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Les fractures françaises: notre pays n'a-t-il jamais été aussi divisé?

Les fractures françaises: notre pays n'a-t-il jamais été aussi divisé?

Publié le 25 févr. 2020 Mis à jour le 28 sept. 2020 Culture
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Les fractures françaises: notre pays n'a-t-il jamais été aussi divisé?

La France vient de vivre deux années quasiment ininterrompues de manifestations violentes et, pour partie, atypiques, avec la crise des « gilets jaunes ». Les diagnostics qui ont accompagné ces mouvements sociaux sont pour le moins contradictoires, même s’ils ont tous le même dessein, expliquer et mesurer la crise identitaire qui déchire le tissu social.

Photo by Koshu Kunii on Unsplash


La plupart des observateurs y voient la confirmation de l’archipélisation de la société française. Les médias, depuis une quinzaine d’années, se sont notamment saisis du concept forgé par le géographe Christophe Guilluy, la « France périphérique ». Depuis Fractures françaises (2006), cet expert, au service des collectivités territoriales, brosse le portrait d’une France des villes moyennes appauvrie par la désindustrialisation et l’ouverture à la concurrence mondiale. Selon lui, les pouvoirs publics depuis la fin des Trente Glorieuses auraient encouragé ces classes moyennes inférieures à quitter les centres villes urbains (avant même que la hausse des prix de l’immobilier ne les y contraignent) pour s’installer dans des lotissements pavillonnaires. Ces Français, souvent obligés d’utiliser leurs voitures pour travailler dans les villes voisines, ont souvent été décrits par les observateurs comme le cœur silencieux du mouvement des « gilets jaunes », les révoltés des ronds-points bien plus que les manifestants battant le pavé parisien. Présentés comme les responsables de l’étalement urbain et de la pollution automobile, leur colère aurait explosé au moment où le gouvernement d’Édouard Philippe imposait une hausse de la taxe carbone et une limitation à 80 km/h sur les routes départementales, n’acceptant pas d’être tenus pour responsables du réchauffement climatique par ces élites jugées mondialistes et « hors sol ». Dans La France périphérique (2014), Christophe Guilluy estimait que cette France populaire des villes moyennes avait été sacrifiée et s’était éloignée, au fil du temps, des catégories populaires des quartiers sensibles des grandes villes, principalement issues de l’immigration ; comme si les pouvoirs publics avaient eu à cœur d’éviter une possible convergence des luttes entre ces composantes de la population française réunies par le déclassement social. Que le Front (revenu Rassemblement) national fasse ses plus beaux scores dans ces villes moyennes en crise était pour l’auteur la preuve que le pouvoir avait réussi à monter les pauvres les uns contre les autres, en ethnicisant le débat politique et en rendant les populations issues de l’immigration responsables de leur déclassement.


Photo by ev on Unsplash

Sans adhérer à cette thèse, le directeur du département opinion de l’IFOP, Jérôme Fourquet, dans une remarquable analyse des fractures de notre territoire, L’archipel français (2019), préfère montrer que notre territoire national se fragmente en une infinité d’îlots. Son analyse porte moins sur la montée des communautarismes que sur les clivages territoriaux, au sein des métropoles d’équilibre notamment, entre quartiers pauvres et riches, et parfois même de part et d’autre d’une même rue (à Toulouse, Aulnay-sous-Bois, etc.). Étudiant les prénoms affectés aux nouveaux-nés, à partir d’une base statistique de l’INSEE, il montre notamment quel processus de différenciation des prénoms s’opère en France depuis trente ans, soulignant à la fois la perte d’influence de la religion chrétienne et la perméabilité aux influences étrangères (plus anglo-saxonnes en l’occurrence qu’arabo-musulmanes ou africaines). Il insiste sur l’infinie versatilité des comportements politiques, ayant amené à élire un président inconnu deux ans plus tôt ; et sur la disparition rapide des cultures et des clivages politiques traditionnels, à mesure que la société acceptait des changements sociétaux encore impensables dans la France du général de Gaulle : l’essor des divorces et des naissances hors mariage, la tolérance à l’homosexualité (y compris d’ailleurs chez les catholiques pratiquants), etc.

La fragmentation à l’œuvre tient selon l’auteur à des causes multiples : les inégalités scolaires qui ont sapé l’idée fondatrice de méritocratie ; l’effondrement des médias de masse prescripteurs d’opinion façonnant une culture commune (de TF1 au Monde) ; et la progression d’une économie sous-terraine, illégale, assurant un complément de revenu aux habitants précaires des villes en déprise. Selon les enquêtes, le commerce du cannabis, « l’interprofession du chichon (…)  emploierait aujourd’hui pas moins de 200 000 personnes, ce qui est considérable et classe ce secteur d’activité parmi les tous premiers employeurs français ».  Dans ce camp, on peut ajouter aussi le sociologue Louis Chauvel. Dans La spirale du déclassement (2015), il explique que, tel « un sucre dans une tasse de café », les problèmes sociaux des catégories populaires s’infiltrent et remontent par capillarité vers les composantes centrales de la société, affaiblies dans la course aux places et peinant à offrir des études à leurs enfants. 

 

Leurs contradicteurs emploient des arguments différents. Le géographe Jacques Lévy réfute la méthodologie de Christophe Guilluy. Sa cartographie de la pauvreté fait ressortir que la majorité des précaires se trouve aujourd’hui dans les bâtiments délabrés au cœur de nos grandes villes, victimes de marchands de sommeil et de l’insuffisance du logement social (C. Guilluy expliquait au contraire en 2006 qu’une grande partie de ce parc social était inoccupé). On y trouve des travailleurs dans le bâtiment, des femmes occupant des métiers de service à la personne très peu qualifiées, avec des horaires de travail pénibles. Emmanuel Todd, dans son récent essai Les luttes des classes en France au XXIe siècle, rend hommage aux analyses de J. Fourquet et admet la précarisation croissante des catégories populaires et moyennes ; il conteste en outre les statistiques de l’INSEE sur la progression du pouvoir d’achat et décèle, par exemple dans la légère remontée de la mortalité infantile et la baisse de la mobilité professionnelle interdépartementale, la dégradation des conditions de vie et des services publics. Mais il tire une conclusion radicalement différente : la France n’a jamais été aussi homogène dans son histoire récente. Toutes les forces de fracturation à l’œuvre depuis des siècles auraient selon lui disparu : tout d’abord, l’opposition entre les structures familiales traditionnelles qui ont façonné la France (le modèle nucléaire d’une Île-de-France élargie qui s’opposait à la famille souche et à la famille patriarcale caractéristiques des périphéries, de la Bretagne au Var) ; ensuite, la disparition des forces politiques et spirituelles constitutives de notre identité politique, le catholicisme et le communisme.

 

Enfin, l’appauvrissement généralisé des catégories moyennes, qui restent pourtant dociles et soumises à ce qu’il appelle une « élite stato-financière », passant sans cesse des hautes fonctions de l’État au top management des entreprises. L’historien et démographe croit déceler dans le mouvement des « gilets jaunes » une nouvelle avant-garde révolutionnaire désireuse de renverser la table, méprisée par un pouvoir hautain qui les cantonne, dans une grille de lecture simpliste, à un rôle de figurants et d’épouvantail nécessaire pour consolider sa propre base électorale. Il prolonge ainsi la thèse développée en 1998 par Ève Chiapello et Luc Boltanski dans Le nouvel esprit du capitalisme : le capitalisme ne peut tenir que tant que les classes moyennes sont convaincues que le système offre à leurs enfants des « chances de vie », de promotion sociale, car ces classes moyennes sont la cheville ouvrière de la machinerie capitaliste. Qu’elle cesse de croire à cette possible méritocratie, et c’est tout le système qui vacille. Le consensus est cependant loin d’exister sur cette question du déclassement des classes moyennes : pour Éric Maurin et Dominique Goux, au contraire, ces catégories sont celles qui ont le plus bénéficié de l’enrichissement de notre société : elles ont un accès privilégié à la propriété, et leurs enfants bénéficient encore très largement d’une mobilité sociale ascendante (Les nouvelles classes moyennes, 2010).

 

Photo by ev on Unsplash

Au-delà de ces divergences, on retiendra que la force homogénéisatrice de l’après-guerre, autour de la paix retrouvée, de la croissance partagée et de l’État-providence, a volé en éclat depuis les années 1970. Il faut bien dire que cette impression d’homogénéité relève en partie du mythe, et tient au voile volontairement jeté sur le passé récent, celui des divisions des heures sombres de l’Occupation, et de la collaboration ; celui de la guerre inavouée en Algérie. Comme quatre siècles plus tôt, au temps des guerres de religion, l’amnésie et l’amnistie sont préférées au devoir mémoriel et à la vérité historique. Il ne faut pas, en outre, idéaliser ce nouvel imaginaire, qui se construit autour d’une mystique de la croissance, après que la reconstruction est terminée en 1949… Nous payons aujourd’hui le prix fort de cette croissance, fondée sur les énergies fossiles et l’adhésion à un culte de l’abondance, peu soutenable écologiquement, et précocement dénoncé (songeons aux films de Jacques Tati, aux écrits de Guy Debord, au mouvement agrobiologique des époux Rabhi ou au magnifique texte de La montagne de Jean Ferrat).

 


Photo by ev on Unsplash

Il faut alors se souvenir, avec Fernand Braudel, que sous les auspices de l’histoire, la France fut bien davantage division que diversité. Au soir de sa vie, dans son Identité de la France, l’historien de la Méditerranée notait ainsi : « Toute nation est divisée, vit de l’être. Mais la France illustre trop bien la règle : protestants contre catholiques, jansénistes contre jésuites, bleus contre rouges, républicains contre royalistes, droite contre gauche, dreyfusards contre antidreyfusards, collaborateurs contre résistants... La division est dans la maison française, dont l’unité n’est qu’une enveloppe, une superstructure, un pari ». Au moment de la révolution française, Mirabeau ne le disait pas autrement, désignant la France comme « un agrégat inconstitué de peuples désunis ». A l’aube de la Grande Guerre encore, la France était celle des patois, et le français n’était pas la langue maternelle de la plupart des petits élèves qui passaient dans les mains des « hussards noirs » de la République, ainsi que l’a montré J.-F. Chanet dans L’école républicaine et les petites patries (1996). Le pari est alors fait par les Républicains d’écrire un imaginaire collectif faisant la synthèse entre la France des rois et celle des révolutions.

 


Photo by ev on Unsplash

Comme l’a montré Anne-Marie Thiesse dans La création des identités nationales (1999), ce récit met au cœur de l’identité nationale un paysan héroïsé, symbole de labeur et de fidélité, enraciné dans des territoires chargés d’histoire, marchant sur « la cendre inerte des morts », comme l’écrit alors le penseur Maurice Barrès, idole nationaliste de la jeunesse érudite de l’avant-guerre. Les tensions autour des agriculteurs aujourd’hui, les violences subies par ces derniers, hâtivement accusés d’empoisonner les sols et de maltraiter leurs bêtes, disent à leur manière la profondeur des fissures qui fragilisent cette identité reçue en héritage.

 

Arnaud Pautet

Professeur en classes préparatoires commerciales.
Confériencier et consultant.

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