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Duras, Marguerite, et la double écriture

Duras, Marguerite, et la double écriture

Publié le 13 mai 2022 Mis à jour le 16 mai 2022 Culture
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Duras, Marguerite, et la double écriture

Marguerite Duras décrit l'existence d’une veuve et de ses deux enfants dans le delta du Mékong; devant sa propriété régulièrement inondée et quasiment incultivable, cette femme s'obstine à édifier un barrage contre le Pacifique. Lassitude, pauvreté, colère dominent la vie de cette famille. À propos des crises de colère de "la mère", l'auteur d'Un Barrage contre le Pacifique * remarque: "le docteur faisait remonter ses crises à l'écroulement des barrages" (p. 22).  Plus loin Duras écrit:

Le barrage de la mère dans la plaine, c'était le grand malheur et la grande rigolade à la fois, ça dépendait des jours  ... Ça dépendait de quel côté on se plaçait, du côté de la mer qui les avait fichus en l'air, ces barrages..., du côté des crabes, ... (p. 53)

Particulièrement intéressant, ce passage: "... la mer qui les avait fichus en l'air ..."; à l'évidence, il y a au moins quatre lectures possibles: outre celle qui est imprimée, on entend "la mère qui ...", "la mère qui avait fichu "[ses barrages] en l'air", et plus loin encore, "la mère qui avait fichu en l'air [ses enfants]".  Duras est d'ailleurs la première à se rendre compte qu'il y a deux niveaux de lecture possibles, puisqu'elle éprouve le besoin de préciser "la mer qui les avait fichus en l'air, ces barrages".

Voilà donc un cas parfaitement représentatif de l'existence d'un inconscient du texte: sous le message retenu par l'écrivain, vit une autre possibilité de sens. Pour autant, ce n'est pas un cas d'ambiguïté, puisque l'orthographe est là pour fixer le choix de l'auteur. Tout se joue à l'oral, la richesse sonore est aussi celle du sens. Et maintenant quel va être le travail du traducteur ? Doit-il prendre en cmpte tous les 'possibles'? — Vaste question ... 

 

                                                                     

Il y avait déjà eu, quelques pages auparavant, un passage à double, voire triple lecture; avant de le citer in-extenso on se contentera de deux propositions qui s'enchaînent sans transition aucune : "L'année d'après, la mère recommença. La mer monta encore." (Ibid., p. 25) Chaque phrase est le reflet de l'autre, et, inconsciemment pour le lecteur, le personnage devient le reflet de son environnement hostile. C'est à tel point qu'on trouve plus loin "Les enfants avaient continué à mourir de faim. Personne [parmi les gens de la plaine] n'en avait voulu à la mère." (p. 57), là où on attendrait "... à la mer".

Croyant qu'elle n'avait été victime que d'une marée particulièrement forte, et malgré les gens de la plaine qui tentaient de l'en dissuader, l'année d'après la mère recommença. La mer monta encore. Alors elle dut se rendre à la réalité: sa concession était incultivable.

Rien n'empêche d'entendre "les gens de la pleine [mer]" ni même de construire "la mer lui fit une concession, c'était de ne plus pouvoir cultiver sa terre". L'équation de mer et mère est d'ailleurs presque explicitée plus loin :

Ce dont mouraient les enfants dans la plaine marécageuse de Kam, cernée d'un côté par la mer de Chine — que la mère d'ailleurs s'obstinait à nommer 'Pacifique', [...] parce que, jeune, c'était à l'océan Pacifique qu'elle avait rapporté ses rêves, et non à aucune des petites mers qui compliquent inutilement les choses [...] (p. 32)

Duras fait apparaître comme en miroir, l’innommable mer de Chine (innommable car cette femme ne sait que l’appeler 'Pacifique') mais aussi, en face, presque inaperçue, l’étrangère venue de loin (« la mère [venue] d’ailleurs ») coloniser cette terre et faire vivre (en réalité, laisser mourir) ses enfants.

La géographie elle-même contribue à cette pluralité de lectures, comme le montre cet enchaînement sur la même page: "la très longue chaîne qui longeait la côte depuis très haut dans le continent asiatique, suivant une courbe descendante jusqu'au golfe de Siam [...] la même sombre forêt [...]". Le texte rend accessible un contenu latent exaltant le corps féminin : le regard part de « très haut dans le continent », puis se pose sur la "côte" (naissance du féminin, souvenir d’une Eve biblique en Genèse), dessine la "courbe" qui descend jusqu'au ventre (pudiquement désigné par "golfe", [κόλπος] qui, en grec ancien, désignait le ventre), avant d'atteindre « la sombre forêt » ou obscure région pubienne. C'est peut-être un hasard, mais le nom même de SIAM  provient du sanskrit "श्याम / śyāma / « sombre »). 

Certes la présente lecture doit beaucoup à l’analyse lacanienne, mais il reste que cette vision de la mer (mère), de la côte au ventre, appartient à un texte du désir, à un texte de l’Œdipe, d’où provient sa potentialité de lecture plurielle.

 

                                                                                                                                                                               Michel-Guy GOUVERNEUR

 

                                                                                     *Marg. DURAS, Un Barrage contre le Pacifique, Paris, NRF, 1950 (Folio n° 882)

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