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Le Mans 1955

Le Mans 1955

Publié le 30 nov. 2021 Mis à jour le 30 juil. 2023 Culture
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Le Mans 1955

Circuit des 24 heures du Mans, 11 juin 1955, 18h28

    « Je m'appelle Pierre Levegh, j'ai 49 ans je suis aux commandes d'une flèche d'argent qui pointe vers le ciel, j'aimerais que cet instant dure éternellement... Vous êtes là, avec moi, partageant mes pensées les plus intimes dans la fraction de seconde que durera ce vol. Mon trait est un engin terrestre, le plus rapide qui soit, une Mercedes 300 SLR. Bien trop lourd pour jouer les Pégase, il va bientôt retomber au sol et je vais mourir... Sale jour pour les pilotes amateurs.

    Second couteau, je ne suis, tout comme mon coéquipier Fitch, qu'un chevalier d'appoint, plus lent que les nobles Fangio et Moss qui sont l'élite de notre caste. Ils nous mettent 5 secondes au tour. Pour décrocher le Graal c'est sur eux que Neubauer compte. Mais Herr Alfred est fin stratège, il sait que le Mans est ce magicien perfide qui crève les pneus, casse les moteurs et use les hommes. Il voulait un pilote à la peau dure comme le cuir, un vieux briscard inépuisable. Il faut dire qu'il y a trois ans, je leur ai mené la vie dure aux teutons. Devant eux, oui j'étais devant eux au volant de ma Talbot-Lago ! J'ai piloté à fond, 22 heures 40 d'affilée, et quand j'ai cassé mon moteur, je suis rentré à pied aux stands. Autant d'entêtement, ça vous pose un homme tout de même !

    Alors le gros Neubauer, il est venu me voir, bretelles tendues par son ventre à bière et chapeau inamovible sur la tête. Il me voulait, moi, au volant d'une de ses petites fiertés.
« As-tu peur ? » qu'il me disait, me voyant hésiter à signer mon contrat après un premier essai. Alfred, il n'était plus pilote depuis 1926, il ne comprenait pas que, technologiquement parlant, nous ne vivions plus à la même époque. On parlait ici de voitures capables de franchir les 300 km/h, Jaguar avait des freins à disques, nous en étions encore aux tambours, la pédale devenait molle sous l'effort prolongé, chaque ralentissement me provoquait une suée. Ce bolide était taillé pour la vitesse, lui donner de vrais freins, c'eût été une forme de vulgarité. La meilleure arme est certainement celle qui est la plus mortelle.

    Contrat signé. Je nourrissais l'espoir secret de croquer le lièvre Fangio au petit matin, à la faveur d'une mécanique moins éprouvée par un début de course plus sage.
    Mais à cet instant tous ces espoirs sont avec moi : envolés !
    La vitesse, la victoire, être plus rapide, être devant, c'est cela qui nous anime, nous, pilotes. Certains diront que l'excitation vient de notre jeu de cache-cache avec la mort - ce n'est pas ça, ce n'est pas tout à fait ça. La mort, c'est une mauvaise carte tirée dans la pioche. Nous vivons plus vite, nous sommes amenés à mourir plus jeunes, nous déformons l'espace et le temps : la nature doit bien rappeler, de temps à autre, sa suprématie.
    Ma Mercedes commence à retomber, elle fond sur le public - les lois immuables de la physique ne tuent pas que des pilotes. Je suis encore à 150 km/h et je vais m'écraser sur des spectateurs. Vous m'en voyez désolé, j'ai pourtant freiné aussi fort que j'ai pu. »

Circuit des 24 heures du Mans, 12 mai 1955, 00h53.

    « Il est une heure du matin, je viens de raccrocher le téléphone, le président m'a dit : " Alfred, stoppez les voitures et rentrez en Allemagne, cessez donc cette mascarade ! "
Il est bien gentil, le président, mais moi je ne comprends toujours rien... Maudit français ! Comment a-t-il pu bien faire son compte ? Fangio il est bien passé, lui... Remettons les choses dans l'ordre : la Jaguar d'Hawthorn double l'Austin de Macklin avec 50 km/h de différence de vitesse, puis Hawthorn vire brusquement à droite pour rejoindre son stand. Macklin se déporte à gauche et Levegh, maudit français, il lui monte littéralement dessus et s'envole : à peine croyable ! Derrière, Fangio il est bien passé, lui...

    Je n'ai pas vu tout ça, je l'ai plutôt entendu : un fracas métallique, une explosion, des cris qui couvraient même le vacarme des moteurs vrombissants. On n'arrête pas une course comme ça... 300 000 spectateurs tout de même... Et puis les cadavres, des dizaines et des dizaines, j'ai entendu des chiffres se murmurer avec effroi ça et là : 4 tués par l'Austin, peut-être 70 ou 80 par ce maudit français... Pauvre Pierre... un vol de 40 mètres, le moteur et la boite qui fauchent le public encore 60 mètres plus loin, des morts partout... Je ne comprends toujours rien ! Fangio... Il est bien passé... lui...

   Comment ? L'aventure est finie ? Pourquoi le Roi rappelle-t-il ses vassaux ? Il y en aura d'autres des morts au Mans, une quête sans risque, ça s'appelle une promenade ! Les chevaliers aux montures mécaniques viennent affronter la mort, le public vient la côtoyer, pourquoi ne devrait-il pas aussi la rencontrer ? On n'arrête pas une course comme ça...

   Pauvre Pierre ! Endurant mais pas courageux : "Nos voitures sont trop rapides" m'avait-t-il dit hier en rentrant aux stands après avoir évité de peu la Gordini d'Elie Bayol. Trop rapides pour toi mon vieux ! Fangio il est bien passé, lui... Blanc comme sa combinaison, il était ainsi au départ de la course. Si j'avais su, j'aurais pris un anglais, un talent flegmatique aux réflexes aiguisés par la théine. Maudit français !

   On va donc laisser la victoire à Jaguar ? La guerre elle n'est plus sur le front, à l'avant-garde, elle est ici sur l'asphalte du Mans, à 250 km/h entre les bottes de pailles. Les ennemis héréditaires s'affrontent, laissent 2 morts par ci par là quand on en faisait des milliers il y a 10 ans à peine, et il faudrait donc capituler après la première grosse défaite ? Laissez donc ces chevaliers à leur mission, on n'arrête pas une course comme ça...

   Par la vitesse, raccourcir les 13,6 kilomètres du circuit, compresser les 86 400 secondes que dure la course : on ne peut vaincre le Mans, ce sorcier de bitume, mais on peut s'y mesurer. Pour déjouer ses sortilèges, il faut aller vite et rester sur la route vingt-quatre heures durant, ce n'est certes pas une sinécure, mais ce n'est pas Verdun non plus... Fangio, lui, il est bien passé.
Pierre, pauvre Pierre, il n'était pas à la hauteur. Peut-être croyait-il que la gloire se mesurait au ratio entre l'âge et la vitesse - maudit français ! Mais la gloire, mon pauvre Pierre, est absolue : elle n'appartient qu'au vainqueur, elle est indivisible, sans partage.

   Je devrais donc priver mon plus noble vassal de son Graal, avorter sa quête légitime... Et moi ? Sans la victoire, que me restera-t-il ? La vision des cadavres de gosses mutilés par notre flèche grise en perdition ? L'odeur des chairs brûlées par l'essence ?
Les cris, tous ces cris ! je suis fatigué...

   Pauvre Pierre, ils l'ont déjà évacué, pantin désarticulé... Et moi, je vais arrêter les deux voitures qui courent encore, rappeler Fangio, dire à Moss qu'on laisse la victoire à ses compatriotes, et je sais déjà ce qu'il va me répondre.... Il me dira : " Mais, Herr Neubauer, Juan Manuel, il est passé, lui ! " »

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