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J’aimerais que quelqu’un se dispute avec moi

J’aimerais que quelqu’un se dispute avec moi

Publié le 4 juin 2021 Mis à jour le 4 juin 2021 Culture
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J’aimerais que quelqu’un se dispute avec moi

Oui, mais avec élégance. Pouvoir confronter ses idées avec celles d’un autre. Pas une altercation. Juste une bonne vraie discussion. Pas non plus une guerre de tranchées où chacun campe sur sa position. Pas du sans contact. Non, non, une vraie dispute, énergique et respectueuse. À l’issue de celle-ci, nous aurions tous les deux quelque chose en plus : un éclairage nouveau sur un sujet. Une idée née de l’affrontement bienveillant de points de vue opposés. Et aujourd’hui plus que jamais, nous avons besoin de débattre autour de nos visions différentes pour évoluer vers quelque chose de neuf. Notre société semble enlisée, bloquée sans élan et, dans un même temps, enveloppée d’agressivité.

Mouvement des Gilets Jaunes, réforme des retraites puis pro ou anti-mesures sanitaires prouvent la nécessité de comprendre les logiques en présence et d’échanger. Pour avancer, ne pas s’abîmer. Une dispute quoi. En latin, disputare : examiner et discuter. Ce qui oblige à écouter. Et non réduire l’autre au silence. Après vingt ans d’animation de formations en gestion des conflits, je constate le même phénomène en entreprise : situations de blocage dans ou entre les équipes, conflits et rapports de force avec la Direction et ses représentants. Ou pour un résultat identique, je rencontre des faux consensus, par peur des représailles de la partie supposée la plus forte, souvent la hiérarchie. 

Nous avons besoin de la dispute. Mais nous ne parvenons pas à la transformer en débat constructif. Qu’est-ce qui nous échappe ?

 

Pourquoi est-ce si difficile de débattre aujourd’hui ?

Dans son article, Guerre et Paix dans les Essais de Montaigne, Sylvia Giocanti décrit cette dualité permanente chez l’être humain : agressivité contre les ennemis de mon corps social et amour pour les individus de mon corps social. Elle précise aussi que c’est un double mouvement : le corps social d’appartenance exalte le courage guerrier puis reconnaît la vaillance et la récompense. Comme Eros et Thanatos, pulsion de vie et pulsion de mort. La guerre réelle ou symbolique fait partie de notre quotidien. Dans un débat, lorsque notre ego est menacé, nous partons en guerre pour avoir gain de cause. Puis la satisfaction d’avoir montré notre courage nous donne reconnaissance par nos pairs et estime de soi. Le repos du guerrier.

Selon Christian Salmon, auteur du livre L’ère du clash, nous vivons actuellement la fin d’un cycle. Fini les belles histoires, le storytelling, où après la guerre, le héros aspire à la paix et à l’harmonie. La révolution technologique, internet et les réseaux sociaux, ont bouleversé l’équilibre originel. Fini le double mouvement, régulateur de nos instincts guerriers. Selon lui, sur internet et les réseaux sociaux, l’expression est libre, horizontale et gratuite. Tout le monde peut s’exprimer et tout dire. Des micro-univers se créent à la manière de nouveaux corps sociaux. Les “pour” ou les “contre”. Ceux qui font partie de mon groupe et les autres, les barbares. La société se redessine sur la toile.

Les échanges sont brefs, rapides et nombreux. Chacun y voit l’opportunité sans cesse répétée de lutter, de gagner et finalement briller aux yeux de son corps social. Derrière un écran, pas de repos pour les “braves”. Une culture du chaos émerge. Commentaires haineux, articles polémiques, photos tendancieuses… L’autre, celui qui ne pense pas comme moi, devient un ennemi. Le nombre même de mots, comme sur Twitter, m’oblige à une efficacité agressive augmentée.

En politique, Les ingénieurs du chaos, titre du livre de Giulano da Empoli sur ce sujet, ont remplacé les “spin doctors”. Matteo Salvini doit sa victoire en Italie à ses Community Managers. Stratégie : choquer, transgresser sur les réseaux sociaux et internet pour faire avancer la cause. La Bestia, ou la machine de propagande de Salvini en Italie. La campagne du camp des pro-Brexit s’est jouée également sur la toile. Dominic Cummings, « stratège génial ou mauvais génie » comme le titrait Le Monde en septembre 2019, était le conseiller spécial de Boris Johnson pour les « leave » sur les réseaux sociaux. En résumé, les « buzz makers » ont remplacé les « myth makers ». En France, nous avons Jean-Luc Mélenchon qui explique dans une vidéo surprenante sa stratégie en 2012, inspirée de la conquête du pouvoir de Hugo Chavez : « Il faut tout conflictualiser et encourager les comportements révolutionnaires  »... 

En entreprise, un collègue qui me contredit ou qui est en désaccord avec mes méthodes de travail devient également l’ennemi à abattre. Ce n’est pas la vérité entre deux visions qui est recherchée, c’est la victoire d’un camp sur l’autre. Pour Michel Foucault, la polémique nous permet d’échapper au doute. Volonté de nuire pour ne pas remettre en cause nos certitudes. Du sang et des larmes. Sacrée ambiance dans un contexte où les entreprises ont besoin d’idées nouvelles, de coopération pour s’adapter à un univers toujours plus incertain et complexe. Pire, de guerre lasse, certains salariés disent oui à tout, taisant leur désaccord. Puisque tout le monde est d’accord, c’est que nous sommes sur la bonne voie ! Illusion reposante. Pulsion de vie, pulsion de mort.

« Retrouver le goût du débat constructif, surmonter le consensus mou ou les polémiques stériles pour stimuler les frictions créatives, génératrices d’innovation », Benedikt Benenati, Les cahiers de la communication, décembre 2017.

 

Comment retrouver le goût de la dispute ?

Organiser le débat. Fixer des règles. Établir un cadre protecteur. Finalement ré-inventer la disputatio du XIIIème siècle. À cette époque, l’université Sorbonne médiévale avait institué un débat contradictoire, la disputatio, en fin d’études pour valider ou non le cursus de ses étudiants. Sur un sujet donné, chacun tire au sort la position à défendre et à argumenter : pro ou contra. Quelque soit le point de vue personnel du candidat sur le sujet.

“Dans la disputatio, il y a un adversaire. Vous avez un point de vue, il y a le point de vue adverse, mais cela implique que vous reconnaissiez le point de vue de l’autre comme un point de vue qui se tient. Si bien que vous êtes prêts à argumenter face à lui pour défendre votre position. Dans le cadre de la polémique au sens moderne du terme, ce n’est pas du tout ce qui se passe. Il n’y a pas d’adversaire, il n’y a que des ennemis. Le but, ce n’est pas de discuter sa position, c’est de lui attribuer la position nécessaire de manière à pouvoir ne pas avoir à discuter et à pouvoir l’annuler”, cite Marylin Maeso sur France Culture dans “L’ère du clash a-t-elle remplacé le débat public ? ”. Ecouter, analyser, argumenter dans le respect de l’autre. Contester des idées et non des individus. Se disputer au sens étymologique. 

Dans l’exercice de la disputatio, il y a un maître de cérémonie, des règles et un public. Ce que nous retrouvons dans les travaux de Michel Foucault sur le logos : l’importance de l’aspect scénographique du débat en Grèce antique. Le théâtre grec avec ses conditions acoustiques, sa durée et son ordre imposé permettait déjà aux débatteurs de rechercher la vérité, la parrêsia. L’existence d’un cadre permet donc d’exprimer ses idées, ou son désaccord, en toute protection et se nourrir du point de vue de l’autre. Se disputer pour grandir individuellement et collectivement. Avec méthode.

Mais où débattre ?

Les lieux du débat constructif ont-ils disparu ? Aujourd’hui, le visible, c’est ce que nous voyons dans les médias. Ou plutôt les plateaux télé où la pratique du clash garantit une certaine audience. Les médias accompagnent la culture du chaos. La recherche de l’audience veut réveiller notre instinct guerrier. Le vu à la télé ne doit pas être la norme pour le débat. Il existe un public pour écouter et réagir avec bienveillance. 

Il s’agit donc de rendre visible la pratique du débat constructif. À l’école, dans les familles, dans les entreprises, dans les associations, et bien sûr, en politique. Créer une culture de la dispute élégante. Développer une éducation et une pédagogie adaptées. Car avec le débat, le danger est réel et immédiat, il menace les pionniers courageux du débat. L’enseignant Samuel Paty était sûrement l’un d’eux, il en a payé de sa vie.

Diffusons la pratique du débat pour en faire une pratique quotidienne et bienveillante. Les Anglo-saxons ont créé le debating, un cours pour apprendre à argumenter et à présenter des idées. Un cours pour écouter et entendre le désaccord, et ne pas le vivre comme une offense. En France, savoir débattre ou se disputer s’intègre dans les formations gestion des conflits. Le formateur pose le cadre et veille au respect des règles. L’objectif est plus d’outiller les participants dans le cadre d’un conflit à résoudre et moins dans la recherche positive d’une solution nouvelle. Pourquoi ne pas intégrer la dispute comme une pratique positive en entreprise ?

Benedikt Benenati dans son plaidoyer pour le retour de la dispute en entreprise décrit l’expérience unique de Kingfisher, leader européen du bricolage. En 2010, les 250 dirigeants du groupe se réunissent à Barcelone pour trois “Real Conversation Rounds”. Une tentative sous l’impulsion de leur PDG d’organiser des disputes sur trois sujets essentiels. Le résultat est timide lors du premier débat. C'est au troisième débat, lorsque les participants ne sont plus dans l'inconnu de l'exercice qu'émergent de vraies et de vives conversations.

Dans les secteurs social et médico-social, les instituts et structures d’accueil ont, de leur côté, initié une dynamique au sein des équipes avec l’analyse de pratiques et la régulation d’équipe. Ces deux moments privilégiés se déroulent sous la supervision d’un tiers extérieur à l’institution. Elles permettent aux travailleurs sociaux d’échanger et de débattre sur leurs pratiques et comportements avec leurs usagers. Surmonter leurs désaccords pour améliorer leur pratique individuelle et collective. Pour le bien-être de l’usager. Là est leur recherche de vérité.

Mon expérience de formateur en entreprise et institution m’a montré que le bon déroulement d’un débat repose principalement sur les 5 ingrédients suivants :

  • vouloir rechercher une solution pour une finalité collective et non personnelle ;
  • savoir canaliser ses émotions ;
  • savoir écouter, questionner et reformuler pour comprendre la logique de l’autre ;
  • savoir présenter ses idées ;
  • accepter les règles du débat constructif évoquées précédemment.

Ce sont ces compétences qu’il nous appartient à tous de développer pour grandir. « On étouffe parmi les gens qui ont toujours raison » , Camus.

 

La transformation

Le bon usage de la conflictualité, comme le disait Montaigne, peut conduire à une société paisible. En s’appuyant sur une éthique de la différence. Et pour lui, c’est l’apprentissage de l’art de la discussion, « l’art de conférer », qui va nous permettre de « discourir en paix au sein de la conflictualité propre à toute conversation engagée ».

C’est le même Montaigne qui inspire ma conduite au quotidien : « Quand on me contrarie, on éveille mon attention, non pas ma colère : je m’avance vers celui qui me contredit, qui m’instruit ».

Merci également à Alessandro Barrico de rendre élégantes nos disputes contemporaines. Dans The Game, l’auteur italien réfléchit à l’évolution de notre société contemporaine. Quel est le mouvement du monde qui sous-tend à ce que nous vivons aujourd’hui ? En particulier la révolution technologique qui bouscule nos modes de vie. Il nous enseigne la nécessité de prendre de la hauteur pour deviner la perspective globale qui explique nos contraires. Et donc les réconcilie dans une vision novatrice. À lire de toute urgence.

Maîtriser l’art de la discussion nous fera grandir individuellement et collectivement.

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