C’est quoi une œuvre culte ?
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C’est quoi une œuvre culte ?
Attablés à la terrasse d’un café, Wendy et Jack débattent à propos de leur sujet de dispute favori : Shining.
« Comment peux-tu dénigrer ce chef-d’œuvre de Stanley Kubrick ? s’emporte Wendy.
- Si tu lisais le roman, tu réaliserais à quel point le film saccage l’œuvre de Stephen King ! » hurle Jack en lui jetant son café bouillant à la figure.
Comme Wendy et Jack, vous défendez âprement votre film fétiche. Bon, vous n’en arrivez pas à brûler le visage de votre interlocuteur au troisième degré. Si c’est le cas, peut-être que Jack Torrance a déteint sur vous. Allez donc consulter, vite.
Il est vrai qu’une œuvre culte nous bouleverse. D’ailleurs, le mot culte se réfère à la religion. On assiste fidèlement aux projections-anniversaire. Chaque figurine ou produit dérivé est considéré comme une relique. Les personnages, les auteurs ou les acteurs sont vénérés. Culte est donc synonyme de passion exacerbée.
Dès lors, n’importe quelle œuvre peut-elle devenir l’objet d’un culte ? Diable non ! En voici le portrait-robot.
L’œuvre culte est issue de la pop culture
Quelle est l’importance de la pop culture dans nos vies ? Vous avez quatre heures.
La définir en un seul paragraphe, c’est un peu comme résumer Star Wars à l’épisode IX : un vrai massacre. Mais ce que nous pouvons dire, c’est qu’un cordon ombilical la lie à l’œuvre culte.
Soyons direct : sans pop culture, les films, séries, mangas, comics ou romans que vous chérissez tant n’existeraient pas.
La pop culture est apparue aux États-Unis après la Première Guerre mondiale, afin de répondre à un besoin. Celui d’oublier les horreurs d’un conflit qui faillit sonner le glas de l’humanité. Sa source est aux antipodes de la culture élitiste : elle vient de la rue et déferle sans crier gare, selon le terme anglais (to pop up, surgir).
Selon Hubert Artus, auteur de l’excellent ouvrage Pop corner, la grande histoire de la pop culture (2017, Ed. Don Quichotte), la pop culture est « une boule à facette qui brille de mille couleurs ». Tantôt alternative ou mainstream ; commerciale ou militante. Elle s’épanouit autant dans le conformisme de la culture de masse que dans l’underground d’une communauté (LGBT, hipster…).
Mais il ne faut pas s’arrêter à son caractère schizophrénique, qui ferait passer Norman Bates pour un enfant de chœur. Car la pop culture est une mère poule qui a enfanté une foule de genres, eux-mêmes géniteurs de vos œuvres culte.
Tout d’abord, grâce à l’essor des pulps, ces revues populaires et bon marché. On leur doit la démocratisation des romans noirs, de la science-fiction, la fantasy et des histoires à l’eau de rose. Mais aussi l’émergence d’auteurs qui vont marquer à jamais notre culture du divertissement : Lovecraft, Arthur C. Clark, Bradbury, Chandler pour ne citer qu’eux. Des décennies plus tard, Quentin Tarantino rendra hommage aux pulps, avec son film culte Pulp Fiction.
Puis débarquent Superman et les comics, au début des années 30. Le mythe du super-héros est bienvenu dans un monde très instable. Juste avant l’entrée en guerre des États-Unis, le patriotisme se personnifie en Captain America. Costumé aux couleurs de l’Amérique, il se bastonne avec les nazis et décoche un pain à Hitler.
Les comics ont le mérite de créer la première icône féminine, Wonder Woman. Mais il est malheureusement trop tôt. Une partie de l’opinion, dont l’Église, critique cette héroïne trop sexy et féministe. Batman et Robin sont eux soupçonnés d’entretenir des rapports homosexuels. L’industrie des comics décide alors de s’auto-censurer. Tabac, alcool et femmes dénudées disparaissent des planches. C’est la première fois que le mainstream « lisse » la pop culture.
La Seconde Guerre mondiale fait entrer la pop culture en Europe. Elle débarque en même temps que les soldats américains sur les plages normandes. À la fin des 50’s, elle s’y installe définitivement grâce à la télévision et au cinéma américain. Il manque encore un ingrédient pour créer du culte à gogo : la controverse.
Plus c’est sulfureux, mieux c’est
« L’interdit donne de la saveur, la censure du talent. » Cette citation du regretté romancier Marc Vilrouge sied particulièrement aux arts. Heureusement, on n’interdit plus une œuvre parce qu’elle est jugée sulfureuse.
Cependant, la critique se charge d’influencer le public ; elle participe au succès – ou non – du dernier livre ou film en date. Eh bien, dans le cas d’une œuvre culte, c’est très souvent un déferlement d’opinions négatives et offusquées qui lui permettent d’entrer dans la légende.
Lisez plutôt par vous-même :
« Comment se fait-il que ces interminables volumes, qui ressemblent pour le critique à des bêtises, ont suscité tant d’hommages […] ? La réponse est que, je crois, certaines personnes […] ont depuis toujours un appétit pour la bêtise juvénile. »
Oh la vilaine critique. Edmund Wilson n’apprécie pas Le Seigneur des anneaux, comme une grande partie des intellos d’Oxford. D’autant plus que la trilogie devient vite un symbole de contre-culture, notamment pour la jeunesse. Au début des années 60, la guerre du Vietnam entraîne un vent de protestation étudiante sur les sociétés occidentales. Alors forcément, l’histoire d’un groupe de personnes qui se soulève contre l’oppression inspire les campus. Vous connaissez la suite.
Des œuvres qui se font dézinguer par la critique, il en existe à la pelle. Parfois, elles dérangent pour la virulence utilisée pour dénoncer les dérives de notre société. C’est le cas de Fight Club, magnifique pamphlet anticonsumériste, jugée « dégueulasse » par Les cahiers du cinéma. Ou bien Showgirls, satire du show-business, mais « incroyablement vulgaire, indigne et grossier » pour Variety. Que sont-ils tous devenus ? CULTE.
Le succès ? Pas nécessaire
« - Comment ça les œuvres culte ne connaissent pas le succès ? Et Jurassic Park ? Indiana Jones? » se demande le dénommé Steven S.
Évidemment, un certain nombre de chefs-d'œuvre ont connu un succès immédiat, et sont restés dans les annales du cinéma ou de la littérature.
Mais une œuvre culte a plutôt tendance à susciter l’indifférence à ses débuts. En particulier au cinéma. Soit parce que le film passe inaperçu en face à des mastodontes, comme The Big Lebowski, sorti en même temps que Titanic. Il n’est devenu légendaire que des années plus tard.
D’autres sont en avance sur leur temps, et ne respectaient pas les codes de l’époque. Les Bronzés et Les Bronzés font du ski ne connaissent pas le succès escompté en salle. À l’époque, les comédies sont encore estampillées « De Funès » et l’humour noir n’y a pas encore sa place. Rendez-vous compte : seulement 4 millions de curieux se déplacent au cinéma pour se bidonner devant les films du Splendid !
L’importance du midnight movie
Au début des années 70, une étrange communauté avide de sensations fortes commence à se développer à New York. Elle jubile à la vue d’une carotide mâchouillée par une créature jadis humaine. Elle se passionne pour les monstres, le sang qui gicle et les esprits maléfiques. Elle est adepte du gore et de l’excentrique. Elle attend toute une soirée devant un cinéma de quartier, patiemment, que la foule se disperse des salles de cinéma. Puis à minuit, elle s’installe confortablement devant un midnight movie.
Les puristes affirment que les « vrais » films culte sont les midnight movies. Ces productions généralement à petits budgets le deviennent uniquement à l’aide du bouche-à-oreille. Elle n’est le fruit ni du mainstream, ni de la critique. Elle devient culte parce que le public l’a choisi.
Le midnight movie est avant-gardiste et parle de sujets extravagants. Bref, il n’est pas conventionnel. Le plus vénéré d’entre eux reste The Rocky Horror Picture Show. En plus d’être un hommage parodique à la science-fiction et à l’horreur des années 50, cette série B aborde le thème de la transsexualité. Le tout sous la forme d'une comédie musicale. Vous vous doutez bien qu’en 1975, l’unique créneau disponible réservé à ce type de film est la dernière séance.
Autre style adulé des cinéphiles, le zombie movie est devenu un poids lourd de la pop culture. Le succès de The Walking Dead ou Resident Evil provient en grande partie d’un midnight movie, La nuit des morts-vivants. Réalisé par George Romero en 1968, il contribua à codifier le genre zombie, mais aussi celui de l’horreur. Car ce chef d’œuvre n’est pas seulement l’histoire d’une armée de morts se livrant à un festin humain. Il délivre également une puissante critique politique et sociale. Décortiquez vos classiques de l’horreur : tous ont un message à vous faire passer.
Des fondamentaux à respecter
Comment expliquer le succès de James Bond ? Le célèbre agent secret porte le même costard et boit son éternel dry martini, shaken not stirred, depuis 1953. Pourtant, son univers fascine toujours autant.
Si James Bond traverse les époques sans prendre une ride, c’est en partie grâce à ses fondamentaux. Ainsi ses gadgets, décors somptueux et méchants aux signes distinctifs incroyables sont à la base de chaque scénario. D’ailleurs, la société qui produit 007 est toujours la même (EON Productions) depuis ses débuts. Une stabilité qui facilite la vision à long terme, et empêche la perte d’identité.
Une fois les codes établis, la production doit se renouveler en douceur pour être dans l’air du temps. Dans le cas de notre espion, les différents acteurs qui l’ont incarné lui ont permis de faire peau neuve. James Bond avait une figure virile et patriarcale du temps de Sean Connery. Il est maintenant un homme tourmenté et plus sensible, personnifié par Daniel Craig.
Les œuvres de science-fiction et de fantasy fonctionnent de manière identique. Scrutez Game of Thrones, Star Trek ou Harry Potter. Oui, elles profitent de l’imagination infinie de leurs auteurs. Mais elles respectent des codes pour ne pas s’attirer la foudre des fans. D’autant qu’ils sont parmi les plus exigeants.
Demandez à Disney. Depuis le rachat de Star Wars et le lancement de trois nouveaux films, la firme est régulièrement critiquée par les star-wasien. D’abord, elle est accusée de n’avoir aucune imagination avec Le réveil de la force. Puis de ruiner la mythologie avec le deuxième volet, Les derniers Jedi. L’Ascension de Skywalker est vu comme un rétropédalage du scénario pour satisfaire les fans. Le résultat est sans appel : sans ligne directrice, ni prise de risque, cette trilogie est un boulet pour Mickey.
Le symbole de toute une génération
Si vous entendez quelqu’un marmonner « nom de Zeus ! », une vision instantanée de Doc dans Retour vers le futur envahi votre cerveau. De même, un « bachi-bouzouk » lancé à votre encontre vous replonge dans vos lectures adolescentes de Tintin. Combien d’amitiés se sont créées grâce aux impros des scènes mythiques de La cité de la peur ? Voilà la vraie force d’une œuvre culte. Elle rassemble à grands coups de répliques et de références.
Souvent, elles sont le symbole de toute une génération. D’American Graffiti à La Haine, ce sont des boîtes à souvenir. Dès que vous l’ouvrez - c’est parti ! - un flop de nostalgie vous submerge. Les sitcoms américaines tiennent ce rôle dans beaucoup de cœurs trentenaires. Friends reste évidemment la « série doudou » en la matière. Qui ne s’est jamais identifié à l’un des personnages ? La bande à Joey représente à la fois un idéal de vie adulte pour les ados, et un miroir pour les jeunes adultes. Le tout en abordant, avec le sourire et une morale, des problèmes qu’affrontaient les téléspectateurs au quotidien.
La nostalgie est d’ailleurs l’arme favorite des œuvres récentes. Certaines s’en sortent à merveille, comme Ready Player One (2018). Steven Spielberg a tellement truffé sa production d’hommages aux monuments de la pop culture, qu’il est difficile de toutes les noter. Mais le résultat est probant : le film a toutes les chances d’être lui-même une référence dans quelques années.
Les œuvres peuvent devenir de véritables représentants communautaires, parce qu’elles contribuent à déconstruire les idéaux d’une société. Philadelphia est par exemple un film capital pour la communauté LGBT et pour sa façon d’aborder le Sida. La série Glee a réussi à toucher et à rassembler toutes les minorités. Elle les a toutes représentées, bien avant que les mouvements #MeToo et #BlackLivesMatter ne viennent donner un coup de pied dans la fourmilière.
Star Trek symbolise la communauté geek depuis les années 60. Au départ, la série ne reste que trois saisons à la télévision, de 1966 et 1969. Elle est trop révolutionnaire et complexe pour l’Américain moyen. Mais un noyau dur de fans parvient à sauver l’univers Star Trek. Très influents, ils organisent des conventions, lors desquelles la présence des acteurs engendre de véritables émeutes. Ils se déguisent, collectionnent, connaissent la mythologie sur le bout des doigts. Ce sont les pionniers du fandom. Aujourd’hui, Star Trek se porte à merveille et se décline en films, séries, livres et produits dérivés.
Ces ingrédients préalables à la « création » d’une œuvre culte ne sont bien sûr pas exhaustifs. Vous trouverez certainement mille autres raisons qui vous poussent à adorer un livre, une série ou un film. Et c’est tant mieux. Après tout, c’est grâce au public qu’une œuvre peut être considérée comme telle.