Il y a trois mois que vous deviez le faire.

- Il a reporté tout le long de ces trois mois. Chaque rendez-vous qu'on avait prévu, il les a annulés, reportés, annulés, reportés, annu…

- C'est bon, j'ai compris !

- Ne sois pas énervé.

- Difficile de ne pas l'être. Si je le vire là, tout de suite, et que je fais de moi mon propre agent, on peut signer ?

- Ça ne fonctionne pas comme ça, Paul.

- Evidemment. Bon, j'aimerais savoir pour quelle raison je n'ai pas été mis au courant. Trois mois sans vous voir tous les deux, et moi, je n'ai pas la moindre nouvelle, alors que je crois que tout va bon train ! Je débarque dans ton bureau et tu m'annonces que l'autre incapable ne s'est pointé à aucun rendez-vous en quatre-vingt-dix jours. Pourquoi est-ce que personne ne m'a rien dit, bordel ?!

- C'est… c'est lui ton agent. C'était à lui de t'en informer. Je pensais que tu le savais.

Henri relève que de toute évidence, Paul et son agent ont manqué de communication. Mais pourquoi diable s'est-il gardé de lui dire qu'il n'a pas pu mener les négociations ? Ils se sont toujours dit les choses. C'est même la base de leur collaboration : l'échange.

Désabusé, l'auteur réfléchit en dévisageant Henri. Aucun mot n'est prononcé. Le pesant silence ressemble à une asphyxiante étreinte qui empêche de respirer l'entrepreneur. Une goutte de sueur s'écoule le long de sa tempe. D'abord lentement, très lentement. Elle accompagne ses songes. Il se demande ce qu'il se passe présentement dans l'esprit de celui qui est en face de lui. Il le pratique depuis de longues années et il appréhende un caprice colérique.

La goutte accélère, comme si elle avait pris de l'élan, et descend rapidement jusqu'à la pommette. Henri prend les devants avant qu'il ne soit trop tard.

- Je comprends que tu sois mécontent, Paul.

- Tu sais l'importance que ça a pour moi. Mes bouquins sortent au moment où c'est prévu. Ça a toujours été comme ça.

- C'est fastidieux pour tout le monde. On en pâtit aussi.

- Cesse un peu d'être égoïste et de te soucier de ta maison d'édition, Henri ! Pense au fait que ça me cause du tort. On parle de mon image ! Et mes fans ! Qu'est-ce qu'on va faire d'eux ? On ne peut pas les laisser dans l'attente. Ils vont être déboussolés. Perdus ! Eux qui s'attendaient à tourner joyeusement les pages que je me suis donné un mal de chien à écrire... pour rien !!!

Henri n'a guère d'autre choix que de s'imposer et signifier qui commande en ces lieux.

- Tes paroles dépassent tes pensées. Présente tes excuses et je ferai comme si je n'avais rien entendu.

- Je ne crois pas. Je me sens trahi. Tu m'entends, Henri ? Trahi !

- Par ton agent, peut-être. Je me suis toujours montré respectueux envers toi. Tu es ici comme à la maison, mais…

- Mais ?! Des menaces ?!                                                                                                               

- …tu vas trop loin dans tes propos. C'est problématique pour la machine tout entière. Tu crois qu'il n'y a pas de conséquence dans le retard que nous prenons à cause de ce manque de sérieux ?

Paul est probablement quelqu'un de trop égocentrique et son caractère hargneux tend à l'aveugler dans certaines situations, mais il n'est pas crédule. Il repère astucieusement les mauvaises combines lorsqu'elles sont flagrantes.

- Ça ressemble à "Vide-ordures", argue-t-il avec une contenance sûre.

- Tu parles de ton premier roman ? Quel est le rapport ?

"Vide-ordures" n'est pas simplement le premier roman de Paul. C'est celui qui l'a fait connaître. Celui qui a donné l'impulsion à une suite d'histoires écrites avec un rythme intensif, puis publiées par Henri et catapultées par Mercurio Editions vers la gloire. Best-seller après best-seller, elles ont engrangé de fructueuses recettes.

L'intrigue se déroule au sein d'une compagnie d'assurance. Un dirigeant despotique met la pression sur ses employés pour repérer les fraudes des assurés. Le tyran veut ainsi éviter un maximum de remboursements. Insatisfait des résultats, il recrute et forme des jeunes loups prêts à vendre leur âme au diable. La formation achevée, les recrues intègrent une brigade spéciale composée d'impitoyables inspecteurs. L'un d'eux, Gérard Kohler, est plus acharné que tous les autres. Il s'attire rapidement les faveurs du grand patron, séduit par le caractère intransigeant de son poulain. Au bout de quelques années, la complicité entre l'employeur et l'employé s'estompe. La faute revient à un petit nouveau aux dents acérées et à l'esprit vif. Celui-ci empiète sur le territoire de Gérard sans aucune gêne. Redoutablement intelligent, il parvient même à manipuler le dirigeant, alors vieillissant et déliquescent, pour le mener par le bout du nez, ce qui enflamme la jalousie de son concurrent. Une inexorable émulation émane, embarquant le nouveau et l'ancien dans un engrenage de coups bas. La rivalité prend des proportions si extrêmes qu'ils vont jusqu'à essayer de se faire virer l'un et l'autre en impliquant leurs collègues, qu'ils divisent en deux camps. Lors des derniers chapitres, les limites dépassent le cadre professionnel. Leur vie privée est touchée et ils portent atteinte à leur intégrité physique. Proches de s'éliminer, ce n'est que la mort qui leur ouvre les yeux sur toute cette folie.

En l'écrivant, Paul a créé une succession de rebondissements et une conclusion inattendue. Dans le livre, il est question d'une technique appelée "vide-ordures". Elle consiste à écarter les maillons faibles en augmentant la compétitivité et confrontant les esprits les plus adroits. A la fin, il ne doit en rester qu'un. Toutefois, la démarche comporte des sacrifices et un prix fort à payer. L'auteur fait référence à une de ses profondes convictions qui réside en lui : si l'on veut quelque chose, il faut se battre pour l'obtenir quel qu'en soit le moyen. La plupart de ses œuvres traite de cette croyance qu'il s'est forgée lui-même et qu'il applique sans concession.

- Je ne peux m'empêcher de penser à Bertrand Scharh, le PDG sénile, lorsqu'il convoque Gérard Kohler pour lui dire qu'il le retire d'une grosse affaire au profit de son petit protégé, Renaud. Tu situes le passage ?

- Je connais ton roman par cœur. Je l'ai lu sept ou huit fois. C'était un coup de génie que j'ai toujours admiré. Pourquoi tu m'en parles ?

 - C'est très similaire à la réalité. Tu te rappelles le plan élaboré par Bertrand pour évincer Gérard, sur préconisation de Renaud ? Premièrement, un dossier traîne pendant trois mois, laissant croire que la secrétaire de direction a égaré les conclusions que Gérard lui a soumises. Deuxièmement, les conclusions resurgissent. Bien qu'elles aillent en faveur de la compagnie d'assurance, elles ne sont prétendument pas suffisantes pour rapporter un gain correspondant au seuil minimum exigé pour ce type de dossier. Troisièmement, Renaud reprend le dossier en secret et maquille certaines preuves pour qu'elles s'apparentent à une fraude. Le maquignonnage fait gagner une somme astronomique à la compagnie d'assurance après un procès scandaleux, tandis que Gérard est discrédité.

- C'est ton agent qui est aux abonnés absents depuis trois mois ! Je n'ai rien laissé traîner.

- En apparence, parce que je crois que ça t'arrange bien. Je m'infiltre dans ta tête. Etape une : l'agent de ce bon vieux Paul ne se pointe pas à la révision du contrat. Ce qui est accommodant, étant donné que je peux profiter de mettre en avant un jeune talent partout sur les réseaux sociaux, avec des affiches publicitaires et en déployant une campagne marketing à donner le tournis. Etape deux : on dit à Paul que son dernier roman n'est pas à la hauteur, que son agent est porté disparu et que c'est triste, mais la collaboration est à l'agonie. Etape trois : le nouvel auteur, dont je vais me vanter de la découverte, est élevé au rang de prodige. Moi, Henri Litteral, je n'ai plus qu'à fumer un bon gros cigare en sirotant ce bon Neisson que ce grand nigaud de Paul m'a rapporté. N'oublions pas de conclure la scène par le rire diabolique de moi-même, tout seul dans mon bureau devant ma photo avec le président de la République. Alors quoi ?

- Quoi ? Retourne Henri, démasqué.

- Je ne vends plus assez ou tu paries sur la jeunesse d'un autre ? Un autre qui fera plus de ventes.

- Il nous faut de la fraîcheur, Paul.

- C'est toi qui veux de la fraîcheur, Henri. Personne d'autre.

- Tous tes récits tournent autour du même sujet. Je saisis parfaitement la nature thérapeutique de ton écriture et je comprends que ça te serve à briser les démons de ton enfance... mais le mauvais fond de l'être humain, les actions tordues, les figures parentales cruelles, la trahison familiale, le sens de la compétition…

- …sont mes domaines de prédilection. Comme tout auteur, je reste dans une zone de confort que je maîtrise et qui rapporte un beau paquet de pognon. Quoique plus assez. Quel est le genre de ce petit jeunot ?

- Les rêves. Il les explore sous plusieurs angles. Aujourd'hui, plus que jamais, les gens ont besoin de belles histoires qui les font rêver. Ton style est trop sombre et réaliste. Qui voudrait encore vivre dans la réalité ?

Paul encaisse l'estocade durement. C'est aussi douloureux qu'un poignard qui lui transperce le dos. Ça ne s'est jamais produit, mais il s'imagine que la souffrance qu'il endure équivaut à cette allégorie. Il n'a pas envie de s'éterniser autour de la conversation. Son monde s'effondre. D'autant plus qu'il vient de séjourner deux semaines en Martinique et qu'il se sent parfaitement… Eh bien, non, il ne l'est plus. Il n'est plus détendu. Il se lève sans répondre, fait demi-tour et part en direction de la sortie.

- Tu t'en vas, comme ça ?

L'écrivain s'arrête à mi-chemin. Il revient sur ses pas. Le rhum ! Il a presque oublié la bouteille de Neisson qu'il n'a décemment pas envie d'abandonner entre les mains d'un traître. Il l'attrape en regardant Henri droit dans les yeux. Le voilà reparti vers la sortie.

- Paul, on ne met pas un terme à une discussion ainsi. Ça ne se fait pas !

La phrase est quasiment inaudible, couverte par le claquement de la porte du bureau.

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