Félicitations ! Ton soutien à bien été envoyé à l’auteur
Hôpital Debrousses, Lyon, 1997

Hôpital Debrousses, Lyon, 1997

Publié le 22 avr. 2022 Mis à jour le 13 nov. 2023 Culture
time 7 min
1
J'adore
0
Solidaire
0
Waouh
thumb 0 commentaire
lecture 195 lectures
1
réaction

Sur Panodyssey, tu peux lire 30 publications par mois sans être connecté. Profite encore de 29 articles à découvrir ce mois-ci.

Pour ne pas être limité, connecte-toi ou créé un compte en cliquant ci-dessous, c’est gratuit ! Se connecter

Hôpital Debrousses, Lyon, 1997

  Le professeur Bérard, c'était un peu une rock star tout de blanc vêtue. Moi, petit frère, j'avais là mon rendez-vous annuel et ma mère avait pris un jour de congé pour m'accompagner. Tout était prévu largement à l'avance, un peu comme si on allait voir un concert de Metallica. J'aimais le metal et pourtant je détestais Metallica...  Le professeur Bérard ce n'était pas Metallica, je ne le détestais pas vraiment, mais je comprenais aussi que, quelque part, on me forçait à l'aimer : il oeuvrait pour mon bien après tout.

 Fourvière... l'hôpital Debrousse... C'était l'heure du show Bérard. Il était suivi de sa nuée d'internes dont on ne savait pas vraiment s'ils étaient des roadies ou bien des groupies. Ils balayaient son sillage comme une cour à la fois servile et hypnotisée. C'était un singulier spectacle !

    Trois heures d'attente, c'était le tarif commun des grand-messes annuelles, après tout, nous pauvres mortels, nous n'avions que ça à faire, attendre. On nous fit enfin entrer. Le rituel était immuable depuis mon enfance, mais là il devenait particulièrement embarrassant, adolescence oblige. Le professeur avait la préséance, il se taillait la part du lion. Dictaphone dans la main droite, il entama l'examen. J'étais réduit à l'état d'objet de curiosité pour universitaires carriéristes. A côté du portrait de Pasteur étaient accrochées les radios de ma colonne vertébrale. Les internes étaient fixés devant... Ce n'était pas là des regards de touristes contemplant la Joconde, mais des esprits qui cherchaient à documenter, à défaut de pouvoir l'expliquer, cette étrange perversion que la nature s'infligeait à elle-même. J'étais fascinant, une anomalie statistique, rejetée au confins de la cloche Gaussienne, le sujet d'étude, le prochain article scientifique.

    Moi même je n'y pipais pas grand-chose : une spina bifida, des cervicales non refermées, peut-être soudées... La malformation s'était cantonnée au cou, ce qui m'avait évité la chaise roulante. Voilà ce que je savais. Mon cou avait une mobilité réduite, telle était ma croix. Trois cas en France, je pensais parfois aux deux autres bougres qui, comme moi, devaient connaître le crachat et l'insulte. Deux autres malheureux que personne n'enviait, pas même un interne avide de bizarreries anatomiques. Et puis il y avait cette cyphose qui, depuis la sortie du film de Disney, me valait au collège le doux sobriquet de « bossu de Notre-Dame ».

    Bérard, petites lunettes carrées au bord du nez, commença l'examen. Il tâtait.. Le cou, les épaules, les omoplates, les lombaires : une caresse roide, à l'affût d'une éventuelle nouvelle anomalie. Des brèves injonctions quant à mes postures sortaient de sa bouche de temps à autre, il en surjouait la suavité. Nous étions dans un hôpital pour enfant : il fallait rassurer, évidemment. Le moment tant redouté arriva : il tira sur l'élastique de mon caleçon, devant les internes, devant ma mère. Il jeta un œil vers mon sexe en fleur et son parterre de poils naissants, ne manquait que le commentaire sur sa taille qui, heureusement, ne vint pas. Le premier acte n'était pas tout à fait fini. Bérard avait donné la mesure et les internes, en essaim impatient, rejouaient la mélodie : chacun reproduisit l'examen afin d'appuyer l'intuition professorale. Ma paire de testicules fut largement inspectée par trois paires d'yeux supplémentaires. On payait pour ça, c'était pour mon bien. Le médecine exigeait que l'adolescent courbé jetât ses derniers restes de pudeur et d'amour propre dans la grande poubelle de l'hôpital, celle-là même où on se débarrassait des gants d'examen souillés.

    Ma mère qui n'avait pas son bac et moi-même petit collégien, n'étions que peu de chose face à cet immense savoir en faction. Les ignorants sont à genoux, enchaînés, et les savants leur caressent la tête. On nous fit asseoir. Dans son dictaphone le professeur enregistrait son rapport d'examen. La langue était cryptique au possible et l'élocution savamment orchestrée pour être la moins compréhensible possible. Après tout, il fallait bien occuper sa secrétaire qu'il payait grassement pour qu'elle le déchiffrât. C'était ainsi : les docteurs ne faisaient pas d'effort, il n'en avaient pas le temps. Il posa l'appareil. Les bribes entendues tournaient en boucle dans ma tête, mon cerveau rassemblait les morceaux de ce puzzle syllabique pour en extraire un contenu logique : « appareillage », « 60° », « rendez-vous ». Autant d'indices qui, mis bout à bout, n'auguraient rien de bon. Un interne apporta les radios, la règle et le rapporteur : les mesures confirmeraient le diagnostic. Il commença à tracer des lignes sur l'image de ma colonne vertébrale. Il posa ses outils, nous regarda dans un sourire trop forcé pour être rassurant et se lança dans un monologue savamment dosé entre litote et euphémisme :

— Madame, ce qu'on peut dire c'est que cette dernière année, votre fils à beaucoup grandi, ce qui en soi est une bonne chose, n'est-ce pas ? Mon garçon, tu vois là ? On voit ta colonne qui s'éloigne petit à petit de l'axe vertical que j'ai tracé, rien d'alarmant, tu grandis, c'est normal, c'est la puberté. Je pense néanmoins qu'il ne serait pas mauvais que nous tentions d'arrêter cette déviation qui pourrait s'avérer problématique plus tard.

Cet homme maniait la langue de bois avec une réelle dextérité. Il poursuivit :

— Mon grand, je pense qu'il faut utiliser ta poussée de croissance pour corriger ta cyphose. Pour cela il va falloir que tu portes un corset orthopédique au moins pendant un an. La technique a beaucoup évolué, ils sont plus confortables...

Je n'écoutais plus vraiment, tout était décidé de toute façon. Mon avis importait peu. Tout allait rouler dans une mécanique bien huilée dont j'ignorais tout des rouages. Cela suscitait en moi autant d'espoir que de crainte. La technique médicale ferait-elle cesser les quolibets ? La douleur physique serait-elle plus intense que les mortifications infligées par toutes ces langues qui me fouettaient quasi quotidiennement ? J'avais à peine 14 ans et j'allais être réorienté, aplani, redressé. Je me figurais un repère orthonormé, l'axe vertical était l'objectif inatteignable assigné à ma colonne vertébrale. L'axe horizontal représentait la tombe... simplement. Plus je me courbais et plus je compromettais les espoirs d'une vie longue à la santé éclatante. Je finirais par mourir en regardant mes pieds. 60° par rapport à l'axe vertical : j'étais encore au matin de ma vie et la mort avait déjà pris l'avantage.

    Cette posture d'arbre contrit m'obligeait à des efforts surhumains : mine de rien, pour simplement fixer l'horizon je devais tirer sur les muscles sclérosés de mon cou et il m'en coûtait énormément. Quant à regarder ce Ciel que j'implorais auparavant quotidiennement, cela m'était impossible et par conséquent je m'en étais détourné. Je poussais horizontalement désormais. La verticalité, ses éthers, ses chérubins et sa blancheur immaculée... Dieu... Je n'en voulais plus ! J'étais devenu le lécheur des abscisses, le renifleur des terres ardentes. Les difformes étaient privés de Ciel, j'en avais pris acte. Je revendiquais donc mon appartenance au peuple des Enfers. J'étais sourd à l'effort que réclamait la transcendance, il n'y avait qu'à se laisser aller, Newton aidant, à l'immanence. La laideur ne s'exaltait pas, elle rampait à même le sol, parmi les vipères sifflantes, les stryges déchues et les diablotins hilares. Face à moi, toutes ces belles âmes qui voulaient m'arracher à ces ténèbres fraîchement enlacées. Une orthèse en guise d'exorcisme et cela ne supposait pas vraiment mon consentement. Il fallait me ramener à la Lumière des ordonnées, à la verticalité salvatrice et peu importaient les conséquences. Les griffes de Satan étaient acérées, fort difficilement on en était arraché, irrémédiablement on en était lacéré. Le salut s'échangeait contre des cicatrices. Ma mère nourrissait un nouvel espoir. Elle avait vu ce kinésithérapeute lutter vainement contre cette cyphose maléfique qui me possédait, la foi de son petit sacerdoce inutile contre le mal absolu qui me tordait. Efforts vains, dignes de ceux d'un curé de campagne, il laissa donc sa place aux inquisiteurs.

Ceux-là nous les rencontrâmes rapidement : Lecante orthopédie, le nom sobre de l'officine qui redresse avec toute la force nécessaire ce qui va de travers. Après une demi heure à batailler pour garer la Clio dans le centre de Lyon, ma mère et moi-même entrions dans l'échoppe. Les inquisiteurs ne se dévoilent jamais frontalement : pour chasser le Mal, il faut en humer la nature, en observer les contours. Une fois de plus je fus mis en slip, il s'agissait d'offrir mon tronc à la caresse nouvelle, chirurgicale et indolore d'une nuée de lasers. J'avais échappé au plâtre me disait-on, et je devrais me contenter de cela en guise de réconfort.

lecture 195 lectures
thumb 0 commentaire
1
réaction

Commentaire (0)

Tu aimes les publications Panodyssey ?
Soutiens leurs auteurs indépendants !

Prolonger le voyage dans l'univers Culture
Non à l'expression
Non à l'expression

Je n'ai pas les mots ou ils n'arrivent pas à sortir de la bouche. Peut-être est-il difficile de l'exprimer ou o...

Morgane Danet
1 min

donate Tu peux soutenir les auteurs qui te tiennent à coeur