Les jeunes dans la transmission : la grande illusion ?
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Les jeunes dans la transmission : la grande illusion ?
J'ai lu durant les confinements, un roman réaliste, le Goncourt 2018, Leurs enfants après eux, de Nicolas Mathieu. Un étrange écho avec un autre bon livre que je lis en ce moment, les Buddenbrook, qui valut le Prix Nobel de littérature à Thomas Mann en 1929. Une plongée dans la jeunesse des années 1980 et la culture provinciale des territoires frontaliers désindustrialisés du Nord-Est de la France. Le désœuvrement et la misère existentielle des populations locales, abandonnées par le centralisme démocratique, me parle. J’ai vécu la moitié de mon existence dans ces lieux périphériques, semi-ruraux, semi-urbains, loin de l’œil de la Providence, dans l’Aisne, l’Oise, la Somme, la Marne. Des petites villes à la campagne, au milieu de nulle part, ou plutôt au milieu de l’étendue sans fin des grandes plaines céréalières de l’agro-industrie (industrie à groins) et du Vignoble à bulles creuses. Riches comme pauvres, semblent en sursis, assis sur des certitudes qui s’égrènent au rythme des crises et du démantèlement des services publiques, qui comme les usines de la métallurgie, maintiennent leurs façades, pendant qu’on démonte tout à l’intérieur, que les installations pourrissent et polluent.
Les jeunes ont cette capacité fabuleuse de pouvoir verser dans tous les possibles, mais malheureusement avec l’illusion ou la désillusion qu’ils se bâtissent eux-mêmes. Ou avec la complicité de leurs aînés. Riches comme pauvres… et les classes moyennes après eux. Classes moyennes, classes du milieu ? Au milieu de nulle part. L’homme et la femme du milieu sont des humains médians, qui portent sur leurs frêles épaules le destins de leurs contemporains. Ils devraient être des patriciens. Les élites non patriciennes, les gauches caviar et droites cassoulet, toutes chalençonnées, ont fait d’eux des praticiens de la survie dans une République en mode dégradé. Nicolas Mathieu les décrit avec un talent qui m’a réconcilié avec les écrivains modernes. Moi qui ne jurais que par des écrivains du siècle de l’industrialisation naissante, d’un steampunk qui se voudrait éclairé, mais funeste et livresque, saventurier, soutenu par de grandes figures comme Balzac, Hugo, Zola, Dumas. Le plus souvent issus d’une race éteinte, parce que non fertile : le dandy. Mon imaginaire me raccorde, à travers ses mots, à un univers entre Stranger Thinks et Fight Club. Les Pinçon-Charlot ont condamné les élites parce qu’elles réseautent, cultivent l’entre-soi, ravivent la tradition des rallyes de jeunesse. Mais dans la lutte des classes, ces marxistes bourdieusiens ne font que ressasser la violence symbolique. Il n’y a pas de violence symbolique ! Il n’y a que de la violence, et du pacifisme, un peu. Rajouter le symbolisme permet une brève incursion dans la science, mais ne résout rien. Les classes populaires, aussi, réseautent. C’est le propre de l’être humain de chercher la solidarité et pourquoi pas la fraternité, dans la collectivité, la communauté et le collectivisme. La communauté est ce qui fonde la sécurité sociale, pas l’institution, mais la vraie sécurité d’être en sécurité parmi les autres. Le communautarisme est une marionnette de guignol en forme de squelette à faucille qu’on exhibe pour faire peur et qu’utilise le pouvoir pour renforcer ses fondements, mais qui n’a pas de réalité sur le terrain de la désillusion. La communauté se définit par le fait que chaque individu connait au moins de nom ou de vue, chaque autre membre de la communauté, et est en capacité de faire appel à lui, en cas de besoin. Les pouvoirs totalitaires et sécuritaire sont des machines à briser la communauté humaine. L’objectif étant de disrupter la confiance entre les individus pour la reporter sur l’objet de la peur qu’ils entretiennent. La Jeunesse a l’intuition des manœuvres qui se jouent, et se tourne vers les parents et les aînés pour trouver du sens au non sens qu’insinue les rentiers et les usuriers pour maintenir le profit à leur seul avantage. Mais en amont…
Bien sûr ces villes épuisées
Par ces enfants de cinquante ans
Notre impuissance à les aider
Et nos amours qui ont mal aux dents
Bien sûr le temps qui va trop vite
Ces métros remplis de noyés
La vérité qui nous évite
Mais voir un ami pleurer
Jacques Brel, Voir un ami pleurer.
Depuis l’enfance, la jeunesse est un élastique qui se tend. Parfois il claque ou il vibre, a des soubresauts. La jeunesse n’est que pulsion. L’âge adulte est un âge mûr qui ne mûrit jamais. Etre jeune, même en esprit, c’est ne plus tolérer l’attente, l’isolement. C’est vouloir partir, voir ce qu’il y a derrière, se découvrir. C’est une déchirure à qui se trouve sans s’être armé de certitudes. C’est revivre la totalité.
« Parfois Seph décrochait. Son esprit prenait le large. Elle se mettait à penser à Simon Rotier, à ce qu’il pouvait faire. Elle n’avait presque plus une seconde à lui consacrer et, le connaissant, il ne devait pas tuer le temps en enfilant des perles. A chaque fois qu’ils se croisaient dans les couloirs du lycée, Steph ne pouvait pas s’en empêcher, elle lui demandait des comptes. La conversation tournait au vinaigre direct. Avec cette radasse de Virginie Vanier qui lui tournait autour, ses grandes dents et ses gros seins. Tant pis. Steph devait rester concentrée. La mention. La bagnole. Les vacances. Les Pays basque. Là-bas, elle se baignerait tous les jours. Ils feraient du surf, des grillades, la chouille non-stop. Avec Simon, ils baiseraient à l’ombre des pins, le goût du sel sur la peau, le bruissement du vent, l’océan tout proche.
_ Et le sable qui te gratte le cul, ajoutait Clem.
Steph souriait. Elle ne voyait plus sa copine du même œil. Maintenant qu’elle considérait son avenir, ses options, le fonctionnement des carrières, une évidence nouvelle s’imposait brutalement à ses yeux : le monde appartenait aux premiers de la classe. Tous ces gens dont on s’était moqué parce qu’ils étaient suiveurs, timorés, lèche-cul et consciencieux, c’est eux qui, en réalité avaient raison depuis le début. Pour briguer les bonnes places, et mener plus tard des vies trépidantes et respectées, porter un tailleur couture et des talons qui coûtent un bras, il ne suffisait pas d’être cool et bien née. Il fallait faire ses devoirs. Le choc était rude pour Steph qui avait tout de même beaucoup misé sur son je-m’en-foutisme foncier et ses prédispositions pour les sports de glisse.
En tout cas, à force de bûcher, de drôles de trucs avaient fini par se produire dans sa tête. Des raccourcis, des surprises, des éclairs. Jusqu’ici, elle avait considéré les disciplines qu’on leur enseignait comme des diversions, des passe-temps pour canaliser la jeunesse. Mais une fois que le gavage opérait, votre vision des choses se modifiait. Steph n’aurait pas très bien su définir ce bouleversement : elle se sentait à la fois plus sûre et moins certaine. Par moments, sous l’effet de la contrainte, un fugace eurêka lui traversait la tête. Ou au contraire, un sentiment d’évidence prenait fin sous ses yeux. le monde devenait parcellaire, ramifié, infini.
Progressivement, elle commença à prendre du plaisir. Et une terrible inquiétude la gagna. Elle s’avisait sur le tard que son idée de la réussite était totalement fallacieuse. L’idéal de ses parents, avec leur confort exponentiel, le chalet à la montagne et l’appart à Juan-les-Pins, leur rage d’entregent et le sentiment de leur hauteur, lui apparaissait maintenant dans son exact misère. Il ne suffisait pas de vendre des bagnoles de luxe et de connaître tout ce que la ville pouvait compter de nantis pour arriver. C’était au fond un horizon de gagne-petit, d’hébétés perpétuels. Cette place ouatée ne tenait qu’à un fil. Ses vieux se prenaient pour des seigneurs, mais n’étaient que les piètres régisseurs d’un règne qui s’organisait ailleurs.
Avec Clem, elle découvrait le tableau dans son ensemble. Les décideurs authentiques passaient par des classes préparatoires et des écoles réservées. La société tamisait ses enfants dès l’école primaire pour choisir ses meilleurs sujets, les mieux capables de faire renfort à l’état des choses. De cet orpaillage systématique, il résultait un prodigieux étayage des puissances en place. Chaque génération apportait son lot de bonnes têtes, vite convaincues, dûment récompensées, qui venaient conforter les héritages, vivifier les dynasties, consolider l’architecture monstre de la pyramide hexagonale. Le « mérite » ne s’opposait finalement pas aux lois de la naissance et du sang, comme l’avaient rêvé des juristes, des penseurs, les diables de 89, ou les hussards noirs de la République. Il recouvrait en fait une immense opération de tri, une extraordinaire puissance d’agglomération, un projet de replâtrage continuel des hiérarchies en place. C’était bien fichu.«
Leurs enfants après eux, p318.
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