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LE TERMINAL

LE TERMINAL

Publié le 30 nov. 2021 Mis à jour le 23 sept. 2022 Culture
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LE TERMINAL

Le voilà ce matin de Juin tant attendu, le terminal est encore quasi désert. Le virus a-t-il défait tant de vocations de voyageurs ou bien les globe-trotteurs sont ils de la race des lève-tard ? Après tout il n'est point besoin de s'éveiller aux aurores pour goûter aux joies de l'aventure. Je les attends là, mes éphémères compagnons de banc, je ne peux pas dire que je sois tout à fait impatient de croiser ces centaines de regards inconnus... mais bon on ne peut pas à la fois être dans un aéroport et vouloir rester seul ; j'ai même, à vrai dire, besoin de croiser du monde. C'est un peu paradoxal mais c'est comme ça, la nature humaine est par essence contradictoire.

En voilà un, un Airbus, qui pointe son nez vers le firmament, pure folie humaine que de d'envoyer ces tonnes d'acier tutoyer la voûte céleste ! Avec la grâce d'un goéland arthritique, il s'arrache péniblement du tarmac en brûlant plus de carburant que je n'en consommerais durant toute une vie... Et dire que je ne peux plus rouler dans Paris avec ma vieille 106, ça tient vraiment de la blague ça ! Le casanier pauvre est pointé du doigt pour son bilan carbone ; le riche voyageur lui, reste immaculé dans le hashtag #travelporn de ses publications Instagram.

Je m'égare un peu, et au fond maintenant je m'en moque aussi. Qu'est-ce que je pourrais bien y changer moi qui suis là, aujourd'hui, avec mes bagages et avec eux ? Ils commencent à arriver, que dis-je, à affluer ! Se sont-ils donnés rendez-vous à cette heure précise ? Mon Dieu, il va bien falloir tout de même les regarder ! Assis sur un banc, je rapproche mes bagages, on n'est jamais trop prudent... Qu'ils me paraissent lourds tout d'un coup ! je me lève, fait rouler la valise vers moi, ajuste le sac suspendu au dessus : il me reste encore du temps.

Et ça commence à grouiller : des hommes d'affaires en complet trop serré, dont l'enfance évanouie depuis longtemps n'est plus impressionnée par le rugissement des réacteurs des avions au décollage. Blasés, l'oreille collée au téléphone, ils courent après le temps et après l'argent. Si le monocycle était plus rapide que l'avion, on verrait sur les pistes cyclables des hordes de débiles en costard lutter pour leur équilibre. Comment peuvent-ils être certains qu'un voyage à plusieurs kilomètres d'altitude va forcément bien se finir ? L'habitude vient à bout de tout, c'est vraiment terrible. Moi j'angoisse de plus en plus, ce n'est pas facile d'affronter une telle épreuve

Il y a les familles, ça m'émeut vraiment de les voir là ce matin. Les mères donnent le tempo, les pères essaient de suivre en grommelant tandis que les gamins, mouches humaines, virevoltent et finissent fatalement par s'agglutiner le long de la baie vitrée. Icare fera toujours des émules, d'autant plus qu'aujourd'hui les ailes ne sont plus faites de plume et de cire. Ils sont fascinés ces mioches, ils ne captent même pas le climat d'angoisse ultra sécuritaire du lieu : les caméras, les scanners, les agents de sécurité, les douaniers, les flics, les militaires. Un lieu où l'on paie sa sécurité au prix fort, un lieu où on vous arrache votre anonymat, où on vous surveille, où on vous demande des comptes. Les gamins, on les laisse tranquilles ici, il faut croire qu'ils ne sont pas assez cons pour être méchants, pas encore...

Je palabre seul, drôle d'habitude, non ? J'ai encore du temps à tuer, pendant que beaucoup font encore la queue à l'enregistrement. Décrire ce qui m'entoure ça me déstresse et puis en toute franchise, je ne reviendrai pas de sitôt dans un tel endroit. J'essaie de repérer les caméras... Je fais ça dans tous les lieux publics depuis un certain temps maintenant : dans les magasins, dans la rue, dans les administrations, les gares et maintenant les aéroports. Quand on lève les yeux, tout un monde nouveau s'offre à nous : un dédale de gaines d'aération, une profusion de chemins de câble et de tuyauteries qui font d'honorables cachettes pour les oiseaux... et pour les espions. Elles sont toujours bien planquées et de plus en plus petites ces mouchardes optiques. J'imagine qu'il faut être d'une grande perversité pour savoir les installer sur le spot idéal, qu'il faut être d'une égale malice pour observer les voyageurs en catimini. Quelle supposition va diriger la caméra à gauche plutôt qu'à droite, quelle attitude de voyageur poussera l'opérateur à zoomer ? Que pense-t-il de moi ? De mes regards impatients et répétés à ma montre, de mes bagages élimés, de mes fringues dépareillées, de mon attitude lasse et inquiète sur mon banc ? Suis-je plus suspect que mon voisin ? Lui, l'octogénaire sourdingue et perdu, faisant là sûrement son dernier voyage. Sa famille le mitraille de tant de flashs qu'il en est gêné tant physiquement que moralement. Enfin un qui se sent aussi con que moi ici ! Ses enfants auraient mieux fait de lui payer une cure thermale à Vichy, tout le monde en aurait été plus heureux.

En voilà un autre (un Boeing cette fois) qui s'élance. J'imagine la tête du pilote, la vie de deux-cent personnes au bout de son manche (il y a sûrement une dimension psychanalytique dans le choix de ce métier). Je vois celle de tous les spectateurs du terminal qui finalement, au fond d'eux-mêmes, n'attendent que le grain de sable qui viendra gripper le rouage... Le croche-pied en fin de piste... La victoire inéluctable de Newton... Telles étaient ces raisons qui me poussaient à regarder la Formule 1 quand j'étais gamin, le frisson du faux-pas, de la sortie de route, du crash... jusqu'à ce 1er Mai 1994... je tiens la mort en horreur quand elle fauche des génies. Bon, ceux-là sont sauvés, la piste est assez longue, le pilote adroit et les jeunes spectateurs émerveillés (bien que sûrement déçus au fond). Le destin épargne plus souvent qu'il ne condamne, c'est ce qu'il faut se répéter entre chaque catastrophe, c'est ce que je me redis ce matin.

Décidément, quelle angoisse cet aéroport !

Mon téléphone sonne, c'était inévitable, je décroche, j'acquiesce mollement à chacune des phrases de mon interlocuteur. Pendant trente secondes, j'ai l'impression de me liquéfier : j'ai chaud, j'ai subitement et horriblement chaud... Il raccroche enfin, je souffle. J'accuse un peu le coup et je reste prostré durant une minute, la tête entre mes mains : une micro-sieste en quelque sorte. Je me redresse enfin, il va bien falloir l'affronter cet aéroport et puis de toute manière le terminal est désormais bondé.

Je me lève, bouscule involontairement un couple de jeunes amoureux :
« Pardon ! Le jeune homme - 25 ans à tout casser - s'excuse avant que je ne le fasse. Je repose délicatement mon sac sur ma valise, je suis livide, mon cœur bat à m'en exploser la poitrine
- Non, non c'est moi... je... je suis désolé. » Quatre pauvres mots à peine articulés, je les regarde, ces deux gosses, ils ont encore de belles heures devant eux et moi...

J'entends une agitation soudaine : des aboiements, des bruits de pas saccadés, et le tintement cadencé des armes qui se rapprochent. C'est terminé, je suis fait !

Un nuage gris et âcre envahit le terminal, des débris de métal et de verre déchirent les chairs alentours, l'explosion infâme précède le silence stupéfait : je viens de déclencher la charge dissimulée dans mes bagages.

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